samedi 8 février 2020

"La patience des fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années", par la Comtesse de La Morinière de La Rochecantin

photo d'Émile Béchard (1844 - 18..?)

"Descendre le Nil est une chose idéale, chaque heure apporte une impression différente. Dès que l'aube se lève, de tous ses yeux on regarde et l'on s'émerveille du spectacle. Il semble que dans l'air flotte comme une ambiance qui vous prépare à l'enthousiasme ; on est attentif au moindre rayon, au plus léger vol d'oiseau. L'âme ne demande qu'à admirer, à comprendre, à s'identifier avec tout ce qui l'entoure. Passé et présent se fondent l'un dans l'autre.
Aujourd'hui comme jadis on glisse lentement devant les berges, tour à tour vertes ou de couleur neutre, entre lesquelles coule, calme et majestueux comme un jeune dieu, le fleuve sacré, ce fleuve des rois et des empereurs que chérissent également bédouins et fellahs.
Les choses, par un caprice de la nature, semblent immuables, et cette terre, grasse et légère à la fois, des bords du Nil, ne paraît pas avoir souffert des mille blessures que les hommes lui ont infligées depuis tant de siècles.
Les coupures des berges sablonneuses ne sont autres que des puits superposés, creusés à même la terre, où les fellahs s'échelonnent pour déverser l'eau du fleuve et l'amener jusqu'aux canaux qui servent à irriguer les champs. À cet effet sont utilisées en guise de seaux des peaux de bouc qui se balancent au bout d'un souple bâton de tamaris dont l'une des extrémités est alourdie de terre glaise. Ces chadoufs sont en tout semblables à ceux employés par les Égyptiens depuis les temps les plus reculés.
On ne saurait admirer assez la patience de ces fellahs dont le travail persévérant a fertilisé la terre égyptienne depuis des milliers d'années. Que penser de leur résignation inlassable : leur obtiendra-t-elle une place d'honneur au paradis des délices ?
Pour remplacer le travail des hommes, parfois une paire de bœufs ou un chameau actionnent des saquiehs, mode d'arrosage que son modernisme rend plus avantageux.
Tout le long du fleuve, on voit des villages gris, construits avec des briques séchées au soleil. Certaines demeures affectent des airs de petites forteresses et leurs murs nous paraissent décorés de sortes de boules informes, emmanchées sur des pals qui, de loin, ressemblent à des têtes coupées de croyants. Ce ne sont, en réalité, que des pigeonniers, décorés de poteries, où nichent les couples roucoulants. Les branches d'arbre servent de perchoir.
D'autres demeures plus humbles, aux toitures de roseaux ou de canne à sucre, s'appuient contre les dattiers à panaches ébouriffés.
Que de passants sur le chemin étroit des chaussées ! Que d'hommes en robe sombre ou bleu clair ! Et pour fond de tableau, des murailles friables d'une teinte douce et dorée dont la pureté de l'air nous permet de percevoir à distance les aspérités et jusqu'aux moindres détails. Qu'y a-t-il derrière ces frêles barrières ? Des sables et encore d'autres sables qui composent les déserts libyque et arabique."

extrait de Du Caire à Assouân : impressions d'Égypte, par la Comtesse Le Bault de La Morinière de La Rochecantin (18.. - 1919), née Marie Madeleine de Menou, originaire du Perche (Normandie), mariée le 30 Juin 1879 au comte Olivier Le Bault de la Morinière de la Rochecantin (1851-1915). Ouvrage préfacé par Georges Legrain.

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