photo de Pascal Sebah (1823-1886)
"Il faut les regarder profondément, et chercher au fond de soi-même l'écho de leurs confidences muettes." |
L'Égypte à son déclin a caressé le corps de la femme avec cette sorte de passion chaste que la Grèce seule a connue après elle, mais qu'elle n'a peut-être pas si religieusement exprimée. Les formes féminines, engainées d'une étoffe étroite, ont ce lyrisme pur des jeunes plantes qui montent pour boire le jour. Le passage silencieux des frêles bras ronds aux épaules, à la poitrine mûrissante, aux reins, au ventre, aux longues jambes fuselées, aux étroits pieds nus, a la fraîcheur et la fermeté frissonnante des fleurs qui ne sont pas encore ouvertes. La caresse du ciseau passe et fuit sur les formes comme des lèvres effleurant une corolle close où elles n'oseraient pas s'appuyer. L'homme attendri se donne à celle qu'il n'avait su que prendre jusqu'alors.
Dans ces dernières confidences de l'Égypte, jeunes femmes, hommes assis comme les bornes des chemins, tout est caresse contenue, désir voilé de pénétrer la vie universelle avant de s'abandonner sans résistance à son cours. Comme un musicien entend des harmonies, le sculpteur voit le fluide de lumière et d'ombre qui fait le monde continu en passant d'une forme à une autre. Discrètement, il relie les saillies à peine indiquées par les longs plans rythmés d'un mince vêtement qui n'a pas un seul pli. Le modelé effleure ainsi qu'une eau les matières les plus compactes. Son flot roule entre les lignes absolues d'une géométrie mouvante, il a des ondulations balancées qu'on dirait éternelles comme le mouvement des mers. L'espace continue le bloc de basalte ou de bronze en recueillant à sa surface l'illumination confuse qui sourd de ses profondeurs. L'esprit de l'Égypte agonisante essaie de recueillir pour la transmettre aux hommes qui viendront, l'énergie générale éparse dans l'univers.
Et c'est tout. Les parois de pierre qui contenaient l'âme égyptienne sont brisées par l'invasion qui recommence et la trouve à bout de force. Toute sa vie intérieure fuit par la blessure ouverte. Cambyse peut renverser ses colosses, l'Égypte ne sait pas trouver une protestation virile, elle n'a que des révoltes de surface qui accentuent sa déchéance. Quand le Macédonien viendra, elle le mettra volontiers au rang de ses dieux, et l'oracle d'Ammon ne fera pas de difficultés pour lui promettre la victoire. Dans la brillante époque alexandrine, son effort personnel sera presque nul. Ce sont les sages grecs, les apôtres de Judée, qui viendront boire à sa source à peu près tarie mais encore toute pleine de mirages profonds, pour tenter de forger au monde désorienté, avec les débris des vieilles religions et des vieilles sciences, une arme idéale nouvelle. Elle verra d'un œil indifférent la dilettante d'Hellas visiter et décrire ses monuments, le parvenu romain les relever.
Elle laisse le sable monter autour des temples, le limon envahir les canaux, noyer les digues, l'ennui de vivre recouvrir lentement son cœur. Elle ne dira pas le vrai fond de son âme. Elle a vécu fermée, elle reste fermée, fermée comme ses cercueils, comme ses temples, comme ses rois de cent coudées qu'elle assied dans l'oasis, au-dessus des blés immobiles, le front dans la solitude du ciel. Leurs mains n'ont jamais quitté leurs genoux. Ils se refusent à parler. Il faut les regarder profondément, et chercher au fond de soi-même l'écho de leurs confidences muettes. Alors, leur somnolence s'anime confusément. La science de l'Égypte, sa religion, son désespoir et son besoin d'éternité, cette immense rumeur de dix mille années monotones tient toute dans le soupir que le colosse de Memnon exhale au lever du soleil."
extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.