"Un musée ne me semble pas un sacrilège" (Jean Cocteau) Illustration extraite de The Graphic, 15 avril 1899 |
22 mars 1949.
Visite du Musée avec le docteur Drioton, figure joviale et qui communique une sorte de vie allègre aux nécropoles. Il glisse de siècle en siècle, nous épargne les œuvres mineures, ne s’arrête qu’aux chefs-d’œuvre. Plus je marche, plus je l’écoute, plus je tourne autour des colonnes, plus j'éprouve cette sensation d’un monde noir qui s’accroche comme le lierre, qui refuse de lâcher prise. Coûte que coûte, il faut s’affirmer, se perpétuer, s’incarner, se réincarner, hypnotiser le néant et le vaincre. Les poings fermés, les yeux grands ouverts et fixes, les Pharaons marchent contre le vide, l’endorment, le bravent. C’est pourquoi un musée ne me semble pas sacrilège. Ils ont exigé cette gloire nominale, cette gloire de tragédiens, sous des projecteurs. Ils ne se cachaient pas pour disparaître, mais pour attendre leur entrée en scène. On ne les arrache pas d’une tombe. On les sort d’une coulisse, masqués et gantés d’or.
Au reste, j’en aurai la preuve dans la chambre des momies qu’on ne montre plus au public et dont le docteur nous ouvre la porte. Elles reposent côte à côte, sous des vitres, dans une manière de salle de triage pour blessés de guerre, de morgue où l’on se penche afin d’identifier les victimes. Ces hommes prodigieux ont réussi jusqu’au bout la gageure de se transporter d’effigie en effigie, de muer, de changer de peau. La rage de survivre sculpte toutes ces petites têtes de cuir et de bronze qui montrent le poing. De la salle d'attente où cette grande famille hautaine habite ensemble, chacun s’évade et retrouve ses privilèges dans le musée où quelque forme géante lui permet de prendre ses aises, de vêtir son âme et de crier : "C’est moi !"
Qu'il est beau, ce Séti Ier, avec son nez mince, ses dents découvertes, toute sa petite figure de proie, toute sa petite figure morte, réduite à la seule exigence de ne pas mourir. Moi ! Moi ! Moi ! C’est le mot qui se répercute sous les voûtes. Et le riche fonctionnaire qui, sur sa stèle, imite l’attitude et le profil du roi, le crie à tue-tête. Et même il forme écho lorsque ce ministre, avec et sans perruque, avec et sans pagne, se contemple, face à face avec lui-même. Et les quatre petites têtes en albâtre de Tut-Ank-Ammon, qui se regardent, disposées comme le reflet d’un miroir à trois faces, sur le coffre aux entrailles, se disent : "Moi, moi, moi, moi."
Nous allons, grâce au docteur, sauter de l'époque âpre, rude, où les visages de femmes ont l’air de visages d’hommes, à celle, après une longue période d’académisme, où la grâce de Thèbes entre en scène, où les visages d'hommes ont l'air de visages de femmes. Puis, le roi Aménophis IV change la pièce et les décors. Le soleil devient le seul dieu (ce qui se passe derrière le soleil). Par son ordre, l’art sera réaliste et surréaliste. On cherchera l'extrême de la ressemblance jusqu’à une sorte de folie grandiose et l’on décidera de la forme des crânes allongés jusqu’à celle d'une calebasse. Mais d’un âge à l’autre cette débauche d’effigies restera dominée par la position intra-utérine et même la chaise à porteurs de la reine l'obligera publiquement à se recroqueviller comme dans le ventre ou dans l’œuf.
Partout le mort se protège contre les forces méchantes qui risqueraient de le distraire, de l’obliger à être un vrai mort, de sombrer dans le sommeil.
Et cette Égypte, qui marque sa route plate par des bornes vivantes, ne sera que la mise au point d’une Égypte néolithique éteinte faute d’écriture, faute de tailler la pierre à un autre usage que celui des armes et dont l’ébauche n’existera qu’en maquettes d’ivoire d’après lesquelles l'avenir exécutera son programme. Costumes et décors, en voici maintenant le théâtre et le magasin d’accessoires auquel rien ne manque : les salles de Tut-Ank-Ammon.
De ce jeune malade, fils de l’inceste, nous pourrons imaginer le luxe. Ses sièges, ses coffres, ses bagues, ses boucles d'oreilles, ses barbes postiches, ses gants, ses lits, ses chars, ses cannes, ses crochets, ses martinets, nous apparaissent sans trace de décrépitude. Tout est neuf, étincelant, prêt à l'usage. Et ce qui rayonnait autour on se le représente rien qu’à voir le lotus d’albâtre où il à bu. Le char nous montre le cheval noir empanaché ; la boîte à maquillage, le kohl des yeux ; les sandales d’or, la démarche.
Je le répète, ce jeune roi poitrinaire a réussi son coup. Plusieurs siècles s’écoulent et il se donne en spectacle.
(Les effigies des pharaons et le rite de la sculpture offrent des inconvénients aux âmes qui s’y incarnent. Cinq artistes y travaillent sous la dictée du scribe. Le maître sculpte le profil gauche. Un élève le profil droit. La face en souffre (paraît-il). Le profil gauche est toujours plus expressif. On devine que, dans cette enveloppe boiteuse, l’âme éprouve quelque gêne.) (Sous toute réserve. Je cite Drioton.)
Revenons au prince. Il effraye beaucoup d'Égyptiens superstitieux qui touchent du bois dès qu’on prononce son nom.
Il ne m’inspire aucune crainte. C’est même lui, en personne, qui nous dirige et nous aide à comprendre l’emploi des objets de son règne : comment il mange, comment il se couche sans abîmer sa coiffure, comment il siège sur son trône, comment il se maquille, comment il monte en char. Chez Tut-Ank-Ammon, nous ne sommes plus guidés par des stèles, ni par des cartouches. Nous circulons entre ses esclaves et dans sa maison.
Passée la porte du Musée, le peuple du Caire nous console un peu de vivre un âge sordide. Un dernier souffle d’élégance le drape. Sa main d’aveugle qui ne travaille plus pour aucun mécène arrange encore somptueusement les étoffes. Deux époques, celle du peuple, celle des automobiles américaines, se croisent, se bousculent sans se voir. À ce jeu, l’une et l’autre deviennent des fantômes. Tout le problème de l'Égypte est là."
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