lundi 10 décembre 2018

Le Nil "ne souffre pas même d'être comparé aux autres fleuves de la Terre" (Salomon de Priezac)

photo datée de 1900 - auteur non mentionné

"Ce n'est pas sans sujet que les fleuves ont été révérés par l'Antiquité païenne, et qu'elle leur a consacré des temples, et élevé des autels. Elle ne pouvait considérer la fécondité de leur source, la pureté de leurs eaux et la durée de leur mouvement qu'elle ne persuadât que quelque divinité se coulait dans leur canal, pour animer leurs ondes et pour entretenir leur cours. C'est pour ce sujet que les Romains ont adoré le Tibre, les scythes le Danube, les Spartiates l'Eurote, et que les Égyptiens, même, ont donné au Nil le titre de saint et de sacré, quand ils lui ont présenté de l'encens sous le nom du dieu Osiris.
Certes, si les géographes mettent ce dernier fleuve au dessous de la grandeur et de l'étendue du Gange et de l'Inde, on peut dire qu'il les surpasse par l'admirable propriété de ses eaux, et qu'il ne souffre pas même d'être comparé aux autres fleuves de la Terre. Si leurs débordements forcent les digues, renversent les ponts, noient les campagnes, effraient les villes, et portent partout la crainte et la désolation, les inondations du Nil enrichissent l'Égypte, engraissent les guérets, réjouissent les peuples, et font voir dans un même lieu, suivant les diverses saisons de l'année, le gouvernail et les trophées, les cabanes des pasteurs et les loges des mariniers.
Que si les autres fleuves rongent leurs bords, et dévorent les campagnes où ils s'étendent, il est vrai de dire que le Nil leur donne plus de force et plus de vigueur. Puis qu'avec le limon qu'il entraîne avec lui, il humecte les sables et les lie ensemble, de sorte que l'Égypte ne lui doit pas seulement la fertilité de ses terres, mais encore ses terres mêmes. C'est pour cette raison qu'elle est appelée le don du Nil, et que le Nil est nommé Égypte, ce qui a fait dire aux gymnosophistes qu'il y tenait lieu de deux éléments, puisqu'il était tout ensemble et l'eau et la terre.
On dit que le méandre fut autrefois appelé en justice par ceux qui habitaient le long de ses bords, d'autant qu'il changeait trop souvent de lit, et qu'il les privait par ce moyen de la commodité qu'ils en pouvaient recevoir. On ne saurait intenter la même action contre le Nil, ni lui faire le même reproche. Il sort toujours de son canal dans une même saison. Ses débordements abreuvent les mêmes campagnes.
Il s'épanche et se retire dans un certain temps, et son cours est tellement réglé qu'il ne devient jamais violent ni impétueux que par l'opposition des rochers qu'il rencontre. C'est là qu'il redouble ses forces et qu'il enfle ses eaux. C'est contre ces digues naturelles qu'il écume, qu'il gronde et qu'il s'irrite. Et c'est dans ce combat qu'on le voit et vaincu et victorieux. Il semble, certes, que lassé d'arroser les déserts de la Libye et de l'Éthiopie, il se hâte et se presse d'arriver dans ce lieu. Et c'est dans ces cataractes ou catadupes, qui ne sont autre chose qu'un précipice large de deux lieues, et enfermé de vallées et de rochers, qu'il s'élance et qu'il tombe. Sa chute est de deux cents pieds de hauteur, et elle est suivie d'un bruit si épouvantable qu'on dit que les peuples voisins en sont effrayés, et que ceux que les Perses envoyèrent autrefois pour y établir une colonie furent contraints d'aller chercher ailleurs une demeure plus tranquille, pour ne pouvoir supporter ces tonnerres redoublés, et ces continuelles tempêtes.
Après ce saut, il coule doucement et s'étend dans les plaines de l'Égypte. Et passant près du Caire, qui était autrefois Memphis, il va former comme une île de tout ce pays, et lui acquiert le nom de delta, par la figure qu'il lui donne d'un D grec."

extrait de Dissertation sur le Nil, 1664, par Salomon de Priezac (161.-167.), poète, romancier et essayiste, membre de l'Académie française

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