vendredi 19 janvier 2024

"Tout le charme de la vie éternelle et primitive, enveloppée de la lumière d'Orient" (Édouard Schuré - XXe s.)

The great pyramids of Giza - Carl Wuttke, 1849-1927


"Avant de rentrer au Caire, nous cheminons pendant une demi-heure dans une sorte de faubourg.
C'est une longue rue bordée de cippes, d'anciennes pierres tombales et d'habitations humaines. Le soleil est près de se coucher, et l'enchantement de la lumière atteint son comble. La vive blancheur des cases s'attendrit d'une teinte rose ; les ombres portées sur le sable bleuissent. De distance en distance, un chameau boit dans une fontaine, un enfant dort sur les genoux de sa mère au bord d'un puits ombragé d'un acacia-mimosa, ou bien un haut palmier se balance dans les airs avec un frémissement nerveux. C'est tout le charme de la vie éternelle et primitive, enveloppée de la lumière d'Orient. Merveilleuse lumière, profonde, savoureuse, substantielle, et pourtant si déliée ! Éther subtil et parfum nourrissant, qui emplit les poumons et donne des ailes ; qui rend les âmes et les choses plus légères en les pénétrant, qui dore les contours et embaume les tristesses, essence de joie, élixir d'oubli. On croit pouvoir recommencer la vie, alors que d'habitude on ne songe qu'à la finir ; on se sent prêt à partir avec le Bédouin, à dos de cheval ou de chameau, à s'envoler avec l'oiseau migrateur vers les oasis du Fayoum ou le lac Nyanza, vers la Mecque ou le Sinaï."

extrait de Sanctuaires d'Orient - Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

jeudi 18 janvier 2024

Le mois d'octobre au ciel d'Égypte, par Elian Judas Finbert (XXe s.)

"La lumière se confond avec la couleur blonde des bouts de paille"
photo Marie Grillot


"C'était déjà au ciel d'Égypte le mois d'octobre où les régimes de dattes sont plus noirs que la substance odorante du musc. Dans les datteraies les enfants bruns tapent sur des boîtes vides pour effrayer les moineaux, mais les tourterelles continuent leurs roucoulements dans les palmes.
La lumière est molle comme dépouillée d'elle-même. Elle s'ouvre au règne de la douceur. Elle se confond avec la couleur blonde des bouts de paille que laissent les champs de blé moissonnés.
Elle n'est plus une morsure ardente qui ronge et creuse. Épuisée, elle s'allonge et touche à peine la masse des feuillages, les ondulations de la vallée, la poussière qui se lève sur les pas des troupeaux et les crépis des maisons. Les vols de pigeons sur les villages la traversent, ambrés, et si les vignes suspendues sur les petites terrasses ou enguirlandant les cafés ont des grappes, elle les visite et les dore.
Ce n'est pas l'automne, mais il y a dans le ciel des triangles mouvants d'oiseaux qui pointent vers les contrées plus chaudes encore. L'été n'a pas quitté la plaine ; il est pris dans les crépuscules plus longs et plus sanglants ; mais des brumes flottent à l'horizon et des nuages isolés s'arrondissent dans la chaleur.
Chaque bourg a sur sa petite place publique où roussissent les galettes de bouse et où croupit une mare, le grand anneau d'or de l'aire que trace le noreg avec son attelage de buffles.
On a tondu la laine des moutons aux queues lourdes et grasses ; les bergers bédouins sont déjà venus les chercher à chaque porche pour les mener paître au hasard, sur les talus des berges et de la voie ferrée, sur les prairies délaissées ou en bordure des champs.
Sur les toitures s'accumulent les tiges du maïs et les tiges des cotonniers. On a renouvelé les clayonnages de palmes et de boue des huttes.
C'est l'époque des longues veillées où l'on se réunit entre voisins et où tout en triant le blé sur les grands vans on chante des mélodies amoureuses, on danse et on se raconte les histoires des ogres et les batailles d'Abou-Zeid. La nuit, les gars qui sont demeurés dans les abris, aux champs, allument des herbes sèches pour chasser les moustiques et pour se réchauffer et l'on voit des petites fumées se tordre au-dessus d'eux puis se dévider en écharpes."


extrait de Le batelier du Nil, 1928, par Elian Judas Finbert (1899-1977), homme de lettres francophone d'origine juive, ayant passé son enfance en Égypte. Il est connu principalement comme écrivain animalier. Le Grand prix Poncetton de la Société des Gens de Lettres (SGDL) lui a été attribué en 1974 pour l'ensemble de son œuvre.

mercredi 17 janvier 2024

La "souveraine philosophie" du peuple égyptien, par Eugène-Melchior de Vogüé (XIXe s.)


