jeudi 13 février 2020

Les Colosses de Memnon, de la légende à l'histoire, par Myriam Harry

Photoglob co. - 1890

"Cher Memnon ! poétique statue ! décevant colosse ! c’est pour toi que nous avons retraversé le Nil, que nous avons, sous la radieuse aurore, repris le chemin de l'Occident funèbre.
C'est ainsi qu'on venait, à l'époque romaine, écouter l'oracle harmonieux.
Mais alors existait encore le Memnonium, le temple d'âme, auquel s'adossaient les deux pendants gigantesques, le double "double" formidable du grand pharaon qui avait érigé ces massives "ombres" de pierre pour soutenir sa parcelle de lumière et aider son âme volatile à affronter l'Éternité.
Et combien il est étrange, il est émouvant de songer qu'il y a réussi, que cet Aménophis III mort, il y a plus de trois millénaires, vit dans un paysage à peine changé, voit de la hauteur excessive de son front couler le Nil, et qu'il nous est plus familier que s’il était venu, y a un siècle, avec la mission de Bonaparte, à laquelle il doit, d’ailleurs, sa revie.
Évidemment, je l’aimais mieux quand je le connaissais moins, quand il n’était que le pauvre Memnon de mon enfance, seul dans l'immense désert et attendant, dressé sur la pointe des pieds, les divins baisers de sa mère qu'il saluait d’un mélodieux soupir.
Mais je m'accommode de ce couple de colosses assis sur leur cube de syène, les bras scellés aux cuisses et le visage absent, encadré du pshent pharaonique, semblable à la couffié des bergers. (...)
Un seul des deux colosses était sonore. Encore devait-il cette vertu à un tremblement de terre qui avait, au début du premier siècle de notre ère, fait de grands ravages dans la vallée du Nil, abattu un des obélisques de Hatasou, renversé des temples, éventré des pylônes.
Lui, la secousse ne l'avait qu'effleuré. Elle avait, dans son torse, creusé une légère fente. Le matin, le vent du désert s'y glissait et la statue tout entière vibrait comme une lyre éolienne.
Aussitôt naquit la légende. (...) Et comme les colosses s'adossaient au temple d'Aménophis III, les prêtres installèrent dans la statue sonore un oracle que l'on venait, en foule, consulter.
C'était, durant deux siècles, le but des touristes qui couvraient le socle immense d'inscriptions grecques et latines. Ils y venaient dès la première aube pour assister au musical miracle : beaucoup campaient plusieurs jours près de la statue, ne voulant partir avant d’avoir entendu l'heureux présage du gosier granitique. (...)
Plus tard, devant Septime Sévère, Memnon se refusa de vibrer. L'empereur, le croyant irrité, ordonna de dorer sa statue. Son âme mélodieuse, qui lui était venue de la colère des éléments, s'évanouit entre les mains obséquieuses des hommes. Il devint muet à jamais. Alors les pèlerins cessèrent d'affluer. (...)
Nous nous approchons des socles pour mesurer leur immensité. De loin, on ne s'en douterait pas. Le vide environnant et le fond des montagnes faussent complètement leurs proportions. Et c’est seulement quand j'ai escaladé le piédestal et me suis hissée à côté du pâtre, que je m'aperçois qu'il était adossé contre un orteil.
Je m'avise aussi que Memnon n'est pas solitaire. Il a, pour lui tenir compagnie dans l’éternité, à droite et à gauche de ses mollets, deux fines et sveltes statuettes que leur couronne effile encore. Elles n’atteignent pas le genou royal et pourtant elles ont trois fois ma hauteur.
L'une représente la mère d'Aménophis III, la charmante reine au nom de chatte : Moutamiaou que nous avons vue au temple de Louqsor en conversation ultra-intime avec le dieu Amon. L'autre est Taya, son inséparable épouse. (...)
Et n'est-elle pas touchante, cette tendresse familiale chez ce grand traqueur de lions, chez ce roi magnifique et munificent auquel un seul vassal envoyait du même coup trois cent dix-huit vierges ?
S'il aimait à s’éterniser gigantesquement, du moins, savait-il apprécier l'intimité d'un foyer si gai que même le voisinage de son temple funéraire ne parvenait à le rendre mélancolique. Car, de la dix-huitième Dynastie, il est le seul roi qui ait osé installer sur la triste rive d'Occident sa maison temporaire. (...)
Et, tandis que, doucement, je contourne la colline, j'aperçois encore, en bas, dans la plaine, les deux "doubles" gigantesques. Sous le soleil matinal, le granit de Syène prend une teinte de chair. Ils semblent s'animer de leur mythe mélodieux, et pourtant, je me demande si maintenant, les connaissant bien, je ne préfère pas leur histoire à leur légende..."


extrait de La Vallée des Rois et des Reines (Au pays de Toutankhamon), 1925, par Myriam Harry (Maria Rosette Shapira), 1869-1958, femme de lettres française, grande voyageuse, membre et première lauréate du prix Femina - Pseudonyme de Maria Shapira, épouse du sculpteur Émile Perrault-Harry. L'ouvrage dont un extrait est reproduit ici a été dédié, par son auteure, à Henri Munier, bibliothécaire du Musée égyptien, au Caire.

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