lundi 24 août 2020

"Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil" (Robert de Traz)

photo datée de 1898 - auteur non mentionné

"Naguère, j'avais, à la manière de tout le monde, une idée rudimentaire de l'Égypte : pyramides, chameaux, Cléopâtre, et un paysage comme sur les boîtes de dattes. Pas besoin d'en savoir davantage. Mais je suis venu, j'ai touché la pierre chaude des murailles et, malgré des étonnements devant une civilisation si étrange, tantôt puérile, tantôt monstrueuse, je commence à me sentir saisi. 
Mais remplacer une idée vague par une idée plus précise, l'indifférence par l'intérêt, cela fait souffrir comme une crise de croissance. Apprendre cause des regrets, en attendant de causer du bonheur. Après tout, il était peut-être légitime de laisser le sable engloutir des édifices désaffectés. L'homme est fait pour oublier et pour se répéter. En lui rendant des souvenirs perdus, l’archéologie fausse le mouvement naturel des civilisations qui s’ignorent en se succédant, et qui, jusqu’à présent, ont trouvé leur ressort essentiel dans cette méconnaissance ingénue de leurs prédécesseurs.
Ce ne sont pas que des momies, ce sont des siècles, quarante ou soixante siècles qu’on a ramenés au jour dans la vallée du Nil. La limite de nos connaissances historiques a été brusquement reportée très loin en arrière de nous. D’immenses galeries ténébreuses se sont éclairées. Un si formidable écart des repères du temps inquiète l'esprit. Ces dynasties multiples, maintenant identifiées, et dont la chronologie va se perdre, à rebours, bien au delà de l'ère chrétienne, elles désaxent notre évolution, elles nous interdisent désormais, à nous autres Occidentaux, d’être au centre du monde. Or nous avons besoin de nous enclore dans des notions étroites de temps et si celles-ci s’élargissent tout à coup, nous frissonnons devant l'évidence de notre minorité historique.
Le rôle de la culture gréco-latine est de borner nos curiosités à deux peuples et à quelques centaines d’années aisément définissables. Ainsi nous nous persuadons que d’honorables prédécesseurs ont préparé notre destin, et nous les saluons comme de bons grands-parents. Le langage, la littérature, la tradition, en nous unissant à eux, nous rassurent sur notre propre sort.
Mais si le nombre des civilisations anciennes augmente, si les cadres gréco-latins éclatent, si l'univers s’approfondit au-dessus de nos têtes et sous nos pieds, si l'humanité laisse apercevoir dans le passé des masses confuses hier encore inconnues, qu'allons-nous devenir ? Nos certitudes scolaires chancellent. Et nous voilà éblouis par l'immense horizon du relativisme."

extrait de Le dépaysement oriental, de Robert de Traz (1884-1951), romancier et essayiste suisse

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