Image: Abram Powell Australian Museum
"Le paganisme hellénique consume le corps sur un bûcher triomphal ; du cadavre, il fait une belle flamme. L’homme se dissout comme le diamant, sans laisser après lui aucune des scories de la destruction. La mort n’apparaît dans le pur climat de la Grèce que sous sa forme la plus légère. Elle souffle la vie comme le flambeau symbolique que ses Génies funèbres foulent sous leur pied, et qui expire dans une molle fumée. Elle livre ses restes à l’élément qui efface et qui purifie ; elle n’en extrait qu’un résidu diaphane, presque aérien, une poignée de cendres blanches : la poussière des ailes du papillon de Psyché.
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."
Le judaïsme et le christianisme traitent plus durement la dépouille humaine : ils rendent la chair à la terre ; ils la jettent nue et sans défense à la vermine du tombeau. Job dit à la pourriture : "Tu es ma mère !" et aux vers du sépulcre : "Vous êtes mes frères et mes sœurs !"
L’Égypte seule entreprit de lutter contre la destruction. Ce cadavre, que les autres peuples livrent à la terre qui souille, au feu qui dévore, elle le satura d’incorruptibles parfums ; elle enchaîna sous les bandelettes sa forme précaire, et l’arracha, en la séquestrant, aux métamorphoses de la corruption. Du mort elle fit une Momie, c’est-à-dire une statue pétrie dans un bloc de baumes.
C’est un phénomène unique entre tous, que celui de ce peuple occupé pendant des siècles à s’embaumer lui-même, à se creuser d’éternels sépulcres. Pénétrez dans le quartier funèbre de Thèbes : la ville de la mort s’étale au milieu de la ville vivante ; silencieuse comme un sépulcre, active comme un laboratoire. Des salles immenses s’y succèdent : leur perspective prolongée à perte de vue semble se perdre dans l’éternité. Là, sous la surveillance de prêtres lugubres, ceints de peaux de panthères, coiffés de masques de chacals, la caste des embaumeurs vaque silencieusement à ses travaux funéraires. Là, des milliers de cadavres, que des mains savantes élaborent, s’élèvent lentement à la dignité de momies, en passant par toutes les phases de la chrysalide transformée et de la statue dégrossie. Les uns, vidés de leurs entrailles, s’emplissent d’aromates ; les autres plongent dans une chaudière de bitume, Styx lustral qui doit les rendre invulnérables à la corruption. Ceux-ci s’allongent sous des spirales de minces bandelettes ; ceux-là, entrés déjà dans leur gaine de carton, n’attendent plus que le pinceau du scribe et du vernisseur.
La ville funèbre a ses hiérarchies ; les momies ont leur aristocratie, leur bourgeoisie et leur plèbe. Un groupe de perruquiers, de peintres et d’orfèvres s’attache au corps du roi, du prêtre et du riche ; ils le coiffent de cheveux postiches, ils attachent à son menton la barbe tressée, ils insèrent des yeux d’émail dans les cavités de son masque ; ils le parent, pour la tombe, comme pour la chambre nuptiale d’une divinité. Cette toilette funèbre redouble envers les femmes de délicatesse et de luxe : elles ont leur gynécée dans la ville mortuaire, et leurs formes charmantes, ouvragées par des mains d’artistes, s’y métamorphosent en un vague mélange de parfums et d’orfèvrerie. On dore leurs seins comme des coupes, leurs ongles comme des bagues, leurs lèvres comme des colliers. L’embaumeur les sculpte dans de gracieuses et chastes attitudes : presque toutes croisent pieusement leurs bras sur leur poitrine ; il en est d’autres qui voilent des deux mains les mystères de leur beauté ; Vénus de Médicis du tombeau. Plus touchante encore, une mère exhumée à Thèbes serre sur son cœur une petite momie d’enfant nouveau-né. Ici l’embaumement surpasse la sculpture : ce n’est pas dans une matière insensible, c’est dans la vie même, dans la chair, dans ce qui souffrit et qui palpita que fut taillé ce groupe maternel.