Pyramide de Meïdoum, par Pascal Sébah (1823 - 1886) 



"À côté de cette confiance dans la vie présente et en contradiction apparente avec elle, la constante et générale préoccupation de la mort pèse sur toute la civilisation égyptienne. C'est le grand problème de Saqqarah. Pour rendre la contradiction moins incompréhensible, il faut observer que cette préoccupation n'a rien de macabre, comme dans notre moyen âge ; c'est plutôt le respect d'une étiquette rigoureuse qui domine toute la vie et la tourne vers le tombeau. Si l'on n'en jugeait que par les monuments, toute cette société et ses rois n'auraient vécu que pour le monde d'au delà. La précieuse inscription d'Ouna nous montre bien quelle place tenaient dans la vie publique ces questions d'étiquette funèbre. Un des premiers actes du Pharaon, en montant sur le trône, est d'envoyer son plus affidé serviteur aux cataractes choisir la pierre de son sarcophage, le pyramidion de sa pyramide : le succès de cette expédition devient affaire d'État comme celui d'une guerre, de ce succès dépend la carrière de l'envoyé : ce sera dans la suite sa meilleure recommandation pour les plus hauts emplois. Devenu ministre et favori du souverain, il affectera comme le plus insigne de ses titres, celui de prêtre du tombeau royal. Chaque Pharaon a passé sa vie et consacré le plus clair de son trésor à bâtir sa pyramide ; chacun a laissé la sienne de Gizeh à Meydoun, jusqu'à la VI° dynastie inclusivement; comme s'ils voulaient, même après leur mort, peser sur la terre d'Égypte, ces durs maîtres.
Autour d'eux se pressent les tombes des grands dans l'ordre hiérarchique, suivant le rang et la fortune de chacun. Les choses funèbres sont pour le riche et le puissant un luxe suprême, auquel on sacrifie de préférence à tout autre. La magnificence du sépulcre semble passer bien avant celle de la demeure mondaine pour les gens de l'Ancien empire ; il ne nous reste aucun de leurs palais ni de leurs temples (sauf cet antique édifice ensablé au pied du grand sphinx, mystérieux et muet comme lui, sans une indication sur ses blocs de granit de Syène, et qui n'était peut-être qu'une vaste chapelle funéraire). Tout ce monde n'étale ses richesses que là où il faut les quitter, et s'il était permis d'accoupler deux mots dont l'un rit lugubrement à l'autre, on pourrait affirmer qu'il mettait, par une bizarre recherche, toute sa vanité dans la mort. Il y a là un ordre de sentiments lointains qu'il est difficile aux hommes de notre temps de bien percevoir. Ce qui s'en dégage le plus clairement pour nous, c'est la souveraine philosophie de ce peuple : édifié sur l'inanité de la vie en face de l'éternité, il a passé son existence à songer à la mort et à la préparer."


extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

mercredi 3 janvier 2024

"L'Ancien empire est essentiellement agricole. C'est là sa supériorité insigne" (Eugène-Melchior de Vogüé, XIXe s.)

Ce fragment fait partie d’un ensemble de peintures murales provenant du décor de la chapelle du tombeau d’un certain Ounsou. 
Ce dernier occupait la fonction de scribe comptable des grains d’Amon. 
(source : Musée du Louvre)


"L'Ancien empire, n'étant pas guerrier, est essentiellement agricole. C'est là sa supériorité insigne sur toutes les vieilles sociétés de l'Asie : à l'origine de ces dernières, nous ne trouvons que la lutte violente et le travail sous sa forme la plus négative, l'état pastoral ; l'Égypte seule nous offre la culture paisible, intelligente, maîtresse des forces naturelles. Ses procédés sont ceux dont le fellah use encore de nos jours dans ce pays où rien ne change : on sait que, pour être différents des nôtres, ils n'en sont pas moins étonnants et suggérés par les nécessités locales. Dès cette époque, le cultivateur memphite se sert adroitement de son fleuve ; il développe un vaste système de canaux : des flottilles de barques les couvrent, portant les récoltes à la ville ; comme sur la dahabieh actuelle, le réis gouverne à l'arrière ; à l'avant un chanteur excite les rameurs en psalmodiant, sur une cadence monotone, ces appels que j'ai tant de fois entendus, la nuit, glisser sur le Nil assoupi. Tous les travaux de la terre sont représentés dans nos tableaux : tantôt le propriétaire se promène au milieu de ses champs, appuyé sur le bâton, signe de commandement, que porte la statue de bois du musée ; il assiste aux semailles, à la moisson. Tantôt, assis au milieu de ses richesses, il regarde défiler la longue théorie de ses fermiers lui apportant les fruits de la terre, les animaux domestiques, les produits des pêcheries, qu'enregistre un scribe."

