samedi 22 février 2020

Assouan, d'une rive à l'autre du Nil, par Henry Bordeaux

oeuvre de Carl Wuttke (1849-1927)


"Nous descendons à Assouan à l'heure chaude. Le fleuve est vide de barques et de bateaux, mais le port en est rempli. Tout le monde se repose. Faisons comme tout le monde. À trois heures, nous n’y tenons plus, tant le repos nous est contraire, et nous partons à la voile sur le Nil. Du milieu du fleuve, nous pouvons contempler les deux rives, l’île Éléphantine, verdoyante et couverte de villages et de temples ruinés, et sur la rive droite le magnifique hôtel des Cataractes, aujourd’hui fermé à cause de la saison déjà close, en plein soleil, fait pour la joie et la santé. À mesure que nous remontons lentement le cours de l’eau, le paysage se simplifie, devient aride et sauvage. L'extrémité de l’île Éléphantine s’avance comme une proue de navire. Ses rochers noirs se redressent en forme d’animaux, comme ceux qui précèdent le monastère de Montserrat en Catalogne. Des forts anglais, aujourd’hui démantelés, se dressent au sommet des collines. Çà et là une palmeraie fait encore une tache verte, et des palmiers isolés détachent en relief leurs fûts élancés et leurs bouquets de plumes.
Nous abordons sur la rive gauche et gravissons un monticule d’où nous pouvons voir la première cataracte et le barrage au-dessus. L'eau ne tombe pas de très haut, mais elle permet néanmoins, par cette chute étalée sur un immense espace, de mesurer la puissance du fleuve. Fleuve vertigineux pour la pensée qui secoue ici sa force fécondante à douze cents kilomètres de son embouchure et qui est encore à près de cinq mille kilomètres de sa source, qui nous relie au cœur de l'Afrique noire des grands lacs et à la Méditerranée, lac immense où se rencontrent toutes les civilisations, qui est chargé d’une histoire aussi ancienne dans le compte des années que le métrage de son cours l'est en nombre de kilomètres.
Le retour est plus beau à cause de l'heure plus favorable à la lumière. Une flottille de minuscules barques de fer-blanc, où s’agitent de petits Barbaras tout nus qui rament avec les mains, nous escorte jusqu'à ce que nous leur ayons donné leur backchich. Abandonnés, nous glissons lentement sur le fleuve, car le vent est tombé. Notre matelot nubien essaie de carguer sa voile triangulaire pour louvoyer. Ainsi flottons-nous d’une rive à l’autre, mais nous ne sommes pas pressés. (...)
L'air est ici vif et salubre. C’est lui qui doit purifier l'atmosphère. Hérodote ne disait-il pas déjà que le Nil était le seul fleuve où n'apparaissent jamais les brouillards ? Le bleu du fleuve élargi égale celui du ciel. Ils rivalisent de splendeur. Et pourtant, ils n’arrivent pas à eux deux à supprimer la sorte de mélancolie répandue sur ce paysage de bout du monde. C'est l’entrée du désert nubien, la fin de l’oasis féerique, l'expiration de l'Égypte. Il y a dans toute cette beauté une tristesse de mort. Au-dessus de nous tournoient des milans ou des éperviers. Déjà, au Caire, j'avais remarqué leur présence. Ils survolent ainsi toute la longue oasis, comme s'ils guettaient des proies ou comme si elle avait pris, avec le temps et les momies, une odeur de cadavre.
Nous abordons à l'île Éléphantine. Toute une ancienne cité gît là, en ruines avec les temples de Thoutmosis III, d'Aménophis III, de Ramsès III. Il n’en reste que des colonnes brisées. Partout des temples et des tombeaux : il n'y avait donc place que pour les dieux et les rois. Mais voici le cimetière des béliers sacrés. Je lui préfère les petits cailloux qui désignent la tombe des fellahs. (...)
Nous parvenons au bord du Nil. C’est l'éternel tableau des femmes drapées portant l'amphore. Là est le fameux Nilomètre marquant les crues du fleuve. Strabon l'avait déjà décrit. Abandonné pendant plus de mille ans, il futt déblayé et réutilisé sous le règne du khédive Ismaïl, ainsi que le rappellent des inscriptions en français et en arabe. Le long de l’escalier s’échelonnent les cotes du niveau de l’eau. Il est très intéressant de les comparer et d'imaginer à leur mesure la puissance du fleuve fertilisant les terres.
Le fleuve, c’est lui qui règne ici comme dans toute l'Égypte. Nous sommes montés dans le jardin de l’hôtel des Cataractes jusqu’à une terrasse d'où nous dominons son cours afin d'assister de ce petit belvédère au coucher du soleil. L'astre heurte bientôt la petite montagne qui borne l'horizon. On dirait qu'il va incendier le marabout qui la couronne. Quand il a disparu, la lumière, un instant, accomplit des prodiges. Elle se promène au galop dans un char de feu. Tout le ciel est en or, et tout le fleuve. Un or mêlé de bleu, incendiant le bleu sombre. Mais, tandis que le ciel demeure immobile, le fleuve a des tressaillements, des frissons d’être vivant. Il semble ressentir la jouissance de ces caresses de clarté, comme s’il recevait des brassées de fleurs. Puis la nuit tombe brutalement, comme elle tombe en Orient où il n’y a pas de crépuscule, et les étoiles se précipitent, se hâtent d’apparaître et de briller, comme si elles avaient peur d’être en retard et d’avoir laissé passer l'heure. Immobile à son tour, le Nil les double dans ses eaux."


extrait de Le visage de Jérusalem et Le Sphinx sans visage, 1948, par Henry Bordeaux (1870 - 1963), avocat, romancier et essayiste français, membre de l'Académie française

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