Les momies de seconde classe sont enfermées dans des boîtes moins riches et sous des suaires plus grossiers ; les pauvres et les esclaves, empaquetés à la hâte dans des corbeilles de branches de palmier. On a souvent comparé les bibliothèques à des cimetières ; on pourrait ici retourner la comparaison et l’appliquer strictement à la nécropole égyptienne. Ne sont-ce pas des livres que les momies adossées le long de ses murs, avec leurs suaires de papyrus et leurs étuis couverts d’écritures et de hiéroglyphes ? Les unes, magnifiquement reliées, racontent les gloires de la royauté et les mystères du sacerdoce ; les autres, revêtues de cartonnages vulgaires, ne renferment que les secrets de la vie commune ; les dernières, enfin, brochées sous une vile enveloppe, ne disent que la misère et la nudité de l’esclavage perpétuées par-delà la tombe.
Mais il est une égalité que la vieille Égypte reconnaît : c’est celle de la conservation dans la mort. L’embaumement saisit le pauvre comme le riche ; l’esclave qui travaille, sous le fouet de l’inspecteur pour un salaire de trois oignons crus, à la pyramide, comme le Pharaon qui la fait construire pour y loger son cercueil. Les estropiés, les lépreux, les êtres déformés par l’éléphantiasis n’échappent pas à cette saumure implacable ; ils ont leur maladrerie dans la ville funèbre, où des embaumeurs spéciaux salent et préparent leurs chairs purulentes. Le fœtus même se momifie : ce qui n’a pas vécu fait semblant de survivre. Que dis-je ? cette folie sacrée franchit le règne animal ; elle s’étend aux bêtes, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, à ce qui passa dans le monde sans y laisser d’autres traces qu’une empreinte sur le sable, qu’un nid sur la branche, qu’un sillage sur le flot du Nil. On embaume les chats, les chiens, les crocodiles, les rats, les scarabées, les musaraignes, les œufs des serpents. La plus petite, la plus fugitive goutte de vie, fixée par une atmosphère d’aromates, se cristallise, devient éternelle. L’Égypte s’insurge contre cette loi de la nature qui veut que tout rentre, que tout se dissolve dans l’universelle chimie qui renouvelle la matière ; elle accepte la mort, mais elle lui défend de détruire. À sa puissance de corruption elle oppose une pharmacie énergique, un acharnement séculaire, une théologie qu’on pourrait définir : l’hygiène sacrée du cadavre.
Mais où parquer ces générations immobiles qui tiennent, après leur mort, autant de place que de leur vivant ? L’Égypte ne recula pas devant le problème ; ce peuple embaumeur se fit fossoyeur : il inventa une architecture souterraine qui répétait en les grossissant les énormités de son architecture extérieure. Imaginez un homme dont le regard percerait le sol ; il aurait, en Égypte, l’effroyable vision d’un monde souterrain correspondant au monde du dehors, dix fois plus vaste, cent fois plus profond, mille fois plus peuplé. Chaque ville se répercute en nécropole ; chaque maison bouche un puits mortuaire ; sous le pied de chaque homme qui passe s’étend, comme sa racine, dans les entrailles de la terre, une file superposée de momies dont le bout plonge dans des profondeurs insondables. L’Égypte n’est que la façade d’un sépulcre immense ; ses pyramides sont des mausolées, ses montagnes des ruches de tombeaux ; le terrain sonne creux dans ses plaines, épiderme de vie drapé sur un charnier gigantesque. Pour loger ses cadavres, elle s’est convertie elle-même en cimetière ; elle s’est dédiée, en quelque sorte, à la Mort."
Extrait de Hommes et dieux (1867), de Paul-Jacques-Raymond Binsse de Saint-Victor, plus connu sous le nom de Paul de Saint-Victor (1827-1881), essayiste et critique littéraire français
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