mardi 25 août 2020

"Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien" (Robert de Traz)

Thoutmosis III, musée de Louxor (Pinterest)

"Désormais les ténèbres et les malentendus règnent sur l'Égypte pharaonique. Tombes éventrées, temples décharnés, elle a l’air ouverte aux yeux. Mais tout le monde y commet des contresens, à commencer par Hérodote. Quand, il y a cent ans, Champollion déchiffra les hiéroglyphes, on crut tenir enfin la clé de ce monde perdu. L’on se mit à traduire avec empressement les textes des stèles et des papyrus. Or l'on s’aperçoit aujourd'hui qu’à en transcrire littéralement le sens, la signification des métaphores nous échappe peut-être. Naville fait remarquer à cet égard l'incohérence de certains passages où, aux idées les plus hautes, se mêlent des bizarreries, des sottises. Là où nous pensions avoir compris, apparaît soudain un trou, une impossibilité intellectuelle. Qui sait si les hiéroglyphes n’ont pas un sens second et s’il ne faut pas une autre clé pour ouvrir, après le premier caveau, une chambre secrète où tout s'expliquera.
Il nous reste l’art, qui est, lui, une révélation. Les symboles nous échappent, les textes nous trompent peut-être, mais la beauté parle. D'une voix inoubliable. Qu'importe que le cadavre ait disparu si la statue surgit de la tombe ? Nous ne savons pas ce que disaient exactement ces chefs et ces sages, mais eux, en tout cas, les voilà. Tels quels. Plus déchiffrables que les papyrus sont le visage humain, la forme délicate et nue d'un corps de femme. Idée très égyptienne, d’ailleurs. Ptah, "qui forma la terre", est aussi le dieu des artistes. Pour ces croyants, les statues devenaient des êtres. 
Ils nous sont restitués, et comme contemporains : Senousret III, visage tendu, joues creuses, menton lourd et dédaigneux, avec sur sa face de dur granit quelque chose de triste, de résolu et de sensuel ; Thoutmès III, le grand conquérant, à l'air d'intelligence et de raillerie, le nez pointu, les yeux à fleur de tête, l’ensemble si gai, si libre ; la reine Nefertelé, les yeux soulignés, la bouche sur le point de s'ouvrir ; Toutankhamon, le petit Pharaon tuberculeux qui mourut très jeune, aux prunelles attentives sous l’arcade régulière des sourcils, et dont la sérénité ne s’interroge pas, ne se plaint pas, ne reproche rien.
Ce n’est pas notre moindre découverte que d'apprendre à aimer l’art égyptien. Apprivoisés peu à peu, nous nous habituons à des formes gigantesques ou simplifiées, dont la puissance évocatoire, la généralité supérieure nous satisfont au sortir d’un âge d'impressionnisme et de pittoresque. Fatigués de détails, avec quel bonheur pacifiant nous saluons de magnifiques synthèses. Une ligne pure, un simple relief levé dans le calcaire, mais si juste, si souple, et voici que bouge l’ondulation même de la vie. Comment n'en serions-nous pas profondément satisfaits ? Ainsi, dans des œuvres qui nous paraissaient surprenantes tout d’abord, nous retrouvons ce que nous voudrions qui nous ressemble."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

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