lundi 17 février 2020

À bord du "Champollion", avant de débarquer à Alexandrie, par Roland Dorgelès



"Je sais bien : des millions m'ont précédé, et des écrivains par centaines, parmi les plus grands. Mais est-ce que cela compte ? Leurs livres, je les ai oubliés. Les récits des touristes, je ne m'en soucie pas. Ce que je veux, c’est voir moi-même, avec mes yeux à moi. Tous les pays sont vierges, tant que je n’y ai pas mis le pied.
Cet après-midi, lorsque la côte a été en vue et que la ville m’est apparue, toute rose, au ras des vagues, j'étais plus agité sur le pont du Champollion, que le premier malouin qui aperçut Terre-Neuve, niché dans la mâture. Mes doigts devaient trembler sur la rambarde.
Repoussant les jumelles, pour mieux jouir de mon regard nu, je construisais fébrilement la ville, autour du gros phare noir et blanc.
On ne distinguait rien, d’abord, qu'un fourmillement doré de maisons, et la silhouette fumeuse des navires à l’ancre. Puis, lentement, les formes se précisaient ; de grands hangars, des dômes bulbeux, un palais qui doit être la douane, quelques palmiers réfugiés au haut d’un talus. Les bruits aussi se détachaient progressivement du brouhaha : sirènes, treuils déroulés, coups de marteaux sur la tôle des cargos. Le pilote, déjà grimpé sur la passerelle, vociférait des ordres dans son porte-voix et ceux du remorqueur lui répondaient avec des
hurlements. Cris sur le môle, cris sur les barques, cris déchirants dans le ciel et sur l’eau. Le murmure de l’Orient, c’est la clameur.
Je me laissais saouler par ce breuvage inconnu, quand le commandant m’a pris par le bras.
- Vous voyez, m’a-t-il dit, le doigt tendu : la colonne Pompée.
J'ai regardé. C'était, parmi les cheminées d’usines, une cheminée toute pareille, une cheminée inutile qui dresse à vingt-cinq mètres, un chapiteau qu’on ne regarde plus.
- Vous n’avez qu’à sauter dans le premier taxi venu. En cinq minutes vous y serez...
J’ai répondu oui, en remerciant, mais, sitôt débarqué, j'ai délibérément tourné le dos à la colonne et je suis parti à pied.
Non ! Je ne ferai pas de visites. Ni aux vivants, ni aux morts. Je sais qu'il faut visiter les catacombes de Kôm ech-Choukâfa, et les hypogées, et le musée gréco-romain : eh bien ! je n'irai pas. Tout de suite courir aux vestiges, aux ruines, aux stèles funéraires : ce pays est donc défunt ? J’aime mieux respirer le tumulte heureux de ces rues animées, me perdre dans le quartier indigène où les marchands ambulants promènent leurs pastèques, leurs cris chantants, leur eau fraîche dans les outres et leurs tintements de gobelets, revenir au large quai-promenade, le long de l’ancien port, pour sentir, dans l’odeur des algues, le parfum des jolies filles, qu’emportent les autos.
- Jadis, commence à dévider ma mémoire, sous Marc Antoine ou Vespasien, les courtisanes venaient sur la jetée inscrire leur...
Mais tais-toi donc ! Les Aphrodites d’à présent, on les rencontre à l’Excelsior ou au Pavillon Bleu. Je m’en moque de l’Heptastade et du Sérapeion ! Je ne viens pas ici cataloguer les ruines. Malheureusement, notre tête est ainsi fabriquée que certains mots déclenchent automatiquement des idées et qu’au seul nom d'Égypte, les Pharaons, le Nil, Cléopâtre, les momies, Osiris, Mariette, se mettent à tomber de l’esprit comme les marrons d’un arbre.
Ce ne sont pourtant pas les galères d’Octave qui menacent la ville, ce sont celles des Anglais, qui viennent d’entrer dans le port pour braquer leurs canons. Aux engins près, rien de changé. Mais Alexandrie, qui en a l’habitude, reste indifférente sous le danger. Elle bavarde, elle travaille, elle rit.
- Bah ! Ils ne bombarderont toujours pas le Caire, me disait philosophiquement un Égyptien, en fouettant son champagne.
Il y a toujours une reine dans un palais, toujours des chants dans les ruelles, toujours les mêmes bateaux plats sur le canal, avec des mâts si longs qu'ils semblent vouloir chercher le vent au fond du ciel. Non, rien de changé...
Je vais à l’aventure, je regarde, j'écoute, j'apprends."



extrait de La caravane sans chameaux, 1928, par Roland Dorgelès (Roland Lécavelé, dit Roland Dorgelès), 1885 ? - 1973, écrivain français, membre de l'Académie Goncourt

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