lundi 2 décembre 2019

"Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ?" (Lucien Davesiès de Pontès)

Sunset on the Nile - Richard Fuchs (1852-1916)

" (...) un autre spectacle m’attendait, qui absorbait déjà ma pensée. Je courus, j’arrivai avant la nuit ; je vis le Nil.
Un grand fleuve, dans son écoulement perpétuel et irrésistible, n’est-il pas une image terrestre du temps ? et cette image n’acquiert-elle pas une rigoureuse exactitude, quand il s’agit du Nil ? Remonter le Nil, n’est-ce pas retourner dans le passé ? n’est-ce pas se reporter à l’origine des sociétés, à la source des choses humaines ? Et pourtant, quand on le voit, ce grand Nil, toute son histoire antique s’oublie d’abord par l’intérêt de son actualité. 

Ce fut le lendemain (car je m’étais embarqué à la nuit) que je pus admirer à loisir l’éternelle jeunesse qui verdoie sur ses rives. Quoiqu’à l’époque des plus basses eaux, il coulait encore aussi large que la Loire, et poursuivait son cours sinueux à travers l’abondance qu’il avait fait naître. Le foin, le riz, la canne à sucre, le coton, le tabac, l’indigo, le henneh, embaumaient l’air de leurs parfums, et variaient la colorisation du sol plus diapré qu’un tapis de Perse. Les échappées qui semblaient ménagées à dessein entre les massifs de gommiers et de sycomores encadraient dans leur entourage de verdure les scènes riantes de la moisson. Ici l’on arrachait le blé à la main, car en Égypte les gerçures et la sécheresse de la terre dispensent de le scier avec la faucille ; là on liait des gerbes et on les chargeait sur des chameaux ; plus loin l’on en formait des meules, autour desquelles circulaient les noregs, traîneaux attelés de bœufs, dont les roues tranchantes hachent la paille et font sortir le grain de l’épi. 
Puis à l’heure du repos, hommes, femmes, enfants, accouraient en poussant des cris de joie, et s’élançaient dans le Nil avec la confiance et l’effusion d’une famille qui se jette dans les bras d’un père. Les troupeaux venaient aussi chercher au sein de cet asile commun un abri contre l’ardeur du soleil, et il nous arrivait souvent de louvoyer au milieu des buffles qui ne laissaient passer au-dessus de l’eau que leurs têtes noires, et savouraient dans une molle quiétude les délices du bain. C’était plaisir de voir les cygnes, les pélicans, les hérons, les pluviers dorés, les oiseaux de toutes couleurs et de toutes formes se pavaner autour de nous, ou fuir devant les kanges, qui, poussées par la triple force du courant, du vent et des rames, ressemblaient de loin à des albatros nageant les ailes déployées. Cependant les barques qui se croisaient sans cesse, les passagers échangeant entre eux leurs bouffées de fumée et leurs salamalec, le chant guttural des bateliers et la cadence de leurs avirons, enfin tous les accidents d’une circulation continuelle, rendaient le fleuve encore plus vivant et plus bruyant que ses bords ; car, dans les districts où la moisson n’attirait pas les travailleurs, la plaine était solitaire et silencieuse. On n’y apercevait que les roues hydrauliques, les vaches qui les faisaient tourner, et les huttes des fellahs surmontées de colombiers coniques, entourées de nuées de pigeons, et moins semblables à des villages qu’à de grosses ruches d’abeilles. 
Quelquefois, au milieu d’une touffe de lilas et de magnoliers, apparaissait une mosquée tumulaire dont le dôme arrondi défendait contre la profanation des hommes la dépouille mortelle d’un santon, tandis que la flèche élancée du minaret s’élevait vers le ciel comme une prière pour son âme. Mais dans ces lieux momentanément déserts, la richesse de la nature faisait oublier l’absence de l’homme, et la végétation suffisait seule à tous les effets d’une décoration prestigieuse. Des forêts de palmiers aux tiges droites comme des colonnes, aux chapiteaux uniformes, figuraient par leurs quinconces symétriques l’immensité d’un temple prolongé sans fin : parfois un rayon de soleil, perçant le toit de feuillage, projetait sa clarté sous les ombreuses arcades comme une lampe suspendue à la voûte du sanctuaire ; et quand venaient à passer des femmes aux jambes cuivrées, aux tuniques d’azur, les bras arrondis comme l’anse de l’urne qu’elles portaient sur leur tête, on eût dit les idoles du temple, animées par un souffle magique et descendues de leur piédestal pour errer dans ces longues galeries.
C’est lorsque le regard du voyageur s’est longtemps arrêté sur ces tableaux divers, que sa pensée se reporte aux destinées du Nil et à la série de travaux par lesquels l’histoire de ce fleuve se rattache aux annales de l’humanité.

En parcourant la vallée du Nil, on conçoit qu’elle dut être le berceau des sociétés, parce qu’elle leur offrit d’abord la retraite la plus sûre et l’établissement le plus facile." 


extrait de "L'Égypte moderne", in Revue des Deux Mondes - 1835 - tome 3, par  Lucien Davesiès de Pontès (1806-1859), homme de lettres, helléniste, traducteur de "L'Iliade" d'Homère et de "Childe Harold" de lord Byron.

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