vendredi 11 février 2022

"L'art égyptien a, de lui-même, une telle puissance qu'il s'impose malgré tout" (Marcelle Werbrouck)

"un chef-d'oeuvre d'un autre âge : le grand temple d'Abou Simbel"


"Comment parler de l'art égyptien ? C'est, malgré tout, un grand méconnu, car beaucoup ne peuvent s'empêcher de le comparer à une pensée ou une technique moderne. La différence est énorme entre les étranges artisans qui travaillaient sous les pharaons, fils du soleil, et nos gens de métiers d'art.
Ainsi trahi par les copistes, les commentateurs ou les critiques, l'art égyptien a, de lui-même, une telle puissance qu'il s'impose malgré tout. Ses moyens d'expression, auxquels tout de suite on applique les épithètes d'hiératisme et de monotonie, ne l'empêchent pas d'être souple et divers, et de donner à chacun, en une communion intime où tout l'être s'épanouit, ce que chacun peut demander à la traduction de la nature par les hommes et à l'expression du beau.
Un voyageur, pour la première fois de sa vie, qui compte déjà nombre de lustres, remonte le Nil aux vastes eaux. Dans ses lectures, dans ses études, dans ses loisirs, il a senti sa pensée se fixer de préférence sur les hauts sommets où trône l'idéal de majesté.
Il ne sera pas déçu par l'Égypte, car il verra apparaître, dans la gloire du jour ou la splendeur de la nuit, les pylônes et les obélisques de Karnak et les centre trente-quatre colonnes de la salle hypostyle au pied desquelles "l'imagination s'arrête impuissante".
Sur la rive ouest, dans la Thèbes des morts, Medinet Habou reprendra, éloquent et grave, ce thème de majesté. Ses vieilles pierres usées du passage des chars pharaoniques ont gardé la résonance des triomphes qui suivirent les luttes épiques. Plus haut encore, vers la cataracte écumante, c'est Edfou. Son pylône admirable, sa grande cour où veille le Faucon, son couloir d'enceinte ou la descente vers le nilomètre donnent encore plus d'ampleur à la majesté des traditions.
Voici l'homme d'affaires qui descend du bateau. Il demande à l'Égypte de lui faire oublier, pour quelques semaines, ses préoccupations. Dès sa première excursion, il est saisi. Les pyramides de Guizeh se sont dressées sur leur socle naturel. Il cherche des précisions, s'empare des chiffres donnés, refait les calculs... et puis s'arrête, s'humilie, impressionné de cette démonstration irréfutable d'un âge de force et de discipline, à l'organisation impeccable. Si notre homme peut encore dérober quelques jours à l'emprise des affaires, il s'en ira à plus de mille kilomètres vers le Sud, retrouver la même impression de force dans un chef-d'oeuvre d'un autre âge : le grand temple d'Abou Simbel.
Mais pourquoi les âmes de simplicité et de lumière n'auraient-elles pas leur heure aux monuments pharaoniques ? Elles verront apparaître à Saqqarah, à Beni Hassan les lignes très pures des colonnes et des portiques. Pas de phrases écrasantes, pas de démonstrations péremptoires, mais simplement le jeu d'ombre et de lumière dans un rythme normal, apaisant. Leurs soeurs, portées vers une poésie plus sensible, ne pourront se rassasier de l'éloquent appel des portiques de Philae, dont les chapiteaux émergent des eaux comme des fleurs d'holocauste et qui, dans le doux clapotis des barques, semblent une Ys désolée, lançant un suprême appel.
Les fervents, eux, s'arrêtent à Louqsor. Quel monument a plus d'atmosphère religieuse que ce temple harmonieux ? La première cour rassemble, ordonne, prépare. Puis, c'est la procession qui s'organise sous les grands papyrus épanouis et, tout coup, après le recueillement de ces minutes, c'est la montée des hymnes vers le ciel, avec l'ascension des colonnes aux lignes dressées vers l'infini. À nouveau, le silence, car voici, après l'hypostyle et les salles de plus en plus réduites, la halte du sanctuaire des barques et l'escalier du Saint des Saints.
Mais la nature humaine a besoin de se dérider. La jeunesse souriante entre dans les tombes : la belle lumière lui est enlevée ; le spectacle pittoresque de la vie du fellah s'évanouit... Non, non. Les tombes thébaines ont parfois des couleurs si vives et si fraîches qu'on les croirait peintes d'hier pour quelque fête joyeuse où l'animation ne manque pas.
Quant aux mastabas de la nécropole memphite, ils recèlent tant de traits d'humour que l'on pourrait en faire un gros recueil.
N'oublions pas, pour les raffinés, toutes les joies que peut donner un temple d'Abydos ou de Deir el Bahari, où l'élégance des portiques s'harmonise à celle des reliefs ; ou bien, dans une autre note, le réalisme curieux, parfois émouvant, de l'art d'el Amarna.
Il reste encore, pour ceux qui ne seraient pas satisfaits de tout cela, deux impressions vraiment inoubliables. Celui qui remonte le Nil, du Caire à Louqsor, voit, dans le dernier quart de sa route, s'élever, au bord de la plaine fertile, un petit édifice étrange. C'est Denderah, le centre du culte d'Hathor. Les cryptes, les chapiteaux, le kiosque du toit, les reliefs des chambrettes, tout concourt à vous faire vivre quelques heures de ces préliminaires d'initiation aux grands cultes antiques.
Partout, enfin, les chantiers de fouilles vous font assister aux péripéties de la vie mi-sportive, mi-érémitique des chercheurs.
Lorsque, par le train ou le bateau, vous aurez ainsi parcouru l'Égypte, il vous restera un devoir à remplir : la visite du musée du Caire. Ce ne sera pas le morne défilé des objets mutilés, sans âme. Tout ce que l'imagination a dû suppléer dans la visite des sites éparpillés au long du Nil se trouve là dans une réalité touchante. Les statues, les fragments de reliefs, les bijoux, les mille objets d'art industriel feront passer le visiteur du musée par toutes les phases d'émotion d'un lecteur qui, dans une bibliothèque de choix, prendrait tour à tour entre ses mains les chefs-d'œuvre des classiques, des romantiques, des parnassiens et des décadents.
Pour celui qui se défend de faire de la littérature, il y a, malgré tout, la vision éloquente et précise d'une vie de prince dans les objets curieux du trésor de Tutankhamon.
Mais l'Égypte mystérieuse et insondable prend, tôt ou tard, sa revanche. Si vous avez pu passer, indifférent, dans les ténèbres des tombes royales, vous irez, tout de même, la soirée dernière avant votre départ, vous recueillir auprès du Sphinx. Malgré les travaux récents, malgré les certitudes archéologiques qui lui donnent un nom et presque une date, il reste le grand symbole du mystère. Est-ce parce que son créateur l'a fait très impassible ? Parce que sa face émoussée peut prendre les traits de l'idéal de chacun ? C'est probable. Mais c'est, avant tout, peut-être, parce que, depuis des temps fabuleux, il est là, les yeux fixés vers la lumière.
Le paquebot nous emportera loin de la terre des Pharaons, la vie moderne nous reprendra, mais souvent, aux heures de détente, notre esprit se tournera, comme la face du Sphinx, vers la lumière qui monte."


extrait de "L'indépendance belge, supplément sur l'Égypte, à l'occasion du voyage de LL. MM. le Roi et la Reine des Belges", 1930, par Marcelle Werbrouck (1889 - 1959), première femme égyptologue belge, secrétaire de la Fondation égyptologique "Reine Elisabeth".

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