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)

jeudi 21 décembre 2023

L'Égypte "donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse" (Gabriel Charmes)


"la clarté des paysages égyptiens" - photo de Marie Grillot

"Lorsqu'on quitte le Caire après un séjour de plusieurs mois, on éprouve une impression de profonde tristesse. Des milliers de souvenirs s'agitent dans l'esprit, des images innombrables s'embrouillent dans la mémoire et y produisent une sorte d'étourdissement. La route du Caire à Alexandrie fait défiler une dernière fois devant les yeux tous les tableaux de l'Égypte ; villages de boue, bois de palmiers, groupes élégants de fellahs, lignes fuyantes du désert se perdant dans un ciel merveilleusement pur. 
Pour peu que le temps soit beau, on s'embarque à Alexandrie sur une mer dont les flots bleus sont tellement reposés qu'on les prendrait plutôt pour un lac que pour une mer. Pendant un jour ou deux encore, la moiteur et la transparence de l'atmosphère, la vivacité de la lumière qui colore les nuages de teintes ardentes rappellent l'Orient, puis tous les tons s'assoupissent, tous les reflets s'affaiblissent ou s'éteignent : on reconnaît l'Europe ! Il faudrait avoir bien peu de poésie dans l'âme pour n'en éprouver aucun chagrin. Les mirages de la rive orientale sont parfois aussi charmants que les mirages du désert. Qui pourrait les voir s'effacer sans regrets ?
Je le répète cependant, la première impression qu'on ressent en quittant l'Égypte manque de netteté. On croit sortir d'un rêve qui disparaît peu à peu à mesure que le bateau vogue vers le Nord. On est encore tout ébloui par la clarté des paysages égyptiens lorsqu'on se retrouve en face des paysages européens, et cela produit la sensation aveuglante qu'on éprouve lorsque s'éteint une illumination de féerie. L'œil a besoin d'une nouvelle éducation pour s'habituer aux teintes discrètes, presque sombres de nos climats occidentaux. Il est encore plus difficile de mettre de l'ordre dans ses idées, de classer les observations qu'on a faites. Chacune d'elles avait paru d'abord inoubliable, mais en fin de compte, elles sont trop nombreuses et trop variées pour ne pas se nuire les unes aux autres. L'Égypte est une si riche contrée sous tous rapports ; elle offre une moisson si abondante de traits de mœurs, de souvenirs historiques, de réflexions philosophiques ou politiques, etc., etc. ; elle ébranle si fortement l'imagination et donne une si vive secousse à l'esprit qu'il faudrait, non des mois, mais des années pour la connaître d'une manière sérieuse.
Enfin, comment passer sans transition de la douceur et de la liberté complètes de l'existence égyptienne aux coutumes gênantes de l'Europe, sans ressentir quelque ennui ? Ce n'est pas impunément qu'on reste de longues journées étendu avec nonchalance sur des divans orientaux, et qu'on se retrouve ensuite sur nos fauteuils et sur nos chaises d'Occident : il semble alors qu'on soit emprisonné dans ces appareils qui mettent les membres à la plus désagréable torture."


extrait de Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte, 1880, par Gabriel Charmes (1850-1886), journaliste et explorateur français

mardi 19 décembre 2023

"Philae est un de ces lieux privilégiés où l'art et la nature se fondent harmonieusement" (Georges Noblemaire, XIXe-XXe s.)

The Hypaethral Temple of Philae, 1838, David Roberts (1796–1864)


"Une journée à marquer d'une grande croix blanche, exquise manière imprévue de fêter l'an nouveau, charme tout-puissant d'un coin délicieux de nature et d'une fine architecture de rêve ; de l'inédit, un rien de danger, jusqu'à un petit grain de folie, voilà le bilan !
Et tout cela, c'est l'excursion, cent fois chantée, à l'île de Philae. Touristes, mes frères, venez ici et vous oublierez toutes vos peines, vous serez guéris de tous vos maux ; l'affreux mal de mer des longues traversées, l'inconfortable des étroites cabines, les heures d'ennui sur le grand fleuve monotone, le soleil du brûlant midi, toutes les petites misères inévitables, tout cela n'est rien, tout cela sera vite emporté sur l'aile des grands flamants roses dans le décor enchanteur de la petite île poétique et sacrée. (...)
Moi qui ne suis ni archéologue, ni poète, je vous dirai que c'est un enchantement, rien de plus ? et un enchantement ne se décrit pas. Il est donné parfois, rarement dans le court espace d'une vie humaine, d'admirer une chose d'une absolue perfection où l'art et la nature se fondent harmonieusement pour donner le magique frisson du Beau parfait. Philae est un de ces lieux privilégiés et je pense qu'il est téméraire d'enfermer dans le cadre grossier et insuffisant des mots, l'intraduisible impression de suave et d'exquis qui se dégage de ce site incomparable."

