mercredi 22 décembre 2021

"Tout est beau sur le Nil" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s.)

Soleil couchant sur le Nil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Quand s'enflent doucement nos deux voiles croisées,
Qui ressemblent de loin aux ailes des oiseaux,
Et qu'en sillons mouvants légèrement creusées
Aux côtés de la proue on sent glisser les eaux ;

Quand sous l'effort du vent notre barque inclinée
Semble un gai patineur au pied capricieux,
Qui sur l'eau tout-à-coup par l'hiver enchaînée
Trace négligemment des contours gracieux ;

L'âme alors se ranime, et l'active pensée,
Comme le vent, la barque et l'horizon qui fuit,
Court agile et légère, et sa course pressée
Laisse loin la douleur qui haletant la suit.

L'âme semble flotter doucement dans le vide,
Quand la barque traînée avance d'un pas lent,
Le jour désoccupé coule pourtant rapide,
Comme le long du bord l'eau coule en gazouillant.

La nuit vient, le vent tombe, on s'abrite au rivage,
Longtemps des matelots bruit le chant discord,
Puis tout cesse, on n'entend qu'un cri triste et sauvage,
On charge les fusils, on se ferme, on s'endort ;

Ou l'on veille écoutant le silence des plaines,
La voix du pélican qui s'éveille à demi,
Le chien qui jappe au seuil des cabanes lointaines,
Les murmures confus du grand fleuve endormi.

Je ne connaissais pas ces nuits étincelantes,
Où l'argent fondu roule en fleuve au firmament,
Où brillent dans les flots les étoiles tremblantes,
Comme rayonnerait sous l'onde un diamant.

Cependant du sommeil on consume les heures
À contempler le cours lent et silencieux
Des mondes où pour l'âme on rêve des demeures,
Hiéroglyphes brillants des mystères des cieux.

Et des astres nouveaux, inconnus à l'Europe,
Versent pour nous leurs feux dans le champ sidéral
Où resplendit au sud l'étoile de Canope ;
Nous regardons monter la croix du ciel austral ;

Et puis il faut saisir, à sa dernière flamme,
Ce soleil qui dans l'air fait chanter les oiseaux,
Qui fait dans notre sein chanter aussi notre âme,
Et rire la lumière à la face des eaux.

Quand le soleil penchant aux sommets luit encore,
Sur le bord de la barque il faut aller s'asseoir,
Voir le ciel qui blanchit comme ailleurs par l'aurore,
Et respirer à deux la pureté du soir.

Tout est beau sur le Nil, chaque heure a son prestige,
Ce monotone cours semble toujours nouveau,
Le Nil mystérieux lui-même est un prodige,
Nous voyons le géant, nul n'a vu le berceau.

Ce fleuve est fils du ciel, comme le dit Homère ;
On le trouve plus vaste en remontant son cours ;
Seul il n'emprunte rien aux sources de la terre,
Seul il ne reçoit rien, seul il donne toujours.

Au temps marqué, le Nil sort de sa couche immense,
Sur l'Égypte il étend ses deux bras, la bénit,
La mort seule y régnait, la vie y recommence,
Le dieu satisfait rentre et dort dans son grand lit.

L'un sur l'autre écroulés, des siècles et des mondes
Près de lui maintenant dorment silencieux,
Leur sommeil est la mort mais il vit, et ses ondes
Réfléchissent toujours le désert et les cieux,

Il prodigue ses flots qui jamais ne tarissent
À ces peuples déchus de leur vieille splendeur,
Même à ces fils du nord dont les fronts qui pâlissent
De ce puissant climat soutiennent mal l'ardeur.

Et pour se consoler des présentes misères,
Triste de ne plus voir rien de grand sur ses bords,
Rappelant du passé les gloires séculaires,
Le vieux fleuve se plaît au souvenir des morts.

Pensif, il s'entretient des prodiges antiques
De ces rois oubliés dont lui seul sait le nom ;
Et de là descendant aux âges héroïques,
Il murmure tout bas Menés, Ramsès, Memnon.

Il sourit comme un père aux antiques ruines
Des temples dont il vit poser les fondements,
Il salue en passant les deux cités divines,
Ton nom seul, ô Memphis ! Thèbes, tes monuments !

Ne voulant plus rien voir après les pyramides,
Comme un roi triomphant qui trancherait ses jours
Le fleuve impatient hâte ses flots rapides,
Et, sombre, dans la mer ensevelit son cours.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans les voiles,
Au rivage qui passe, à l'onde qui s'enfuit."

extrait de Littérature, voyages & poésies. 2, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.