mardi 29 septembre 2020

"Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même" (Léon Verhaeghe)

Edward William Cooke (1811-1880) : Pylons at Karnak, the Theban Mountains in the Distance
(Wikimedia commons)

20 décembre (1863)
"Cette journée marquera dans le voyage. Nous étions prévenus que l'on approchait de Thèbes. Le matin, une haute montagne rocheuse apparaissait seule au milieu de la plaine, qui s'élargit ici comme pour faire place à une grande cité. Cette montagne est celle à laquelle s'adosse le village de Kournah.
Le vent ayant fraîchi, le drogman annonça pour midi l'arrivée à Thèbes. Il n'est guère que dix heures et demie quand le réis Mansour nous crie, en nous montrant l'horizon : Louqsor ! Karnak ! Nous accourons : nos lunettes sont braquées sur le point indiqué. Je ne voyais rien dans la vaste plaine que des bouquets de palmiers, et les masses de verdure qui abritent toujours les villages arabes. On y observait seulement un bel effet de mirage : les palmiers les plus éloignés dans les terres paraissaient baignés par un lac tranquille ; ils se réfléchissaient dans cette nappe d'eau imaginaire, comme dans un miroir du plus pur éclat.
Nous avions fort approché de la montagne de Kournah, et j'admirais ces masses rougeâtres, calcinées par le soleil, arides comme le désert. La chaîne libyque porte l'empreinte des efforts du Nil pour s'y creuser un passage : les parois de la montagne, écroulées de toutes parts, offrent la trace encore visible de ce gigantesque effondrement. Quant aux couleurs dont se revêtent les hautes parois de ces montagnes, rien n'en peut donner une idée dans notre Europe.
Cependant, j'aperçois enfin une masse noire qui commence à se dégager de la verdure. C'est le grand pylône du temple de Karnak. Les ruines immenses, les pylônes, les obélisques, ne tardent pas à se montrer plus distinctement : nous sommes devant Karnak, le lieu saint par excellence dans l’Égypte thébaine, le sanctuaire de ses dieux et le palais de ses rois.
C'est Thèbes enfin, cette ville dont les cent portes livraient passage aux milliers de guerriers dont parle Homère, qui vit ses rois triompher de l’Orient mille ans avant la naissance de Rome, et les arts fleurir dans son sein quand la Grèce était barbare encore ; cette ville dont les temples inaccessibles recélaient la sagesse répandue de là sur le monde hellénique, qui la transmit à l'Europe. 
Le mystère n'est pas le moindre attrait des grandes choses. Je songeais, en voyant se dérouler à mes yeux la plaine de Thèbes, à cette Égypte antique qui nous semble avoir vécu en dehors des lois de l'humanité, tant son esprit différa du nôtre. Ces temples de Karnak qui ne ressemblent en rien à ceux de la Grèce et de Rome, ces colosses qui déifiaient les rois, ces monuments bâtis pour ne tomber jamais, tout témoigne d'un peuple chez lequel les conditions de la vie n'étaient pas ce que le temps les a faites pour nous. La momification des corps, l'immortalité donnée aux restes de l'homme, démontrerait à elle seule l'antiquité de ce peuple, voisin des origines du monde : l'expérience ne lui avait pas encore appris l'inanité de longues générations qui se succèdent pour disparaître toujours. Plus on a vu mourir les hommes, moins on a donné d'importance à leur dépouille. Le génie de l'ancienne Égypte, isolé au milieu des déserts africains, s'est concentré dans le passé : dédaigneux de communiquer avec les hommes, il est demeuré lui-même jusqu'au jour où il s'est éteint pour jamais.
Memphis, la première capitale de l'Égypte, a disparu dans les sables, et n'a laissé qu'une mémoire fabuleuse ; Thèbes est ce que l'Égypte nous a légué pour témoigner d'elle-même, l'expression la plus complète de sa vie originale, la merveille de son antique civilisation, le sépulcre enfin d'où la science moderne est parvenue à exhumer son passé.
Après Karnak apparaissent dans la plaine, sur la rive opposée, les deux colosses de Memnon. C'est une étrange apparition que celle de ces géants assis, témoins immuables de la grandeur et de la chute de Thèbes. L'expression vague de leurs visages mutilés inspire d'abord comme une terreur superstitieuse. Derrière eux, on voit les débris immenses des temples et des palais de Médinet-Abou. Enfin, entre deux îles du fleuve, nous découvrons le village de Louqsor, et nous voyons surgir au milieu des masures arabes une gigantesque colonnade, le sommet d'un pylône, la pointe aiguë d'un obélisque. C'est le temple d'Aménophis III et de Sésostris le Grand.
Ces triomphateurs antiques ne songeaient guère que des peuples, ensevelis dans la nuit du pôle, et dont le nom, s'ils en avaient un, n'était jamais arrivé jusqu'à eux, que ces peuples viendraient un jour dépouiller les palais de Thèbes, et planter leurs enseignes sur ses débris. L'obélisque de Louqsor est allé orner la place publique d'une capitale nouvelle, et nous voyons flotter le pavillon anglais au sommet de la grande colonnade."

Extrait de Voyage en Orient, 1862-1863, 
par Léon-François Verhaeghe de Naeyer (1839-1906), avocat et diplomate belge, gouverneur de la province de Flandre Orientale, envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Chine.

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