extrait du Livre des Morts |
Le principe était le cauchemar unique de la mort dans cette vie, le besoin fou de la conjurer : alors : cette lutte sublime contre la mort : embaumement, pyramides, musées, destinés à cacher les momies, hypogées et labyrinthes. Foi sublime, cauchemar comme celui du moyen âge, mais dans un pays et des temps plus lents, qui ne connaissaient pas le Christ, aimaient la beauté, la parure, les cheveux dorés, le ciel bleu, n'étaient pas à l'étroit comme l'Europe et se mouvaient par périodes lentes et par dynasties vastes comme le désert.
Ah ! ceux qui ont eu le cauchemar de la mort comprendront le pauvre fellah, qui chante trois notes, qui traîne des pierres dans cette vie éphémère pour gagner l'éternité, non selon l'image dilettante de M. Renan (la pierre de la pyramide consciente dans les Dialogues philosophiques), mais au sens réel, palpable, criant, payé comptant en bonne espèce humaine ! pour se réveiller dans mille ans avec ma belle figure, ma chair, mes mains, mes cheveux, ma voix, et pour toujours alors. Bouddha croit aussi aux résurrections mais les redoute et y coupe court par le nirvânah, lutte en sens contraire. C'est le même filon oriental, mais plus énervé, plus habitué par des générations de farniente sous le mancenillier polyforme (voir Flaubert Saint-Antoine). Le fellah, lui, travaille dans cette vie et se reposera dans l'autre.
Eh bien ! l'art n'eut qu'un but : tirer des exemplaires du défunt aussi vivant que possible pour décupler les preuves qu'il exista et qu'il est par conséquent sauvé, et, qui sait ? pour détourner peut-être sur ces mannequins les coups jaloux du génie de la pourriture, lui donner le change. Plus il y a d' exemplaires, le plus trompe-l'œil (polychromie, bijoux), plus il y a de chances : de là la folie des rois.
Les admirateurs de l'art égyptien n'ont qu'une idée, pauvres pédants du XIXe siècle, défendre ces œuvres du reproche d'hiératisme. Voyez comme ils sont réalistes, comme c'est modelé ; voyez ces études de genoux dans la Ve dynastie. Quelle vie !
Ces artistes sont aussi forts que vous ; mais ils y mettaient du style et ces œuvres n'ont pas été dépassées ! – Laissez donc. Ils avaient de bien autres préoccupations que de faire du réalisme et de l'art pour l'art ! Ils avaient vu la mort ! toute leur vie, leur royauté, leur enfance, leur naissance, leur civilisation tourne autour de ce puits effarant. Ô pions dilettantes qui ne travaillez, vous, que pour l'immortalité d'un fauteuil à l'Institut et non pour la résurrection personnelle de la créature ou même celle de l'art égyptien !
Oui, hiératiques et réalistes, sommaires et vivantes. Oui le trompe-l'œil de l'être qui fut organisé et la rigidité de la mort (jambes ou bras collés, poses simples ou stéréotypées) tout cela confirme cette idée des exemplaires à tirer du défunt pour dépister la Destruction de nos touchantes personnalités.
Voilà dans quelle foi il faut chercher la source de ce hiératisme qui n'est pas inhabileté technique en contradiction avec le vivant, (d'autres parties voulues vivantes, - les animaux), avec les siècles de latitude que cet art eut pour se perfectionner, avec le reste de sa civilisation. (...)
Le sculpteur (en même temps scribe et décorateur) est un fonctionnaire sacerdotal et non un artiste, de génie ou non, qui rêve, qui a une personnalité de facture ou d'imagination, qui crée, qui a quelque chose à dire, qui signerait, qui ferait mieux que le voisin, comme cela se fait instinctivement ailleurs.
La mort a tout glacé. "La vie est une préparation à la mort." (...)
L'art égyptien est de l'art chinois, mais arrêté dès l'enfance et glacé par la mort. Les deux cœurs sont les mêmes, les temps aussi, le milieu et le reste du monde aussi. Les dynasties coulent dans le même moule de temps. Mais le Chinois est gai comme des oiseaux dans des volières de bambou. Et l'Égyptien s'attelle aux blocs des cataractes en grasillant ses mélopées sur trois notes."
extrait de Œuvres complètes de Jules Laforgue, 1919, par Jules Laforgue (1860-1887), poète français symboliste. "Connu pour être un des inventeurs du vers libre, il mêle, en une vision pessimiste du monde, mélancolie, humour et familiarité du style parlé." (Wikipédia)
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