lundi 6 juillet 2020

"Quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création" (Xavier Marmier)


"Nous n'avions nulle envie de voyager comme les Anglais, et d'employer régulièrement six heures à faire trois solides repas par jour ; cependant nous sentîmes que le cheik devait réellement avoir besoin de repos, et lui abandonnant nos bagages avec la liberté de nous les amener à son aise, nous louâmes, avec notre drogman, chacun un âne pour nous mener de Hanka au Caire. 
Qu'on ne se figure point à ce mot d'âne ce malheureux quadrupède d'Europe, outragé par tant de quolibets, asservi aux plus vulgaires travaux, enfariné, battu par le meunier, attelé grotesquement à la charrue du laboureur ou au voiturin du jardinier, et, dans cette triste condition, n'inspirant pas même la pitié qui lui serait si légitimement due, et n'excitant sur son passage, pour prix de sa patience, que les huées des enfants. 
Qu'on ne se figure pas non plus cet âne rebelle et mal élevé qui, dans la vallée de Montmorency, jette sur l'herbe étudiants et grisettes. Non, quiconque n'a pas vu l'âne d'Orient, ne connaît pas l'un des plus beaux et des meilleurs animaux de la création. Celui-ci est vif et léger, preste et coquet. Il se tient la tête haute, l'oreille droite, comme un être intelligent qui a le sentiment de sa valeur. On le soigne avec une affectueuse sollicitude ; son poil rasé, brossé, ressemble à du velours ; ses sabots noircis brillent comme de l'ébène. On le revêt d'un harnais orné de coquillages, de franges de soie, et d'une selle élastique et molle comme un bon fauteuil, couverte de drap ou de maroquin, et quelquefois de broderies en or. 
Ainsi lavé, peigné, paré, l'âne se présente fièrement dans les villes d'Égypte. Il n'est pas un noble personnage qui dédaigne de s'asseoir sur sa croupe, pas une femme turque de distinction qui ne s'en serve pour faire ses visites et ses promenades, et pas un voyageur qui, après avoir essayé ce moyen de locomotion, puisse sans peine y renoncer. Dans tous les villages qui avoisinent le Caire, Alexandrie, et dans toutes les villes, on rencontre des âniers qui viennent vous offrir ces excellents petits coursiers. Ce sont les fiacres et les omnibus du pays : pour quelques piastres, vous avez tout un jour à votre disposition l'homme et la bête, l'âne el l'ânier. L'âne a un trot d'amble si régulier et si doux, qu'à peine sent-on ses mouvements ; souple et docile, il obéit à la plus légère pression de la bride et du genou, se met au pas, se lance au galop, et s'arrête prudemment de lui-même dans les ruelles obstruées, dans les passages difficiles. Si son ardeur vient à se ralentir, l'ânier est là qui l'aiguillonne par derrière, le suit d'un pied agile, en l'encourageant de la voix el du geste, et vous conduit vers la mosquée, vous guide dans les bazars.
Nos ânes de Hanka ne portaient point dans leur harnachement le luxe de ceux du Caire, mais ils piétinaient, trottinaient et galopaient de la façon la plus réjouissante, et nous nous avancions vers le Caire par une large route semblable à une allée de jardin, bordée de côté et d'autre de platanes, de tamariscs, d'acacias."

extrait de Du Rhin au Nil : souvenirs de voyage, par Xavier Marmier (1808-1892), homme de lettres, voyageur et traducteur des littératures européennes

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