mardi 31 décembre 2019

"Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future" (Mag Dalah, visitant le temple d'Edfou)

lithographie de Louis Haghe (1806 - 1885)

"En revenant d'Assouan, nous avons fait halte à Edfou, pour visiter le temple mieux que la première fois. Il est immense et dans un état de conservation étonnant. C'est avec un sentiment de respect religieux qu'on franchit le portique du pylône pour pénétrer dans la cour, entourée d'une galerie à colonnes. Le soleil y verse à grands flots sa lumière, dont le pavé réfléchit l'aveuglante blancheur, contrastant avec l'ombre mystérieuse qui règne dans le sanctuaire. Là, tout est fraîcheur et obscurité. Une clarté vague permet de distinguer les contours des majestueuses colonnes ; sur les murailles, le relief des figures, accrochant la lumière, fait deviner plutôt que voir les personnages dans leurs poses hiératiques. 
Nous avons erré longtemps dans cette solitude, silencieuse et sombre comme un vaste sépulcre. Par des couloirs en pente douce on accède aux terrasses, d'où la vue est superbe. Les parois de ces couloirs sont ornées d'une longue suite de tableaux sculptés, où revivent les splendeurs du culte antique. Aux jours prescrits par les rites, les cortèges parcouraient les grandes salles, gravissaient les degrés, atteignaient les terrasses ; et là, dans l'éclat de la lumière, au son des instruments, les prêtres, vêtus de blanc, montraient à la foule massée à l'entour de l'édifice, les insignes sacrés, les barques dorées, les vases précieux contenant les offrandes de fleurs et de fruits, et dans leur marche lente, au son des hymnes religieux, ils répandaient les nuages d'encens et les roses effeuillées. Et quand, dans les ténèbres des galeries profondes, un Arabe, en longue robe flottante, passe furtivement, une torche à la main, on croirait, de loin, qu'un prêtre de l'ancienne loi revient célébrer ses mystères oubliés.
J'ai beau n'être pas égyptologue, j'ai vite remarqué l'infériorité des sculptures de ce temple plolémaïque, comparées à celles d'une époque plus ancienne. Au premier aspect rien ne semble changé : le temple est bâti sur un plan invariable ; les bas-reliefs représentent toujours les mêmes scènes, devenues familières. La différence est grande pourtant. Le relief est plus considérable, la saillie des muscles exagérée ; des formes trapues ont remplacé l'élégante sveltesse des anciennes figures. Avec sa prétention d'imiter plus exactement la nature, gênée dans cet effort par le canon hiératique, la sculpture a perdu la grâce idéale qui fait le charme des tableaux du mastaba de Ti. Les hiéroglyphes sont dessinés d'un trait moins hardi ; en un mot, c'est la décadence. Mais ces détails n'empêchent pas le monument d'avoir une majesté grandiose, qui frappe par son air de force et d'indestructibilité. (...)

En examinant ces restes merveilleux d'une civilisation disparue, on devine que ce peuple plaçait son espérance en dehors de ce monde. Sa préoccupation habituelle était l'éternité, et cette pensée austère s'est reflétée dans son œuvre avec une noblesse imposante. Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future, car l'Égyptien ne s'arrête guère au passage sombre qui nous effraye. Il s'attache ardemment à l'espoir des délices qui attendent le juste. Il s'est fait une idée magnifique du bonheur des élus. Dans son paradis, point de combats, de chasses et de festins comme dans le Wallala d'Odin ; point de houris comme au paradis de Mahomet : l'âme régénérée par l'épreuve goûte des plaisirs d'un ordre plus élevé, des jouissances immatérielles. Le juste accueilli par les dieux partage à son tour leur divinité ; ses délices sont de comprendre les splendeurs radieuses de la sagesse infinie." 

extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

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