vendredi 27 décembre 2019

Les charmes et "délices" de Rosette, selon Claude Étienne Savary

City of Rosetta  by Thomas Milton (after Luigi Mayer), 1801–1803
"Rosette appelée Raschid par les Arabes, est située sur l'ancienne branche Bolbitine, à laquelle elle a donné son nom. Sa fondation remonte au huitième siècle. Les ensablements continuels du Nil, ne permettant plus aux navires d'arriver jusqu'à Faoüé, on bâtit cette nouvelle ville à l'embouchure du fleuve. Elle en est déjà éloignée de deux lieues. Abulfeda nous apprend qu'elle était peu considérable au treizième siècle. Deux cents ans après, elle n'avait pas pris de grands accroissements. Mais lorsque les Ottomans eurent ajouté l'Égypte à leurs conquêtes, ils négligèrent l'entretien des canaux. Celui de Faoüé ayant cessé d'être navigable, Rosette devint l'entrepôt des marchandises d'Alexandrie et du Caire. Bientôt le commerce la rendit florissante. 
Aujourd'hui c'est une des plus jolies villes d'Égypte. Elle s'étend sur la rive occidentale du Nil, et a près d'une lieue de long sur un quart de large. On n'y voit point de place remarquable, point de rue parfaitement alignée, mais toutes les maisons, bâties en terrasse, bien percées, bien entretenues, ont un air de propreté et d'élégance qui plaît. Leur intérieur renferme de vastes appartements où l'air se renouvelle sans cesse, par un grand nombre de fenêtres toujours ouvertes. Les jalousies et les toiles claires qu'on y tend arrêtent les rayons du soleil, y entretiennent un jour doux, et tempèrent l'excès des chaleurs. 
Les seuls édifices publics qui se fassent remarquer sont les mosquées accompagnées de hauts minarets construits avec beaucoup de légèreté et de hardiesse. Ils produisent un effet pittoresque dans une ville, 0ù tous les toits sont planes, et jettent de la variété dans le tableau. La plupart des maisons ont la vue du Nil et du Delta ; c'est un magnifique spectacle. Le fleuve est toujours couvert de bâtiments, qui montent et descendent à la rame et à la voile. Le tumulte du port, la joie des mariniers, leur musique bruyante, offrent une scène mobile et vivante. 
Le Delta, cet immense jardin 0ù la terre ne se lasse jamais de produire, présente toute l'année des moissons, des légumes, des fleurs et des fruits. Cette abondante variété satisfait à la fois le cœur et les yeux. Il y croît diverses espèces de concombres et des melons délicieux ; la figue, l'orange, la banane, la grenade y sont d'un goût exquis. Combien la culture ajouterait encore à leur excellence, si les Égyptiens savaient greffer.
Au nord de la ville, on trouve des jardins où les citronniers, les orangers, les dattiers, les sycomores sont plantés au hasard. Ce désordre n'a pas de grâces, mais le mélange de ces arbres, leur voûte impénétrable aux rayons du soleil, des fleurs jetées à l'aventure dans ces bosquets en rendent l'ombrage charmant.
Lorsque l'atmosphère est en feu, que la sueur coule de tous les membres, que l'homme haletant soupire après la fraîcheur comme le malade après la santé, avec quel charme il va respirer sous ces berceaux, au bord du ruisseau qui les arrose ! C'est là que le Turc tenant dans ses mains une longue pipe de jasmin garnie d'ambre, se croit transporté dans le jardin de délices, que lui promet Mahomet. Froid, tranquille, pensant peu, il fume un jour entier sans ennui. Vivant sans désir, sans ambition, jamais il ne porte un regard curieux sur l'avenir. Cette activité qui nous tourmente, cette activité, l'âme de tous nos talents, lui est inconnue. Content de ce qu'il possède, il n'invente et ne perfectionne rien. Sa vie nous paraît un long sommeil ; la nôtre lui semble une continuelle ivresse : mais tandis que nous courons après le bonheur qui nous échappe, il jouit paisiblement des biens que la nature lui offre, que chaque jour lui présente, sans s'occuper du lendemain."


extrait de Lettres sur l'Égypte, tome premier, 1786, par Claude Étienne Savary (1750-1788), orientaliste, pionnier de l'égyptologie

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