lundi 19 novembre 2018

À travers le Delta (Saïs, Dessouk, Fouah, Rosette...), par Maxime Legrand


"Un bourg du Delta" - illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur

"Le monde ne renferme pas de terres plus fertiles que ces rives du Nil ; il en renferme peu qui mettent à plus rude épreuve l'industrie du cultivateur. Des appareils de diverses sortes sont employés pour l'arrosage des buissons de cotonniers, des champs de blé, de lin et d'indigo.
Mais que sont ces bourgs bâtis juste sur la rive et les habitations qu'ils contiennent ? Un torchis de limon du Nil, un toit en branches et en pousses de palmiers sur lesquelles on étend de la terre, voilà la cabane d'un fellah pauvre ; les paysans riches habitent des maisons de briques séchées au soleil ; les maires de village, assez fréquemment, des bâtisses somptueuses en briques cuites. Aucune fenêtre n'ouvre sur la rue ; au-dessus de beaucoup de portes, des ornements fort simples, losanges, oves, spirales. Des tas d'ordures, recouverts de mauvaises herbes, dans lesquels les chiens poltrons cherchent leur nourriture avec force glapissements, barrent la rue du village ; parfois on rencontre le cadavre en décomposition d'un âne tombé sur place. Un minaret domine huttes et maisons ; des sycomores, le plus bel ornement de la localité, étalent leurs couronnes ombreuses, des dattiers élancés se bercent au vent, des acacias couverts de longues grappes de fleurs exhalent un doux parfum, des tamaris toujours verts ou des caroubiers s'élèvent, chargés de leurs gousses. (...)

Qu'on laisse le bateau et qu'on s'enfonce dans l'intérieur des terres, on trouve, un peu plus loin vers le nord, un bourg, des collines de décombres, un petit lac ; sur le bord de l'eau, des cigognes et une bande de hérons argentés, qui laissent approcher jusqu'à la distance de quelques pas, avant de détourner leur cou gracieux et de s'élever sur leurs ailes, pour s'en aller planer dans la direction du Nil, comme un nuage blanc. Ce sont les ruines de Saïs, la brillante résidence des Pharaons, la ville savante où florissait une école non moins célèbre parmi les Grecs que parmi les Égyptiens. Le bourg, dont la mosquée s'élève auprès des ruines, a conservé le nom orgueilleux de Saïs, sous la forme Sa ou Sa-el-Hagar. Jamais la prospérité matérielle de l'Égypte, jamais le nombre de ses villes et de ses habitants n'a été porté aussi haut qu'il le fut sous le règne de cette dynastie saïte, amie des Grecs. Mais depuis ? Un sentiment d'épouvante glace le sang, quand on jette les yeux sur les plaines désertes et sur les misérables ruines grises qui nous entourent. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, Saïs est encore citée comme étant le siège d'un évêché. Plus tard, nulle mention n'est faite de son existence : quant à son passé, il vivra toujours dans la mémoire des hommes.
Plus loin encore vers le nord, après trois heures de navigation, on arrive dans le port d'une jolie ville, Dessouk. Son marché hebdomadaire et son marché aux chameaux sont renommés. Devant la mosquée du cheik Ibrahim, paysans et Bédouins, en groupes pittoresques, font affaire, bavardent, jouent les uns avec les autres. La coupole majestueuse de la mosquée vient d'être fraîchement peinte, car bientôt, huit jours après la foire de Tantah, le jour de fête du saint de Dessouk, dont la renommée ne le cède, en Égypte, qu'à celle du saint Seyid-el-Bedaoui de Tantah, sera célébré par la prière et le marché annuel, par des récitations du Koran, enfin par des danses religieuses et des réjouissances publiques. Rien de plus oriental que ce spectacle. Parmi les femmes qui apportent au marché des légumes et de la volaille, ou vont en groupes animés s'approvisionner d'eau pour les besoins de la maison, se glisse plus d'une apparition pittoresque. Peut-être est-ce à Dessouk que s'élevait l'ancienne Naukratis.
Si l'on continue vers le nord, on rencontre sur la droite la petite ville proprette de Fouah, sur la gauche Foum-el-Mahmoudieh, où des machines à vapeur refoulent l'eau du fleuve dans le canal qui réunit Alexandrie au Nil. On passe ensuite devant la colline d'Abou-Mandour, couronnée de palmes, et le port de Rosette apparaît, encombré de bateaux arabes. Beaucoup de maisons de belle apparence, ornées de balcons, élevées à plusieurs étages, et presque européennes d'extérieur, donnent l'impression d'une ville trop spacieuse pour ses 17.000 habitants. Les jardins de Rosette sont charmants et bien entretenus ; la ville s'appelait en copte Ti Rashit, qu'on peut traduire par la Ville de la Joie. En sortant par la porte du nord, on rencontre quelques ouvrages de défense, entre autres le fort Saint-Julien. C'est en ce lieu qu'en 1799 fut trouvée la célèbre pierre de Rosette."  


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand

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