photo d'Émile Béchard (1844 - 18...) |
"Un matin, à Louqsor, j'ai pris place dans une grande barque dont les rameurs ont commencé de rythmer leur effort par leur chant "Ialla hélé ! Ialla hélé !", pour parvenir à contourner un banc de sable divisant le fleuve : et je regardais avec plaisir le déroulement de la rive quittée, la longue silhouette des pylônes, des colonnades, les taches blanches de la mosquée intruse, des maisons, des hôtels, la pointe d’un obélisque, surmontée par un vol triangulaire d’oiseaux. Le Nil était un hymne à la lumière. Sa traversée s’est achevée par l’escalade d’une berge grasse de limon, parmi des Arabes agiles et criards.
Une auto m’a emporté à travers champs, vers la Vallée des Rois, par des espaces verdoyants s’élevant en pente douce vers des contreforts qui se rapprochaient, grandissaient, découpaient leurs arêtes sur l’azur ineffable des matinées égyptiennes. Ayant longé un canal, je suis arrivé devant le portique ruiné et les trois chapelles lézardées du temple dont Séti Ier, le père de Ramsès II, avait fait commencer la construction à Qournah. Première et brève station dans cette région funèbre, immense, où, çà et la, des débris surgis des terres cultivées rappellent l'existence des faubourgs de cette Thèbes qui, assise sur les deux rives, fut presque aussi étendue que Paris. Et, brusquement, après la zone riante, l'entrée dans la stérilité totale.
Une gorge sinueuse. Même plus le sable : du calcaire broyé, entre des murs aux érosions étranges. Une blancheur aveuglante, la réfraction d'un soleil fou, une chaleur de cratère volcanique : de quoi redouter l’insolation et la cécité malgré le casque et les lunettes. Pas une ombre, le feu liquide et incolore, de plus en plus intense : l'entrée d’un enfer qui serait lumineux : aucune possibilité de vie animale ou végétale. J'ai franchi l'Atlas, j’ai rôdé aux confins sahariens du pays de la soif, mais je n’ai jamais rien vu de si angoissant, de si désespérant. Où est-on, vers quoi va-t-on ? Il y a quelque chose de plus volontaire, de plus orgueilleux que les temples, dans l'audace des princes qui voulurent enclore le secret de leurs dépouilles en cette désolation. Quelles âmes terribles ont-ils donc eues ? On s’enfonce dans ce labyrinthe pendant plusieurs kilomètres entre ces hérissements livides comme des ossements. Le désert lui-même est moins menaçant, moins interdit à l’homme. Et cependant, avant les savants contemporains, avant les pillards asiatiques et médiévaux, des cortèges funèbres se sont déroulés solennellement dans ces failles rocheuses, et des milliers d’ouvriers ont creusé, ont bâti, ont sculpté et peint, pour préparer le décor éternel des cadavres royaux embaumés, enserrés dans leurs bandelettes, enfermés dans leurs triples cercueils.
J'arrive enfin au dernier coude de la route frayée dans ce "ouadi" solitaire et torride, devant une barrière gardée par des Arabes. Je m'y arrête en compagnie de Georges Gattas, qui est un bourgeois de Louqsor, grave et amène, très digne en sa lévite soyeuse, Copte imbu de l’amour et de la connaissance des temps pharaoniques, et fort supérieur aux drogmans dont j'ai toujours refusé l’agaçante compagnie et les assertions fantaisistes. Quelques excavations ouvrent dans la brûlante candeur du paysage, leurs trous noirs. Avant de m'y engager, je regarde, à la limite du ciel, la masse calcaire qui surplombe l'énorme ensemble des falaises : elle a la forme d'une pyramide à degrés, de la superposition de mastabas qu'est, à Saqqarah, le monument de Zoser. La nature a-t-elle donc fourni cet exemple ? Énigme, encore et toujours..."
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