vendredi 27 août 2021

Comment se préparer à "apprécier équitablement" les productions de l'art de l'Égypte, par George Foucart

photo MC

"On dirait que tout, dans la Vallée du Nil, présente un aspect particulier et différent de ce que l'on voit dans les autres pays. Le voyageur le notait déjà, lorsque vinrent jadis les premiers touristes du monde hellénique ; il n'en est pas moins frappé de nos jours, lorsqu'il sait regarder autour de lui avec attention. Il n'est pas surprenant que la sculpture ait participé, elle aussi, à la singularité des choses égyptiennes. Dès lors, celui qui entreprend de faire comprendre la création et le développement original de cet art est obligé, à son tour, de suivre un plan qui s'éloigne de celui qui conviendrait à d'autres contrées. Il lui faut se faire l'interprète de la race dont il étudie les œuvres, s'il veut faire connaître exactement les conceptions et les sentiments que sa sculpture a eu pour but de réaliser en formes matérielles. Aussi une préparation préalable est-elle nécessaire à qui veut apprécier équitablement ses productions. 
Dans nos musées, le visiteur mal informé traverse rapidement les galeries égyptiennes. Sauf quelques pièces, dont la majesté sereine ou la vie intense arrête, au passage, quiconque est à même de sentir la beauté artistique, le reste rebute par sa froideur apparente, lasse par sa monotonie supposée, ou déconcerte par l'étrangeté de ses combinaisons, décidément trop peu familières aux héritiers que nous sommes du monde gréco-romain. L'indifférence fera place à l'intérêt, lorsque l'on se sera rendu compte de ce qu'ont voulu exprimer ces statues, et quels espoirs elles ont nourris chez leurs possesseurs. 
C'est pourquoi celui qui veut enseigner l'histoire de cet art doit s'efforcer de mettre en relief l'influence prédominante des croyances religieuses sur les formes de la sculpture. Il lui faut, pour chacune des œuvres qu'il propose comme types, montrer à quelle idée précise répond chacun des détails que l'on y note, et quels effets utiles aux rapports avec les dieux, ou utiles aux destinées de l'homme le sculpteur a cru réaliser pal ses inventions successives. L'art de l'Égypte ne procure que trop rarement la vive et immédiate jouissance qui naît de la vision de la beauté parfaite. En revanche, il donne à l'esprit des satisfactions toujours plus pleines et plus complètes ; il suggère des réflexions d'une portée toujours plus haute, lorsqu'en étudiant ses œuvres on y retrouve l'explication rationnelle de l'ensemble, puis la justification logique des moindres détails de cet ensemble.
Mais il y a mieux que tout cet enseignement, pourtant si fécond déjà.
Nulle étude ne peut faire pénétrer plus avant que celle-là dans l'âme égyptienne. À remettre en leur place et dans leur milieu ces œuvres, aujourd'hui arrachées au cadre où elles ont vécu, une grande leçon se dégage finalement. Toutes ces figures, si dépaysées de nos jours sous notre ciel trop triste, on les sent reprendre un peu leur vie d'autrefois, cette vie qu'elles menaient jadis en leurs "maisons d'éternité" ou dans les châteaux des dieux. Quelque chose vient jusqu'à nous de ce qui fut alors, au temps où leurs contemporains y voyaient des êtres vivants, et les traitaient comme tels. Pour quelques instants, les âmes qui animaient ces corps de pierre savent entrer en communication avec nous, et les inscriptions nous parlent une langue qui ne sonne plus étrangère. 
C'est qu'en Égypte, plus encore peut-être qu'ailleurs, l'œuvre de l'artiste n'est pas le produit d'un seul individu, mais de toute la génération des hommes qui l'ont entouré. Si l'histoire proprement dite raconte les faits, l'art les dit aussi à sa manière, en exprimant ce que ressentaient ceux qui les subirent. 
Les statues d'Égypte nous racontent ce qu'était le temps où leurs âmes vivaient en des corps de chair ; elles disent le bienfait aux hommes et les services rendus au temple. Leurs supplications aux dieux, leurs appels aux vivants ne sont pas seulement l'ardente prière d'êtres lointains qui voulaient continuer cette existence qui leur était si douce sur les rives aimées du Nil. 
En écoutant ces gens, qu'une telle distance sépare pourtant de nous, il est malaisé de rester insensible à ce qu'ils disent ; par delà le ton, quelquefois naïf pour nous, de leur langage, on atteint ce qui n'est plus seulement égyptien. Ces vieilles gens sont nôtres, quand ils parlent de leur confiance dans les dieux bienfaisants, de leur attachement au sol natal, des liens qui les rattachent à leurs proches, ou quand ils disent ce qu'ils cherchèrent à être pour le pauvre, le faible, et le malheureux. Autant cette émotion est artificielle et sans consistance, lorsqu'elle procède de la pure imagination ou des simples impressions d'un moment, autant elle est durable et pleine d'enseignements, lorsqu'elle se dégage finalement de l'étude raisonnée de monuments précis et de textes certains.
Après quelques années de séjour en Égypte, non pas dans les grandes villes, mais en contact avec les choses, en rapports directs avec les êtres de là-bas, combien d'entre nous n'ont-ils pas été pris par le charme qui se dégage de la terre du Nil ? Et de même à vivre avec toutes ces vieilles statues, à s'instruire de leurs leçons, à les comprendre mieux chaque jour, on en vient à les aimer comme si elles gardaient encore vraiment quelque chose de cette vie qu'elles ont cru posséder."

extrait de "La Religion et l'Art dans l'Égypte ancienne", La Revue des Idées, 15 novembre 1908, par George(s) Foucart (1866-1944), égyptologue français, inspecteur des antiquités de la Basse-Égypte, professeur d'histoire ancienne à l'université de Bordeaux, professeur de l'histoire des religions à Aix-en-Provence, directeur de l'Institut français d'archéologie orientale au Caire de 1915 à 1928.

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