samedi 5 septembre 2020

Le canal Mahmoudieh "semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger" (Jeanne Arcache)

tableau de Léon Belly (1827-1877), peintre orientaliste français

"C’est un étroit canal creusé entre deux berges de boue noire et fertile. Du Caire à Alexandrie, il reflète le ciel, comme lui, calme, comme lui, limpide. Nuages argentés, nuées roses, vapeur violette, le soir, au crépuscule, miroir fidèle, il réfléchit ces formes charmantes, ces coloris de rêve qui, bientôt, passent, dis-
parus, effacés...
De grands sycomores, un peu bibliques, jettent sur l’eau un manteau d’ombre légère. Le long de la berge limoneuse, d’un côté, des maisons arabes, cubes roses ou blancs, alternent avec des carrés de plantations maraîchères, choux violacés, vert tendre des tomates. De l'autre côté, la route, et, en bordure, de vieux palais prêts à crouler. 
- "Du temps d'Ismaïl..." disent les Alexandrins. Et l’on ressuscite pour l’étranger cette période de faste oriental. Aujourd’hui, ces palais tombent en ruine. Mais nous avons des maisons à huit étages, en béton armé. Les herbes folles ont envahi les beaux parcs abandonnés. Mais la ville est là, tout proche, moderne et cosmopolite.
Ce canal semble séparer deux mondes qui s’affrontent sans se mélanger : d’un côté, les pauvres masures de boue et toute la plaine fertile de l’éternelle Égypte du fellah, et de l’autre, cet effort de civilisation européenne. Trait d’union idéal, l’eau du Nil coule calme et douce.
Les oies blanches, théories immaculées, descendent tremper leurs pattes jaunes et s’élancent en escadrille sur l’eau. Les bufflesses noires et velues ou roses et imberbes y viennent boire et prendre leur bain. La tête seule émergeant de l’eau grasse, elles restent ainsi de longues heures perdues en une béate extase.
Et les peintres accourent, admirent et tentent de fixer cette lumière légère, ce pittoresque oriental. Les amoureux aussi accourent. L’eau attire... Comme la route qui longe le canal est macadamisée, à toute allure, dans une 40 C. V. ils promènent leur désir de vivre.
Tandis que, lentement, s’avancent, glissent sans bruit les lourdes barques à fond plat, hautes de vergue, de forme millénaire, pleines à déborder de coton que traînent, la poitrine creusée sous l'effort, les hâleurs en haillons.
C’est toute la fortune de l'Égypte qui passe..."


extrait de L'Égypte dans mon miroir, par Jeanne Arcache (1902-1961). Née à Alexandrie d'un père libanais et d'une mère française. Elle collabora à l'hebdomadaire Images et au mensuel La Revue du Caire avant de publier trois ouvrages, dont L'émir à la croix, biographie romancée de l'émir Fakhreddine II, ouvrage pour lequel lui fut décernée par l'Académie française, en 1939, une Médaille de la Langue française. Elle fut l'épouse de l'égyptologue Charles Kuentz, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale de 1940 à 1953.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.