samedi 8 avril 2023

"Un merveilleux spectacle dépassant toute imagination" (Joseph Joûbert, XIXe s., à propos de la salle hypostyle, Karnak)

photo MC

"La merveille de Karnak, c'est la Salle hypostyle. (...)
Ne se croirait-on pas transporté par quelque fée dans une forêt enchantée, quand on traverse cette salle incomparable où les fûts de certains piliers ont un diamètre égal à celui de la colonne Vendôme ? Couronnées de leurs invraisemblables chapiteaux de soixante-cinq pieds de circonférence dont la plate-forme porterait facilement cent hommes debout et qui répandent alentour l'ombrage comme les rameaux touffus de chênes séculaires, enguirlandées du haut en bas d'admirables hiéroglyphes et sculptures tantôt en creux tantôt en relief, ces colonnes, ou plutôt ces tours, se dressent là fières et superbes dominant les ruines qui les environnent. Impérissable architecture contre laquelle est venue se briser la rage destructrice des conquérants et que n'a pu entamer la patiente lime des siècles ! 
J'erre parmi ces chefs-d'œuvre cyclopéens qu'on dirait érigés non par des hommes mais par des Titans, confondu, émerveillé, osant à peine en croire mes yeux, et comme opprimé par ces colosses de pierre à côté desquels on se trouve si frêle et si menu. On se demande si l'on n'est pas le jouet d'un songe, si vraiment des êtres humains ont pu élever de pareilles constructions ou si la nature par quelque prodige n'a pas plutôt fait jaillir de son sein cette futaie de granit.
Je m'arrête au centre de la Salle hypostyle et je jouis d'un merveilleux spectacle dépassant toute imagination. Je ne vois que des colonnes et encore des colonnes qui, se profilant dans l'éloignement, semblent se toucher et former de chaque côté comme une énorme muraille de cent pieds de haut ; devant moi la baie des pylônes laisse apercevoir la ligne blanchâtre des monts libyques coupant l'azur céleste et, si je me détourne, mes yeux ne distinguent à l'extrémité de la salle que des collines de granit, que les voûtes dallées des temples au-dessus desquelles brille, sous les feux du soleil entre deux obélisques, l'architrave radieuse d'un arc de triomphe magistral. C'est un décor féerique!
Que l'on se figure ce que devait être Karnak, lorsque ces édifices aujourd'hui en ruines, écroulés pour la plupart, étaient encore debout dans toute leur intégrité, dans toute leur splendeur ! Que l'esprit se représente ces enfilades de dromos avec leurs troupeaux parallèles de sphinx et de béliers à la croupe puissante, à la tête noble et grave, ces portes monumentales surmontées de corniches aux couleurs éclatantes, ces pylônes aux angles démesurés, plus formidables que des bastions modernes, et précédés de mâts peints, pavoisés, élancés comme des flèches de cathédrales, ces arcs de triomphes superbes, ces obélisques hardis, aux pyramidions étincelants d'or, aiguilles de granit qui semblent porter dans les nues la gloire des Pharaons, cette forêt stupéfiante de colonnes gigantesques, un peuple de statues d'or ou d'ivoire, de cariatides en grès ou en basalte répandues à profusion, enfin une cité prestigieuse de temples et de naos magnifiques, tout bariolés d'hiéroglyphes, de cartouches et de sculptures admirables, œuvre successive des plus illustres dynasties, formant l'ensemble de monuments le plus splendide et le plus grandiose qui ait jamais existé !"


extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925 ?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes

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