vendredi 9 novembre 2018

L'art égyptien "est majestueux et grand par l'absence du détail" (Charles Blanc)

Mykérinos et la reine Khâmerernebty II (Fine Arts - Boston)
"L'art de l'Égypte, le plus ancien de tous, est le plus facile à connaître, parce qu'il demeura stationnaire, uniforme, immuable, tant qu'il fut égyptien, c'est-à-dire jusqu'à ce que la domination des Ptolémées en eût changé un peu la physionomie en y introduisant ou plutôt en y laissant s'infiltrer quelque chose du génie grec. 
Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple.
Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur, ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complètement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent la même direction, ils restent aussi exactement parallèles. Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre.
Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et lés contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté. D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition.
Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée. 

Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposait ainsi à tout croisement. Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée.
Une preuve encore de la volonté qu'eurent les prêtres de substituer le symbole à l'imitation, c'est que l'étude de l'homme physique et la connaissance de l'anatomie furent sévèrement prohibées chez ce peuple étrange, qui respecta la mort plus que la vie, comme si la mort eût été pour lui l'initiation à une vie impérissable. Non seulement la religion interdisait les dissections anatomiques, mais elle ordonnait qu'après l'incision unique faite dans les flancs du cadavre pour en tirer les intestins et procéder à l'embaumement, l'homme chargé par état de cette opération, à la fois nécessaire et sacrilège, prît aussitôt la fuite pour échapper à la colère des parents qui le poursuivaient à coups de pierres.
Quand il modèle la tête humaine, le sculpteur égyptien l'imite avec plus de fidélité, et il montre bien ce qu'aurait pu être son imitation dans un art qui fût resté libre. Avec quelle force est exprimée la conformation de la race africaine ! Comme il est bien taillé, ce visage des enfants de Cham, au profil déprimé, au nez aplati, aux lèvres épaisses, au menton rentrant et court, aux yeux allongés, obliques et placés au niveau du front ! Et ces yeux, s'ils sont toujours (ouverts), toujours entiers, et toujours de face dans les têtes de profil, ce n'est point assurément parce qu'un œil est plus difficile à dessiner de profil qu'une bouche ; c'est sans doute parce qu'on a voulu, en dépit de la vérité, que l'organe révélateur de la pensée eût dans le visage humain une importance décidée et dominante.
Est-il besoin d'insister sur une tendance aussi fortement marquée au symbolisme, alors que tant de figures nous offrent la combinaison monstrueuse de corps humains avec des têtes d'animaux ? "En montrant aux yeux, dit Raoul Rochette (Cours d'Archéologie), un corps d'homme surmonté d'une tête de lion, de chacal ou de crocodile, l'Égypte n'eut certainement pas l'intention de faire croire à la réalité d'un être pareil ; c'était une pensée qu'elle voulait rendre sensible plutôt qu'une image vraie qu'elle prétendait offrir. Le mélange des deux natures était là pour avertir que ce corps humain servant de support à une tête d'animal était une pensée écrite, la personnification d'une idée morale et non pas l'image d'un être réel." 

Oui, on peut le dire, la sculpture égyptienne demeura une forme de l'écriture, un art essentiellement symbolique, et ce fut une raison de plus pour qu'elle restât immobile. Le symbole fut pour ce grand art ce qu'étaient pour les morts embaumés les aromates qui les conservaient ; il le momifia, mais, en le momifiant, il le rendit incorruptible." 



extrait de Grammaire des arts du dessin, architecture, sculpture, peinture : jardins, gravure en pierres fines, gravure en médailles, 1908, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

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