Lorsqu’ils s’embarquèrent à Livourne la jeune femme était presque complètement rétablie ; ils firent néanmoins le voyage, car Raymond était heureux de cette occasion qui allait lui permettre d'évoquer une civilisation disparue, une contrée dont les lumières rayonnèrent en gerbes éblouissantes pendant des siècles sur le monde antique.
Pendant un mois, ils promenèrent leurs rêveries sur le Nil bleu et traversèrent la terre des Pharaons d’un bout à l’autre, s’attardant souvent parmi les ruines des cités glorieuses maintenant endormies dans l’éternel silence.
Un soir, aux environs du Caire, la cité grouillante et bruyante de tapage humain - étrange et belle à miracle, une apparition surgit à leurs pieds, merveilleuse dans son recueillement nocturne ; c’étaient les tombeaux des Khalifes, l'assemblage unique des plus gracieux bijoux de pierre que des architectes joailliers aient jamais ciselés. Égrenés sur la plaine, ils sortaient de l’écrin de sable dont ils ont la teinte de grisaille jaunâtre, au point qu’on les pourrait croire modelés par le vent de désert avec la poussière ambiante.
Mieux que le plein jour la lumière de la lune découpait chaque relief des mosquées funéraires : coupoles en forme de mitres, dômes cannelés, minarets où une dentelle d’arabesques s’enroule sous les balcons ajourés. Les deux coupoles conjuguées de Sultan Barkouk et le minaret élancé de Kaït Bey dominaient la cité des tombes charmantes.
Délabrées et croulantes pour la plupart, ces merveilles ont la séduction des choses frêles, trop fines pour vivre longtemps, et qu’il faut admirer vite parce qu’on les sent qui meurent. Un enchantement de rêve, c’était le seul sentiment qu’éprouvât Raymond. Devant les sépultures sarrasines, il ne retrouvait aucune des impressions que lui avait laissées les autres vestiges de la Fille du Nil ; l’immémoriale et sérieuse nécropole de Memphis lui avait parlé de l’éternité : ici tout était songe d’ombres légères, jeux des génies aériens, roses effeuillées, dentelles déchirées dans un bal de la Mort, chez les princes élégants des Mille et une Nuits. Ces mausolées n’avaient de triste que leur abandon dans le désert et le regret qu’ils donnaient de leur fin prochaine ; des rayons de lune filtraient entre les grandes lézardes, plongeaient dans les plaies béantes des dômes ; sur les carcasses des plus inutiles, on découvrait à peine quelques vestiges des anciennes rosaces : de la face des vieux squelettes, le plâtre était tombé comme un fard.
Lucile et Raymond descendirent dans le vallon et mirent pied à terre devant le premier turbé. (...) Un peu plus loin, deux chameliers dormaient contre un pan de mur de Sitti Khaouand. Au delà de ce point il n’y avait plus trace d’êtres vivants, jusqu’aux coupoles de Sultan Barkouk, la grande mosquée située à l’avant-garde du campement funéraire de Mameluks.
Ils allèrent regarder l'un après l’autre ces édifices harmonieusement dissemblables dont quelques-uns atteignent la grandeur à force de noblesse dans la fantaisie. À cette heure, ils avaient le langage expressif des monuments qui nous parlent dans l’air immobile de la nuit. Leurs profils s’enlevaient sur le ciel pur, baignés par une clarté si vigoureuse qu’elle portait durement les ombres sur le lit de sable, encore tiède de la chaleur du jour. Par moment, sous les flots de vie que cette nuit d’Égypte épandait sur la prestigieuse vision, Raymond ressentait ces défaillances qui accablent le cœur devant trop d’inutile beauté, inutile pour la masse des hommes, mais non pour lui puisqu’il pouvait verser dans un autre cœur l’infini de sensations trop lourd pour un seul.
- Nous sommes chez les morts, murmura Raymond, chez les bons et non point chez les mauvais - et il montrait les tombeaux des Khalifes ; les morts qui ont fait ressusciter en nous ce que les autres voudraient étouffer.
- Raymond, restons avec eux, répondit Lucile, prise elle aussi par l’infinie grandeur des choses ; il n’y a plus de monde ; il y a le désert que notre amour emplit ; et autour de nous la mort, qu’il défie. Ne sens-tu pas descendre sur l’univers la vie que notre amour crée dans les profondeurs lumineuses de ce beau ciel ?
Et longtemps, dans la nuit auguste, les deux voix alternèrent les hymnes de l’extase, les soupirs de félicité qu’elle entend et confond, l’indifférente nuit, avec les cris de douleur qui montent vers son trône noir au même moment, de la même force, les uns contrepesant les autres dans les balances de quelque obscure justice.
Le hennissement d’un cheval vint rappeler aux deux amants l’existence du monde ; ce bruit les fit souvenir du grand ennemi de l’amour, le Temps, qu'aucun baiser, aucun soupir n’arrête.
