lundi 5 novembre 2018

"Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre." (Élie Faure)

tombe de Rekhmirê - via Osiris.net
 "Quoi qu'il en soit, c’est la foule et rien qu'elle qui a répandu sur le bois des sarcophages, sur le tissu compact des hypogées, les fleurs pures, les fleurs vivantes, les fleurs colorées de son âme. Elle a chuchoté sa vie dans les ténèbres pour que sa vie resplendît à la lumière de nos torches quand nous ouvririons les sépulcres cachés. 
La belle tombe était creusée pour le roi ou le riche, sans doute, et c'était sa fastueuse existence qu'il fallait retracer sur les murs, en convois funèbres, en aventures de chasse ou de guerre, en travaux des champs. Il fallait le montrer entouré de ses esclaves, de ses travailleurs agricoles, de ses animaux familiers, dire comment on faisait pousser son pain, comment on dépeçait ses bêtes de boucherie, comment on pêchait ses poissons, comment on prenait ses oiseaux, comment on lui offrait ses fruits, comment on procédait à la toilette de ses femmes. Et la foule des artisans travaillait dans l'obscurité, elle croyait dire le charme, la puissance, le bonheur, l'opulence de la vie du maître, elle disait surtout la misère mais aussi l'activité féconde, l'utilité, l'intelligence, la richesse intérieure, la grâce furtive de la sienne.
Quelle merveilleuse peinture ! Elle est plus libre que la statuaire, presque uniquement destinée à restituer l'image du dieu ou du défunt. Malgré son grand style abstrait, elle est familière, elle est intime, quelquefois caricaturale, toujours malicieuse ou tendre, comme ce peuple naturellement humain et bon, peu à peu écrasé sous la force théocratique et descendant en lui de plus en plus pour regarder son humble vie. 
Au sens moderne du mot, aucune science de la composition. Aucun sens de la perspective. Le dessin égyptien est une écriture qu'il faut apprendre. Mais, quand on la connaît bien, comme toutes ces silhouettes dont les têtes et les jambes sont toujours de profil, les épaules et les poitrines toujours de face, comme toutes ces raides silhouettes remuent, comme elles vivent ingénument, comme leur silence se peuple d'animations et de murmures ! Un extrême schéma, sûr, décisif, précis, mais tressaillant. Quand la forme apparaît, surtout la forme nue ou devinée sous la chemise transparente, l'artiste suspend en lui toute sa vie, pour ne laisser rayonner de son cœur qu'une lumière spirituelle qui n'éclaire que les plus hauts sommets du souvenir et de la sensation. 
Vraiment ce contour continu, cette unique ligne ondulante, si pure, si noblement sensuelle, qui dénonce un sens si discret et si fort du caractère de la masse et du mouvement a l'air d’être tracé dans le granit avec la seule intelligence, sans le secours d’un outil. Là-dessus des coulées brillantes, légères, jamais appuyées de bleus profonds, d'émeraudes, d'ocres, de jaunes d’or, de vermillons. C'est comme une eau tout à fait claire où on laisserait tomber, sans l'agiter d'un frisson, des couleurs inaltérables qui ne la troubleraient pas et permettraient d’apercevoir toujours les plantes et les cailloux du fond. (...)
Ce que (l'artiste égyptien) conte, c'est sa vie même. Les ouvriers à la peau tannée, aux épaules musculeuses, aux bras nerveux, aux crânes durs, travaillent de bon cœur, et même quand le bâton parle, ils gardent leur douce figure, leur figure glabre à pommettes saillantes, et ce n'est pas sans une sorte de fraternelle ironie que l'artisan décorateur ou statuaire qui s'est représenté lui même si souvent, les montre affairés à leur besogne, rameurs suant, bouchers coupant et sciant, maçons assemblant des briques de limon cuit, gardeurs de troupeaux conduisant leurs bêtes passives, accouchant les femelles, pêcheurs, chasseurs, valets de ferme goguenards soupesant les canards éperdus par la base des ailes, les lapins soubresautant par les oreilles, gavant les oies obèses, portant dans leurs bras des grues dont ils serrent le bec à pleine main pour les empêcher de crier.
Tout est moutonnements, trots roulants et serrés, bêlements, meuglements, bruits d'ailes. Les bêtes domestiques, les bœufs, les ânes, les chiens, les chats ont leur allure massive ou paisible ou joyeuse ou souple, leurs ruminations infinies, leurs frissons de peau ou d'oreilles, leurs ondulations rampantes, leurs allongements de pattes silencieux et sûrs. Les panthères marchent sur du velours, tendant leur tête plate. Les canards et les oies boitillent, les becs spatulés fouillent en clapotant. Les poissons stupides bâillent dans les filets tendus, l'eau qui tremble est transparente et les femmes qui viennent la recueillir dans leurs jarres ou les animaux qui s'y plongent sont pénétrés de sa fraîcheur. Les oranges, les dattes pèsent dans les corbeilles soutenues par un bras aussi pur qu'une jeune tige, et balancées comme des fleurs. Les femmes, quand elles se parent ou mouillent leurs pinceaux fins pour farder leurs maîtresses, ont l'air de roseaux inclinés p
our chercher la rosée dans l'herbe. Le monde a le frisson silencieux des matins. 
Cette poésie naturelle, ardente au fond, et familière, les Égyptiens la portent dans tout ce qui sort de leurs doigts, dans leurs bijoux. leur petite sculpture intime, ces bibelots innombrables qui encombraient leur sépulture où ils suivaient le mort auquel ils avaient appartenu, dans les objets domestiques de la cuisine et de l'atelier. Toute leur faune, toute leur flore y revit avec ce même sentiment très sensuel et très chaste, immobile et vivant, cette même profondeur pure. Bronze ou bois, ivoire, or, argent, granit, ils conservaient à la matière travaillée sa pesanteur et sa délicatesse, sa fraîcheur végétale, son grain minéral. Leurs cuillers ressemblent à des feuilles abandonnées au fil de l’eau, leurs bijoux taillés en éperviers, en reptiles, en scarabées ont l'air de ces pierres colorées qu'on ramasse dans le lit des fleuves, ou au bord de la mer et dans le voisinage des volcans. L'Égypte souterraine est une mine étrange. Elle nourrit des fossiles vivants qui sont comme la cristallisation des multitudes organiques."


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

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