lundi 10 avril 2023

Adieux au Caire, par Joseph Joûbert, XIXe s.

Max Schmidt - Kairo (1844)

"Adieu le Caire, "bouton de diamant qui ferme l'éventail du Delta", perle d'Orient, héritière de Memphis, Masr-el-Kahirah, la Victorieuse, toi qui évoques les fantastiques fictions des Mille et une Nuits et décris ton immense cirque au pied du stérile Mokattam !
Adieu le Caire avec la funèbre ceinture de tes vastes nécropoles, de Kaït-Bey, de l'Imam-Chafey que dominent ces merveilles d'architecture légère, les Tombeaux des Califes, avec tes opulentes villas qu'ombragent les palmiers de leurs gracieux éventails et où de belles captives du harem, sous l'œil méfiant de l'eunuque noir, tissent des jours nonchalants d'uniforme ennui, avec ton labyrinthe de ruelles sombres et sinueuses où bourdonne la ruche humaine, tes quartiers délabrés, jonchés de décombres, comme criblés par la mitraille et qu'on dirait se relevant à peine des horreurs du siège et de l'assaut.
Adieu le Caire, aujourd'hui dépouillé de tes magnifiques avenues d'acacias et de sycomores, tombés sous la hache impitoyable, mais fier encore de ton ravissant jardin de l'Ezbékièh où des bosquets touffus donnent une ombre délicieuse au touriste brûlé par les ardeurs de ton ciel immaculé.
Saluons au départ, Babylone égyptienne, tes luxueux palais aux voûtes de mosaïques, d'où pendent les stalactites en alvéoles, et aux ogives dentelées qu'enlace la fuyante arabesque, tes bruyants bazars tout chatoyants du Mousky et du Khan-Kalil, où brillent l'or et la nacre sur la soie et le velours et qui étalent tes mille produits de l'Orient, depuis l'ivoire et les plumes d'autruche du Soudan jusqu'au café et aux arômes du Yémen.
Adieu, pieuse cité de l'Islam, où des milliers d'étudiants commentent les versets du Coran dans ta vieille et célèbre université d'El-Azhar, où les muezzins en prière, tournés vers la Mecque, se prosternent sur les tapis de tes mosquées bulbeuses d'Amrou, de Touloun, du sultan Hassan, poèmes de pierre, et dans tes quatre cents autres temples, dont les élégants minarets, légers comme les campaniles italiens de la Renaissance, dressent dans l'azur leurs pointes hardies.
Construite par les guerriers du Prophète, tu as prospéré sous l'intelligente et artistique royauté des califes. (...)
Tu comptes déjà neuf siècles, cité des Fatimides, des Ayoubides, des Mamelouks, mais tu es née d'hier, si l'on songe aux Pyramides qui ont versé sur ton berceau leur ombre séculaire, au Sphinx dont le doux regard veille de loin sur l'enfant qui a grandi sous son égide, si l'on te compare à Memphis, à Thébes où florissait une merveilleuse civilisation plusieurs milliers d'années avant que Gewehr, général du sultan El-Moêzz, eût tracé avec son cimeterre vainqueur les limites de ton enceinte.
Adieu le Caire, pendant deux jours encore de notre dahabièh nous apercevrons les blanches murailles et les coupoles bleuâtres de ta citadelle qui domine toute la plaine et le désert, ce "château de la Montagne", témoin de tant de drames sanglants ; nous apercevrons ta superbe mosquée de Méhémet- Ali, flanquée de ses deux minarets élancés comme des flèches et qui rappelle le souvenir de son illustre fondateur, l'aventurier de génie dont la main, à la fois souple et rugueuse, a façonné l'Égypte moderne."


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

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