jeudi 22 juillet 2021

La "féerique vision" du Caire, selon Céleste-Étienne David (XIXe siècle)

photo Zangaki (deux photographes grecs, actifs entre 1870 et 1915 environ en Égypte)

"Le lendemain nous partions... encore en chemin de fer et par un train spécial… Quel contresens dans le désert ! Nous partions, dis-je, pour le Caire. Ce trajet se fait en 4 ou 5 heures à grande vitesse. Le pays a d’ailleurs un cachet qui lui est particulier, car les sables que l’on traverse sont beaucoup plus mobiles que ceux de l’isthme ; ils se déplacent souvent et forment un jour des dunes qui disparaissent le lendemain et menacent plus ou moins l’avenir du chemin de fer, qui heureusement sera bientôt remplacé par le grand canal maritime, auquel on travaille avec tant d’ardeur. 
En quittant Suez, on longe le pied de la montagne de la délivrance, au bout de laquelle on aperçoit, vers le Sud, la vallée de l’égarement, où les Hébreux, exilés de l'Égypte, avaient d'abord fait fausse route. On rencontre ensuite, au milieu des sables, un palais solitaire d’un assez triste aspect et qui déjà menace ruine ; ce fut un des caprices inexplicables, une des somptueuses folies d’Abbas Pacha, prédécesseur de Saïd. Un peu plus loin, on aperçoit, sur la gauche, encore au milieu des sables, un grand sycomore, dernière station de la sainte famille dans le désert (...).
Enfin quand la végétation, la magnifique végétation de la vallée du Nil apparaît à l’horizon sur toute la ligne, précédée de quelques dattiers, semblables à de sveltes éclaireurs, on dirait une armée en marche pour conquérir le désert. Mais bientôt , derrière ce splendide rideau de verdure, s’élancent dans les airs les élégants minarets de six cents mosquées ; de nombreux bouquets de palmiers agitent leurs légères et gracieuses aigrettes d’émeraudes dans un ciel bleu inondé de soleil ; de majestueux sycomores, des tamaris et des acacias Leba, au feuillage virginal, se disputent aussi, en l’entourant avec amour, l’honneur de parer la belle fiancée des bords du Nil ; de vastes caravansérails et des konaks princiers surgissent de distance en distance, du sein de cet Éden verdoyant, que dominent le mont Mokattam et la belle citadelle, qu’il porte avec orgueil, sur ses flancs de granit rose ; au milieu de cette citadelle, couronnée de tours mauresques, brille, entre toutes, la belle mosquée de Méhémet-Ali, surmontée, je ne dirai pas de deux flèches, mais de deux rayons de marbre, qui se perdent dans l'azur des cieux. Quelle est donc cette féerique vision, ce panorama resplendissant d’une autre époque, d’un autre monde ? C’est Masr-el-Kaïra, la ville victorieuse, la ville par excellence des anciens kalifs ! Me voilà donc en plein Orient, et je vais pouvoir rêver avec délices à la belle Chéhérazade et à ces brillants et gracieux récits, tout brodés de perles et de saphirs, qui après l’avoir charmé pendant mille et une nuits, désarmèrent enfin son maître outragé."


Extrait de Souvenirs d'un voyage dans l'isthme de Suez et au Caire (1865), de Céleste-Étienne David (1802-1875), ancien ministre plénipotentiaire, commandant de l’Ordre de la Légion d’Honneur et de divers ordres étrangers, membre de la Société d'archéologie, sciences, lettres et arts du département de Seine-et-Marne et de la Société française d'archéologie.

lundi 19 juillet 2021

"Du bas des Pyramides, je contemple vingt siècles évanouis dans les sables" (la tragédienne Rachel - XIXe s.)

La pyramide de Khéphren vers 1800
Description de l'Égypte

Sur les indications de son médecin qui lui conseillait un séjour dans un pays chaud, l'actrice et grande tragédienne Élisabeth-Rachel Félix, dite Rachel ou Mlle Rachel (21 février 1821 - 3 janvier 1858), choisit l'Égypte pour tenter de reprendre espoir et goût à la vie sur une terre réputée pour son "air vivifiant". Malheureusement, son séjour dans la vallée du Nil se révéla être un préambule à une lente agonie. 
Rachel se fit aménager un bateau confortable avec lequel elle remonta le Nil jusqu'à la première cataracte, avec une halte à Thèbes.
Les quelques extraits reproduits ci-dessous viennent en écho à ce périple au cours duquel la tragédienne confronta le pressentiment de sa mort prochaine aux "souvenirs majestueux de l’antique Égypte".

