Auguste Louis Veillon (1834-1890), "Rives du Nil" |
Le Nil s'était élargi comme un vaste lac sur l'étendue duquel saillissaient les îles flottantes où des buffles et des chameaux broutaient de hautes herbes ; tandis que des fellahs, huchés sur les cimes aiguës des palmiers, y cueillaient des grappes de dattes rousses.
Du côté de la chaîne arabique, la posture des monts devenait de plus en plus magnifique ; les rocs gigantesques coupés à angle droit figuraient des bastions qu’on eût dit construits par des géants pour nous défendre l'entrée du grand désert qui, par delà ces formidables murailles, s'étend jusqu'à la mer Rouge. Du côté de la chaîne libyque, les monts sont plus éloignés et le désert plus voisin du rivage. La zone cultivée est plus vaste, Fayoum en marque le point le plus cultivé et le plus fertile.
J'entends dire autour de moi que ce merveilleux paysage a le défaut d’être monotone : toujours des montagnes dénudées ! toujours des palmiers montant dans l'azur ! toujours des bisons ou des brebis paissant alentour des pauvres tourbis d'où un minaret jaillit dans un ciel sans nuage ! Pas un horizon inattendu et varié ! Les navires marchent des heures entières et l’aspect des deux rives ne change pas.
Ceux qui parlent ainsi oublient les effets magiques de la lumière égyptienne. Lorsque le soleil qui décline darde ses premières pourpres sur la rive occidentale, on croirait qu'un sang jeune et rose s’infuse à travers l'immense étendue. Il jaillit comme un incendie au fond de l’éther bleu qu'il embrase, il colore de sa flamme jusqu’à la blafarde aridité du désert ; chaque caillou brille comme un rubis, chaque grain de sable devient une étincelle ; l’eau trouble du Nil se clarifie et semble bleue comme celle d’un lac de la Suisse.
Ce jour-là, en voyant le premier soleil couchant de la Haute-Égypte, je restai en extase et comme attendrie d'admiration et d'amour. La terre vivait et tressaillait à cette heure. Du brin d'herbe aux monts titaniques, tout participait à l'immense palpitation de son rayonnement. Oui, la terre vit ; elle a une âme qui, tour à tour, se communique aux nôtres et se les assimile sans les anéantir. Nous contribuons à sa fécondation, à sa beauté, à ses enfantements immortels ! Nous voyons dans ses clartés ardentes ou douces les âmes aimées disparues dont les rayons nous brûlent et nous caressent. Nous sommes appelés et attendus par elles dans le foyer attractif où gravitent les générations. Les âmes incessamment en découlent et y remontent.
Perdue dans mon rêve, la tête plongée pour ainsi dire dans l'embrasement fluide du couchant qui se condensait tout à coup à l'horizon en une large bande de pourpre, tandis que des plaques d'or miroitaient sur le fleuve et que dans l'espace oriental du ciel se levaient déjà les premières étoiles, je ne m'étais pas aperçue du mouvement qui se faisait à l'arrière du Gyzeh. Gastano dressait la table sous la tente en fredonnant un air de la Traviata."
extrait de Les pays lumineux : voyage en Orient, 1879, de Louise Colet (1810-1876), poétesse et écrivaine française qui, lors de l'inauguration du canal de Suez en 1869, est envoyée en Égypte par le journal progressiste “Le Siècle” pour suivre l'événement. Elle note ses observations et ses réflexions sur l'art, la religion, le mode de vie des Égyptiens dans un livre qui ne paraîtra qu'après sa mort, en 1879.
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