"danseuse" (Musée égyptien de Turin) |
Quelle merveilleuse peinture ! Elle est plus libre que la statuaire, presque uniquement destinée à restituer l'image du dieu ou du défunt. Malgré son grand style abstrait elle est familière, elle est intime, quelquefois caricaturale, toujours malicieuse ou tendre, comme ce peuple naturellement humain et bon, peu à peu écrasé sous la force théocratique et descendant en lui de plus en plus pour regarder son humble vie. Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre. Mais, quand on la connaît bien, comme toutes ces silhouettes dont les têtes et les jambes sont toujours de profil, les épaules et les poitrines toujours de face, comme toutes ces raides silhouettes remuent, comme elles vivent ingénument, comme leur silence se peuple d'animations et de murmures ! Un extrême schéma, sûr, décisif, précis, mais tressaillant. Quand la forme apparaît, surtout la forme nue ou devinée sous la chemise transparente, l'artiste suspend en lui toute sa vie, pour ne laisser rayonner de son cœur qu'une lumière spirituelle qui n'éclaire que les plus hauts sommets du souvenir et de la sensation. Vraiment ce contour continu, cette unique ligne ondulante, si pure, si noblement sensuelle, qui dénonce un sens si discret et si fort du caractère, de la masse et du mouvement a l'air d'être tracé dans le granit avec la seule intelligence, sans le secours d'un outil. Là-dessus des coulées brillantes, légères, jamais appuyées de bleus profonds, d'émeraudes, d'ocres, de jaunes d'or, de vermillons. C'est comme une eau tout à fait claire où on laisserait tomber, sans l'agiter d'un frisson, des couleurs inaltérables qui ne la troubleraient pas et permettraient d'apercevoir toujours les plantes et les cailloux du fond.
L'intensité du sentiment, la logique de la structure brisent les chaînes du hiératisme et de la stylisation. Ces arbres, ces fleurs raides, tout ce monde conventionnel a le mouvement sourd des saisons fécondes qui s'ouvrent, la fraîcheur des germes renaissants. L'art égyptien est peut-être le plus impersonnel qui soit. L'artiste s'efface. Mais il a de la vie un sens si intérieur, si directement ému, si limpide, que tout ce qu'il décrit d'elle semble être défini par elle, sortir du geste naturel et de l'attitude exacte dont on ne voit plus la raideur. Son impersonnalité ressemble à celle des herbes qui frémissent au ras du sol ou des arbres s'inclinant à la brise, d'un seul mouvement et sans lutter, ou de l'eau qu'elle ride en cercles égaux qui vont tous dans le même sens. L'artiste est une plante qui donne des fruits pareils à ceux des autres plantes mais aussi savoureux et aussi nourrissants. Et la convention que le dogme lui impose n'apparaît pas, parce que ce qui sort de son être est animé de la vie même de son être, sain et gonflé de sucs comme un produit du sol."
extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.
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