- Est-ce qu’il est bien tard, Raymond ? Hélas ! pourquoi faut-il que cette nuit finisse !
- Qu’importe ? Le soleil de demain se lèvera si beau !
(...) À plusieurs reprises, ils se retournèrent, ne pouvant se résoudre à quitter des yeux la mosquée de Kaït Bey, les coupoles bleuissantes sous la clarté liquide, toute la ville fée des tombeaux où leurs cœurs venaient de renaître. (...)
- Est-ce qu’il est bien tard, Raymond ? Hélas ! pourquoi faut-il que cette nuit finisse !
- Qu’importe ? Le soleil de demain se lèvera si beau !
(...) À plusieurs reprises, ils se retournèrent, ne pouvant se résoudre à quitter des yeux la mosquée de Kaït Bey, les coupoles bleuissantes sous la clarté liquide, toute la ville fée des tombeaux où leurs cœurs venaient de renaître. (...)
Leur plaisir favori était aussi de longues promenades sur le Nil, aux soirs tombants : la brise qui précède et accompagne la crue du fleuve soufflait dans les branches des oliviers et secouait les palmes des dattiers ; les longues feuilles des latanias s’agitaient comme de grands éventails et les bruits mourants de la ville se mêlaient au chant de la brise.
C'était l’heure douce où la rêverie enveloppe les plus amères pensées et leur prête un peu de charme des choses environnantes, comme elles, mystérieuse, imprécise, inachevée.
Aucune contrée du monde, pas même sa patrie revue après une longue absence ne donnait autant d’émotion à Raymond que cette vénérable terre d’Égypte et le Nil était pour lui comme pour les contemporains de Khéops un être animé, un dieu, l’Hapi.
D’où lui venait cette vénération qu’il avait toujours ressentie depuis le temps où, bambin, on le menait, les jours de pluie, errer à travers les sarcophages de granit du musée égyptien du Louvre ? Il n’en savait rien. Le musée était devenu pour lui un véritable temple ; c’était là qu’il avait d’abord déchiffré les premières inscriptions hiéroglyphiques, guidé dans ce travail par une aptitude instinctive. Il connaissait l’histoire de la vieille Égypte et était aussi habile qu’un scribe à dessiner les caractères de sa langue mystérieuse.
Par une singulière disposition d’esprit, il lui était arrivé souvent d’éprouver plus d’orgueil des victoires de Ramsès que de celles de Napoléon et les invasions du roi d’Assyrie Asarhaddon ou de l’éthiopien Tahargon étaient plus pénibles pour son cœur que les malheurs éprouvés par la France pendant la guerre de Cent ans.
Au milieu des innombrables tombeaux et des pyramides, pareilles à de géométriques tumuli, il sentait son cœur battre dans sa poitrine et il lui semblait que du sol, enveloppé déjà dans son manteau de brume, les Pharaons et les princes Memphites allaient surgir de leurs sarcophages enluminés. Une crainte respectueuse le prenait en face de ces éternels palais de la Mort qui étendaient leur ombre sur les champs de maïs."
extrait de Amour maudit, par Guy Vanderquand (1870-19..), romancier
C'était l’heure douce où la rêverie enveloppe les plus amères pensées et leur prête un peu de charme des choses environnantes, comme elles, mystérieuse, imprécise, inachevée.
Aucune contrée du monde, pas même sa patrie revue après une longue absence ne donnait autant d’émotion à Raymond que cette vénérable terre d’Égypte et le Nil était pour lui comme pour les contemporains de Khéops un être animé, un dieu, l’Hapi.
D’où lui venait cette vénération qu’il avait toujours ressentie depuis le temps où, bambin, on le menait, les jours de pluie, errer à travers les sarcophages de granit du musée égyptien du Louvre ? Il n’en savait rien. Le musée était devenu pour lui un véritable temple ; c’était là qu’il avait d’abord déchiffré les premières inscriptions hiéroglyphiques, guidé dans ce travail par une aptitude instinctive. Il connaissait l’histoire de la vieille Égypte et était aussi habile qu’un scribe à dessiner les caractères de sa langue mystérieuse.
Par une singulière disposition d’esprit, il lui était arrivé souvent d’éprouver plus d’orgueil des victoires de Ramsès que de celles de Napoléon et les invasions du roi d’Assyrie Asarhaddon ou de l’éthiopien Tahargon étaient plus pénibles pour son cœur que les malheurs éprouvés par la France pendant la guerre de Cent ans.
Au milieu des innombrables tombeaux et des pyramides, pareilles à de géométriques tumuli, il sentait son cœur battre dans sa poitrine et il lui semblait que du sol, enveloppé déjà dans son manteau de brume, les Pharaons et les princes Memphites allaient surgir de leurs sarcophages enluminés. Une crainte respectueuse le prenait en face de ces éternels palais de la Mort qui étendaient leur ombre sur les champs de maïs."
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