lundi 21 septembre 2020

"On comprend que les Égyptiens aient déifié le Nil" (Louis Piérard)

par Johann Jakob Frey (1813-1865), peintre paysagiste suisse

"J'hésite à rédiger ce livre que l'on m'a demandé avec une aimable insistance. Peut-être aurais-je eu moins de scrupules, après une première visite au Caire, à Louksor et Assouan, s’il s'était agi exclusivement de noter ce pittoresque extérieur qui frappe l’Européen à peine débarqué à Port-Saïd ou Alexandrie. Et pourtant... Même s’il n’est question que de ces vives images, comment oublier qu'il ne s’est trouvé jusqu'ici aucun grand peintre pour fixer sur la toile la couleur véritable de ce pays mystérieux et fascinant ? Delacroix ou Decamp nous ont rapporté d’Alger des chefs-d’œuvre.
Mais quel grand paysagiste a rendu exactement la qualité de ces gris-argent des rives du Nil que j'admirais chaque matin au Caire en traversant le grand pont au bout duquel s’érige la statue de Saad Zaghloul, l'apôtre de la Libération nationale, - que tout un peuple idolâtra. La lumière du Delta (où la terre est plus fertile et la densité de population plus forte que partout ailleurs au monde) rendrait à l'artiste la tâche plus facile. C'est le matin, par chemin de fer, plutôt que par la route, qu'il faut se rendre du Caire à Alexandrie. Le vert du berzim, les roses ou les rouges d’un fichu, d’un turban, le bleu d'une galabieh
tout cela chante d'une façon à la fois franche et délicate dans le jour diaphane. Mais il y a le noir des vêtements de femmes, de ces femmes bibliques ou grecques, comme on voudra, qui portent sur la tête une cruche ou une corbeille et s’avancent avec une souplesse, une majesté, une grâce incomparables. Oui, il y a ce noir dans le soleil, le noir dont Tintoret dit que c’est la plus belle des couleurs. Les chameaux se découpent sur la ligne d’horizon avec une netteté singulière. De la route stratégique du désert, on les aperçoit à des kilomètres de distance et l’on se demande si l’on n’est pas victime d’un mirage. On voit trottiner les petits ânes infatigables, dans le poil desquels les Arabes dessinent parfois, avec les ciseaux, des décors géométriques cousins de ceux des velours du Kassaï. Aux norias dont les godets montent l’eau des canaux d'irrigation, sont attelés les buffles aux cornes recourbées que l’on voit dans les reliefs des tombes de Sakkara ou de la Vallée des Rois. Les felouques voguent lentement sur le Nil toujours proche et les voiles gonflées par la brise légère sont comme de gigantesques papillons posés sur la plaine bariolée. De temps en temps - souvent - apparaissent les petites villes ou les villages avec leurs minarets fragiles dominant le troupeau des maisons basses, en boue séchée. On se demande si le moindre souffle ne va pas faire s’évanouir, se dissoudre en poussière ces constructions sommaires.
C’est la terre d'Égypte, don du Nil. Chaque été, le fleuve gonflé par les pluies de l’Afrique équatoriale, sort de son lit et submerge pour quelques mois la vallée étroite, laissant après l’inondation ce limon fertile dans lequel on n’a qu’à semer, après que le fellah l’aura gratté avec une charrue primitive, une araire dont le type n’a pas changé depuis cinquante siècles. Deux et parfois trois récoltes. J'ai vu moissonner l'orge fin février, près de Louksor. 
Le coton et la canne à sucre font la richesse du pays. Il y a en outre les riz et les céréales d'Europe, et les légumes, tous les légumes, et les fruits, tous les fruits : oranges, citrons verts, bananes, dattes, fraises, poires ou pommes. Ne parlons pas de la vigne. Un célèbre fabricant de cigarettes l'a plantée dans une oasis qu'il a créée en plein désert. On y fabrique un vin qui s'appelle, s'il vous plaît, "le cru des Ptolémées... (...)
On comprend que [les Égyptiens] aient déifié le Nil. C'est un véritable émoi religieux qui s'empare d'eux au moment de la crue. Qu'on y songe : le fleuve ne reçoit pas un seul affluent dans la traversée d'un immense territoire sur lequel il ne pleut jamais."


extrait de Orient et Occident - Souvenirs d'Égypte, 1947, par Louis Piérard (1886 - 1951), homme politique belge, militant wallon et journaliste, auteur d'ouvrages de critique artistique et littéraire, créateur de l'Université populaire de Frameries (Belgique), élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 13 mars 1948.

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