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"Je bois à pleins poumons l’air vivifiant de la haute Égypte ; je tousse toujours, mais au lieu de m’affaiblir, je prends de la force. Mon appétit est régulièrement bon, mes nuits sont meilleures. J’ai encore la fièvre ce soir [...] le médecin n’en paraît nullement
 inquiet..." (lettre à son fils Gabriel)

"Voilà plus de huit mois qu’on essaie de me faire juste la boîte qui doit m'ajuster pour me recevoir dans l’autre monde ; le menuisier y met véritablement de la mauvaise volonté ; car je ne tiens plus sur mes jambes, et j’aspire à me voir couchée éternellement dans la position horizontale. Je ne suis pas encore morte, mais je n’en vaux guère mieux. Je ne souhaite plus rien, je n’attends plus rien, et franchement, vivre de cette vie animale que je traîne depuis cette longue, douloureuse et triste maladie, plutôt cent fois se sentir renfermée entre quatre planches bien clouées et attendre qu’on fasse de nous et de notre boîte ce qu’on fait en ce moment des momies d’Égypte. Je ne mourrai peut-être plus de la poitrine, mais bien certainement je mourrai d’ennui. Quelle solitude morne s’est faite autour de moi ! Songez que je suis seule avec un médecin polonais qui n’est que cela, une cuisinière et Rose, ma femme de chambre. Pourtant, j’ai constamment devant les yeux un ciel pur, un climat doux et ce fleuve hospitalier qui porte la barque du malade aussi doucement, aussi maternellement que la mère porte son nouveau-né ; mais ces souvenirs majestueux de l’antique Égypte, ces ruines amoncelées de temples merveilleux, ces colosses gigantesques taillés dans les flancs des montagnes de granit, tant d’œuvres et de chefs-d’œuvre dégradés par la mine des siècles, renversés de leurs piédestaux par des tremblements de terre, tout ce spectacle vu à l’œil, sans compter ce que notre imagination lui prête encore d’effrayant, est trop lourd à supporter pour des êtres faibles, des esprits abattus. Aussi n'ai-je pu longtemps suivre Champollion le jeune dans sa course à travers l'Égypte. Après m'être fait porter en palanquin au pied des fameuses Pyramides, m'être rendue aux tombeaux des rois, après que j'ai vu la fameuse statue de Memnon que l'empereur Adrien a eu la chance d'entendre soupirer trois fois, et que j'ai, par un clair de lune comme il n'y en a qu'ici, contemplé silencieusement et intelligemment les ruines de Karnak, je m'en suis allée dans mon camp, me promettant que mon esprit en avait assez, je me tâtai le pouls, j'avais 96 pulsations, ma curiosité s'est apaisée à dater de ce jour, et maintenant je vis presque à la turque ; voilà pourquoi je me sens abrutie, brisée et bonne à rien." (lettre du 10 mars 1857)

"J'ai remonté le Nil jusqu’à la première cataracte, je suis revenue jusqu'à Thèbes où l'on m'avait fort engagée à rester quelque temps. Voilà six semaines que je respire sa douce chaleur. Je vais retourner au Caire pour y passer avril et mai puis je m’embarquerai sur la Méditerranée, je toucherai Marseille dans la première quinzaine de juin, j'irai tout de suite à Montpellier pays fort renommé pour la chaleur et sa faculté de médecine ; je passerai à Paris une partie des vacances de mes fils, je terminerai quelques petites affaires et au premier frais je vogue vers le sud, peut-être reviendrai-je en Égypte, peut-être irai-je passer un mois six semaines à New York et le reste à Charleston où je me souviens qu’il faisait si bon."

"Du bas des Pyramides, je contemple vingt siècles évanouis dans les sables. Ah ! mon ami, comme je vois ici le néant des tragédiennes ! Je me croyais pyramidale, et je reconnais que je ne suis qu'une ombre qui passe… qui a passé. Je suis venue ici pour retrouver la vie qui m’échappe, et je ne vois que la mort autour de moi. Quand on a été aimée à Paris, il faut y mourir. Faites-moi bien vite faire un trou au Père-Lachaise et creusez-moi un trou dans votre souvenir. M’avez-vous oubliée ? Moi, je me souviens." (lettre adressée à Arsène Houssaye (1814-1896), homme de lettres français, également connu sous le pseudonyme d’Alfred Mousse, reproduite dans Les confessions - souvenirs d'un demi-siècle, 1830-1880)