mardi 28 juin 2022

"On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, d'entêtement même" (Textor de Ravisi - XIXe s.)

L'archéologue allemand Bollacher,
enregistrant des hiéroglyphes au temple de Medinet Habou

"Ce n'est pas un mince mérite pour les égyptologues que de ne pas garder un peu, dans leurs personnes ou dans leurs oeuvres, le pli et comme la ride de l'effort soutenu. Si nous cherchions, en effet, à rendre notre sentiment par une image, nous comparerions l'égyptologie à un vaste atelier encombré d'outils, où se prépare pièce à pièce, avec une activité toujours croissante, au milieu de la fumée et du bruit, le matériel d'une immense construction future. Les ouvriers sont dans tout le feu du travail, et ils ont tant à faire !
Si les femmes savent tout, suivant un ancien, (et quel moderne oserait le contredire ?) les égyptologues sont moins heureux : ils doivent tout apprendre. D'un côté, leur science est nouvelle, et sur aucun point ils ne trouvent la besogne achevée ; d'un autre côté, leurs ressources sont limitées, et aucun sujet ne leur fournit assez de matière pour les occuper longtemps. Force leur est donc de toucher à tous les détails de l'antique civilisation qui fait l'objet de leurs études : or, comment traiter d'un art ou d'un métier sans s'en rendre compte ?
 (...)
Nous avons fait une autre remarque. Il existe entre tous les égyptologues une véritable confraternité, et ils sont pleins d'indulgence pour les néophytes et pour les amis de l'égyptologie : Sinite parvulos ad me venire. Nulle part la collaboration n'est aussi fréquente que chez eux : Chabas a collaboré avec Goodwin et Birch, Pleyte avec Rossi, Brugsch avec Dümichen, Guieyesse avec Lefébure, Grébaut avec Pierret, Ebers avec Stern... Nous ne disons rien de Salvolini qui collaborait de la manière que l'on 
sait avec Champollion. (...)
Nous n'affirmerons pas assurément qu'il n'a jamais existé dans la famille égyptologique d'autre sentiment que celui de la bienveillance -, les luttes de Chabas nous réfuteraient ; mais si pour pour être égyptologue on n'en reste pas moins homme, ce n'est pas ici du moins, avouons-le, que les coteries ont été 
inventées. (...)
On ne naît pas égyptologue, on le devient : c'est affaire de patience et d'expérience, de longueur de temps et d'études, 
d'entêtement même. (...)
Nous venons de mentionner la patience des égyptologues : c'est leur grande qualité. Il n'est pas de science où les matériaux soient aussi disséminés, ni où l'on doive par suite, compulser plus de livres et faire plus de recherches. Les textes sont classés par dynasties dans un recueil, par villes dans un autre, par sujets dans un troisième, si bien qu'il faut réunir, planche par planche, 
des documents épars de tous côtés, quand on étudie un règne, un monument ou un fait, ce qui nécessite la tenue de véritables répertoires correspondant à de volumineux index. Des difficultés du même genre existent sans doute dans d'autres branches de l'archéologie, mais elles se compliquent ici d'une façon particulière.
En premier lieu, suivant que le manque de temps, les obstacles matériels et l'ensablement des édifices ont plus ou moins gêné les copistes, les mêmes textes sont plus ou moins complets dans les différents recueils : - éternel sujet de perquisitions et de comparaisons, - éternel sujet, aussi, de précieuses découvertes, procurant ces joies d'antiquaire que Walter Scott a si bien comprises.
De plus, et c'est là un inconvénient bizarre dont il faut pourtant tenir compte, on n'étudie guère les hiéroglyphes qu'à la force du poignet. (...) Nous défions n'importe quel égyptologue de faire la monographie complète d'un seul mot sans compulser presque tous ses livres, et par conséquent sans manier, en détail, un poids d'au moins mille kilogrammes. (...)
Si nous avions voix consultative dans le cénacle égyptologique, nous rappellerions trois desiderata qui sont dans la bouche de tous, concernant la conservation, la reproduction et la vulgarisation des monuments égyptiens.
Que les mutilations et les dévastations des splendeurs pharaoniques restées debout malgré les efforts des temps et des hommes s'arrêtent donc enfin ! Lord Elgin enlevant les marbres du Parthénon a eu des modèles et des imitateurs en Égypte, à toutes les époques anciennes et modernes, et les débris des palais et des temples des Pharaons ornent les musées, les collections et les places publiques de tous les peuples. Ils y figurent sans doute magnifiquement, mais la photographie et la lottinoplastie nous enlèvent actuellement toute excuse pour continuer ce cruel vandalisme. Des photographies exactes et grossies, ou des moulages de grandeur naturelle (si facilement exécutables avec les procédés de Lottin de Laval et d'un prix de revient si minime) ne rappelleraient-ils pas suffisamment leurs originaux ?
Nous avons pu apprécier par nous-même en revenant de l'Inde par l'Egypte (1863) avec quelle déplorable facilité on pouvait, pour quelques pièces d'or et même d'argent, se procurer avec les Arabes des débris de monuments, des papyrus et des objets de toutes sortes qu'ils ont enlevés aux tombeaux et aux hypogées, peut-être même volés aux fouilles dirigées par les agents du Vice-Roi et à ses propres musées !"


extrait de L'égyptologue, par le baron Anatole-Arthur Textor de Ravisi (1822-1902), officier supérieur de l'Infanterie de Marine, puis percepteur de 1863 à 1885 ; officier de la Légion d'Honneur ; président du premier Congrès provincial des Orientalistes français ; président, vice-président et membre de plusieurs sociétés académiques, françaises et étrangères.

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