Bonaparte devant le Sphinx, par Jean-Léon Gérôme (1824–1904) |
L'Égypte ! n'est-ce pas là un des premiers mots que l'enfant balbutie en apprenant l'histoire ? Et ces récits au début des annales humaines sur les bords du Nil ne sont-ils pas autant de naïfs et charmants épisodes : Joseph vendu par ses frères et, plus tard devenu ministre, payant de sa générosité leurs noirs desseins ; le petit Moïse, dans sa corbeille de jonc, sauvé des eaux par la princesse ; la fuite en Égypte de la sainte famille miraculeusement soustraite aux cruels soldats d'Hérode par le feuillage touffu du sycomore sacré ? Et puis ce sont les Pyramides, que l'imagination enfantine grandit démesurément, et le Sphinx qui apparaît au candide écolier bien loin, au seuil du désert comme une chimère colossale ou un monstre fabuleux.
Cette terre des Pharaons a le privilège d'exercer sur l'esprit une étrange fascination, un attrait beaucoup plus intense que la Grèce ou l'Italie. Serait-ce que nous sommes au collège trop imbus, trop nourris d'études classiques, et que, nos humanités une fois terminées, il nous tarde d'écarter les réminiscences importunes des auteurs grecs et latins ?
L'Hellade, nous voyons ses traits idéalement beaux, presque divins dans les chefs-d’œuvre de sa sculpture ; l'Italie, elle est à notre porte. Qui ne connaît les manifestations de son génie artistique reproduites à profusion par la gravure et la photographie ? Ne sommes-nous pas d'ailleurs par notre langue, nos lois, nos mœurs, nos institutions, à moitié romains ? Notre pensée, à nous Français, formée par les classiques, est coulée dans le moule gréco-latin.
Mais l'Égypte, enveloppée des mirages de l'Orient, de poétiques légendes et de mythes bizarres, à moitié asiatique, à moitié africaine, illuminée par les feux éclatants de son soleil et de son histoire, l'Égypte nous apparaît tout autre dans un lointain doré. Combien, d'ailleurs, différente de la nôtre sa civilisation ! Ses arts, statuaire et architecture, sont marqués d'un caractère de grandeur qui impose : obélisques, pylônes formidables, chapiteaux à masque de déesse, colonnes taillées en sistres, sphinx criocéphales, divinités osiriaques, statues gigantesques présentent des formes spéciales, correspondent à des symboles, à des systèmes politiques et religieux, à des concepts d'anthropomorphisme tout à fait à l'antipode de nos idées modernes. Nous précipitons notre existence inquiète et souvent nomade dans une agitation perpétuelle ; l'Égypte ancienne, au contraire, c'est la tradition, la stabilité même (bien qu'elle soit moins hiératique et immuable qu'on ne s'est plu à le prétendre). Nous vivons pour cette vie terrestre ; l'ancien habitant de Memphis ou de Thèbes vivait pour la tombe, pour la syringe. Nous appliquons nos forces physiques et naturelles à des buts variés, mais immédiats : affaires, plaisirs, conquête des richesses ou des honneurs ; le pharaon comme le dernier de ses sujets ne pense qu'au décor du sépulcre, qu'à la précieuse conservation de son enveloppe mortelle dans la nécropole. Du fond de son sarcophage enluminé, que l'hypogée recèle, la Momie emmaillottée de bandelettes règne pendant trente dynasties et cinquante siècles en suzeraine incontestée sur l'empire des Pharaons, eux-mêmes vassaux de la "Mort", premiers pontifes d'Osiris, qui guide l'âme dans les régions infernales de l'Amenti.
Mais ce qui nous charme peut-être le plus, c'est le mystère dont semblent imprégnées la terre de Menés et l'antique civilisation qui en est sortie : mystérieuses les origines presque incroyables de cette race robuste et intelligente, résignée à bâtir les Pyramides ; mystérieux le Nil qui a façonné et fait vivre l'Égypte, mais qui, comme au temps d'Hérodote, n'a pas encore livré le secret de ses sources ; mystérieux le Grand Sphinx mutilé, génie pétrifié d'un insondable passé ; mystérieuses pendant vingt siècles ces myriades d'hiéroglyphes, légendes artistiques de fresques incomparables, séries d'annales en creux et en relief, hier encore muettes, mais qui, grâce à la science divinatrice d'un illustre Français, proclament aujourd'hui les exploits ou les gestes insignes d'un Ousortesen victorieux, d'un Amenhotep constructeur, d'un Ramsès triomphant, ou qui, plus modestes, narrent la vie paisible d'un scribe, d'un intendant des domaines royaux sous les dynasties memmphites ou diospolites."
extrait de En Dahabièh, du Caire aux cataractes : Le Caire, le Nil, Thèbes, la Nubie, l'Égypte ptolémaïque, 1894, par Joseph Joûbert (1853-1925?), voyageur, explorateur, conseiller de la Société des études coloniales et maritimes
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