extrait de En congé -Égypte, Ceylan, Sud de l'Inde, de Georges Noblemaire (1867-1923), homme politique français, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des mines de Paris, administrateur de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée, officier d'artillerie, député des Hautes-Alpes.

lundi 27 novembre 2023

Les Égyptiens "furent des artistes au sens le plus complet du terme" (Alfred Leroy, XXe s.)


Le "courant hiératique" de la sculpture égyptienne - photo Marie Grillot

"Les Égyptiens aimèrent les œuvres faites pour l'éternité, durables, susceptibles de défier le temps et les hommes, ils ne négligèrent rien pour en augmenter la solidité.
Avec passion, ils recherchèrent un sentiment de grandeur harmonieuse, de beauté et de sérénité ; leurs plus anciens monuments attestent déjà cette passion que reflètent l'architecture, la peinture et la sculpture pendant des siècles.
Ils obéirent aux disciplines, aux conventions, aux lois esthétiques dictées par des croyances religieuses et funéraires. Ils adoptèrent certains canons demeurés semblables depuis l'époque memphite jusqu'à la conquête romaine.
Ils eurent au plus haut degré l'amour de la perfection en tous les domaines, ils allièrent une imagination vive, une inspiration spontanée, une observation réaliste à l'exécution prodigieusement belle dont nous remarquons les résultats sur tant de chefs-d'œuvre insignes.
Ils apportèrent les mêmes soins en toute chose ; ils furent des artistes au sens le plus complet du terme. (...)
À [un] art minutieux, délicat et charmant s'opposent les conceptions gigantesques où excellèrent les architectes et les sculpteurs égyptiens. Ils ne reculèrent point devant les problèmes les plus hardis, ils élevèrent des temples immenses, des statues colossales, ils creusèrent dans le roc des édifices funéraires ou dressèrent des pyramides demeurées en place. (...)
L'art égyptien offre une variété, une richesse, une diversité faite de contrastes qui ne nuisent point à sa profonde unité.
Si nous le voyons établi sur de puissantes assises depuis les temps les plus lointains, s'il se présente à nous au début de l'histoire avec une majesté qui déconcerte, s'il évolue lentement, ne change point en ses aspects essentiels, il n'offre aucune monotonie. Jamais il ne répète des poncifs intangibles, ne s'enveloppe dans un hiératisme figé et conventionnel. Au cours de son existence, il se transforme au sein d'un cadre rigide, reflète des courants multiples, reçoit des influences extérieures, accède à des possibilités créatrices nouvelles. La sculpture révèle deux courants - un courant réaliste et populaire qui engage les artistes vers l'étude de la nature, de la vie, vers une compréhension remarquable des spectacles familiers et quotidiens - un courant hiératique, qui maintient un idéal propre à la figuration des dieux, des Pharaons et des héros. (...)
L'art égyptien, essentiellement créateur, se renouvelle en tirant de lui-même des ressources infinies. Il assimile et filtre l'apport extérieur sans jamais diminuer son originalité. Rien ne pourra entamer sa cohésion, son unité, sa puissance ; ni les exemples de l'Asie Mineure et de la Grèce, ni la domination romaine ; il s'éteindra en une longue vieillesse qui débute avec Ptolémée Evergète (245 av. J.-C.) pour se terminer avec les Antonins.
Vieillesse survenue après des milliers et des milliers d'années de magnificence et d'activité ; vieillesse qui ressemble à un beau soir paisible et doux.
L'Égypte s'endort au sein d'un archaïsme volontaire, d'une stylisation bientôt funeste, elle s'endort sur un passé prodigieux, parmi des chefs-d'œuvre innombrables. Sous des maîtres étrangers, elle voit se dresser les bas-reliefs d'Esneh et de Kom-Ombo où se lisent les noms de Macrin et de Décius. Elle regarde avec indulgence et pitié les peuples envahisseurs auxquels elle ne doit rien. Elle se replie sur elle-même avant de renaître, grâce aux trésors de l'art copte et musulman."

extrait de Évolution de l'art antique - Égypte, Asie occidentale, Grèce, Rome, 1945, par Alfred Leroy (1897-19..), historien d'art