"En opposant l'Art égyptien à l'Art grec, opposition que nous serons obligés de faire à chaque instant, nous remarquons immédiatement le souci de l'analyse du détail affirmé dans les œuvres grecques, opposé tout à fait en cela aux œuvres égyptiennes. Celles-ci se caractérisent par un esprit de synthèse, ne conservant que les directives générales et caractéristiques dégagées de l'interprétation de l'Homme et de la Nature.
Cette notation des caractères de la race égyptienne fut si exacte qu'à 4.000 ans de distance nous en retrouvons encore des exemplaires dans les types égyptiens subsistants : les Fellahs.
Avec le magnifique réalisme dont sont empreints les portraits, réalisations individuelles, les artistes égyptiens nous font laisser dé côté l'idée de primitivité pour nous faire réaliser toute la valeur esthétique de leur conception synthétique de l'Homme et de la Nature, dans la fresque sculptée par exemple.
Il est même assez curieux de noter le peu de personnalité dégagée par le "portrait grec" comparé au portrait égyptien.
L'analyse grecque faiblit devant la synthèse égyptienne.
Géométrique, l'esprit grec est analytique.
Esthétique, l'esprit égyptien est synthétique. Oserons-nous répéter : la Science c'est l'analyse, l'Art c'est la synthèse ?
Avec ce même instinct esthétique tout à fait supérieur qui leur a permis la synthèse, jusqu'à la limite de compréhension et de conservation de la personnalité des quadrupèdes et des oiseaux pour créer l'écriture hiéroglyphique, les Égyptiens ont réussi la synthèse de l'Homme et de l'homme égyptien. En ce faisant ils ont perfectionné jusqu'au plus haut point un moyen d'expression. Ils se sont créé une "écriture" esthétique splendide et souple.
Splendide puisque parfaitement adéquate à tout ce qui fait leur milieu et leur race, leur psychologie et leur physiologie.
Souple puisque variable à l'infini ; n'étant pas entravée par la réalisation des détails secondaires, dont la suppression même augmentait la possibilité d'exprimer toute chose.
Dégagés de ce souci des détails, les Égyptiens ont pu réaliser librement et parfaitement toutes les eurythmies.
Ils ont compris que dans un groupe l'homme en tant qu'individu était secondaire ; que ce qu'il apportait d'essentiel était son mouvement, son rythme, se joignant aux autres pour créer l'eurythmie.
Les détails personnels supprimés, l'homme ne s'isolait plus du groupe en attirant à lui le centre eurythmique.
Le centre lui était extérieur. Il y allait.
De là cette impression de mouvement, de vie esthétique dégagée des eurythmies du groupe par les rythmes de chacun allant vers ce centre.
Cette impression de mouvement est accentuée encore par la non-symétrie chère aux Égyptiens et par les têtes en profil des personnages.
Devant la merveille de mouvements combinés et eurythmiques qu'est la fresque sculptée égyptienne, l'art égyptien tout entier, on peut se demander quelle a été la raison qui leur a permis de concevoir et de noter la vie avec cette intensité de mouvement esthétique.
Est-ce le caractère de leurs institutions politiques et sociales ?
Alors que les Grecs ne conçurent la vie que sous la forme intellectuelle, à un tel point qu'ils appliquèrent cette conception au développement du corps humain lui-même en créant l'athlétisme et les jeux olympiques, le peuple égyptien voué aux travaux rudes, montra qu'avec des gestes, des mouvements du corps, on peut exprimer toute la Pensée.
Quelle différence en effet entre le personnage égyptien, si "pensant" dans le geste qu'il accomplit, et la statue de l'athlète grec, superbe bête humaine, sans pensée, isolé du groupe, négation même de son utilité, s'exprimant complètement à lui seul et limité, puisque sa possibilité d'expression est elle-même limitée à ce pour quoi il a été créé.
Que nous sommes loin du personnage égyptien qui s'aidant des autres, par la division même du travail, arrive au groupe, c'est-à-dire à la pluralité des images, des rythmes que contient chaque mouvement pour exprimer un ensemble.
Un déclic de la volonté fait mouvoir l'athlète et lui seul.
Chez l'Égyptien, le mouvement d'un personnage est fonction, cause et résultante des mouvements de la série des personnages composant une fresque ou un bas-relief.
C'est un dynamisme eurythmique.
N'est-ce pas la vie même de labeur en commun, en foule, de tous ces travailleurs dont les rythmes individuels créaient les eurythmies d'ensemble, puisqu'ils étaient guidés par une immense et patiente mélopée, clepsydre vivante, des cent mille voix de ceux qui dressèrent les Pyramides
et bordèrent dans son lit le fleuve divin.
Réalisation splendide d'une perception eurythmique des mouvements.
extrait de Essais pour une esthétique générale, 1920, par Georges Migot (1891-1976), compositeur, pianiste, peintre et graveur français
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