lundi 30 mars 2020

"Espérons qu'un nouveau Caire, bâti sur les plans et dans le style de l'ancien, renaîtra, pour le plus grand bonheur des fidèles de la Beauté" (Walter Tyndale)

Cour intérieure dans une maison du Caire
Illustration extraite de l'ouvrage de Tyndale
"Au Caire, il n'est nullement nécessaire de se reporter à des siècles éloignés pour trouver une belle architecture, car la plupart des grandes maisons particulières furent bâties d’après les vieux plans jusqu’à la fin du siècle (...)
Il est difficile en Égypte de définir les époques, car il n’y a jamais de brusques changements de style, comme, par exemple, la Renaissance en Europe. Les édifices se ressemblèrent toujours à peu près et suivirent les mêmes principes jusqu'à l’accession de Mahomet Ali, en 1805. À partir de cette époque, l'architecture arabe ne changea pas, mais elle cessa subitement et complètement d'exister. Il serait impossible, je crois, de trouver aujourd'hui un architecte natif du Caire, ayant la moindre idée de l’art de construire comme l’entendaient ses aïeux. Les quelques maisons bâties dans ce qu'on appelle le "style arabe moderne" ont été construites par des architectes européens et ce sont des chrétiens qui dirigent les travaux de restauration des vieux monuments. Espérons qu’un jour l’Égyptien découvrira que l'architecture de ses ancêtres était bien plus belle et bien mieux appropriée à son climat et à ses besoins que les bâtiments sans nom et sans style qu’on élève aujourd’hui dans les nouveaux quartiers, et qu'un nouveau Caire, bâti sur les plans et dans le style de l'ancien, renaîtra, pour le plus grand bonheur des fidèles de la Beauté."


extrait de L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui, 1910, par Walter Frederick Roope Tyndale (1855-1943), aquarelliste de paysages, d'architecture et de scènes de rue, illustrateur de livres et écrivain de voyage

samedi 21 mars 2020

"L'opinion courante ne se trompe qu'à demi, qui résume l'art égyptien dans le grand Sphinx et dans les Pyramides" (Charles Boreux)

photo de Francis Bedford (1815 - 1894)

"Les Égyptiens ont été, (...) comme l’on sait, des orfèvres et des joailliers incomparables : aussi bien, l'or, qu’ils tiraient de Nubie, abondait chez eux dès les plus anciennes époques, et l'argent, à partir du Nouvel Empire, n’était pas moins répandu, non plus que cet alliage naturel de l’un et de l’autre auquel ils donnaient le nom d’electrum. Avec ces métaux précieux ils ont fabriqué, de tout temps, les objets les plus divers : coupes d’apparat, comme cette patère en or, à décor de fleurs et de poissons, donnée par Thoutmôsis III au gouverneur Thoutii en récompense de ses services (Musée du Louvre), et (la) vaisselle utilisée dans les temples pour les besoins du culte, comme ces vases d'argent, d'époque saïte, découverts à Thmouis, dans le Delta, en 1871 (Musée du Caire), lesquels annoncent déjà cette somptueuse argenterie romaine dont le trésor de Boscoreale nous a conservé des spécimens si caractéristiques, - enfin et surtout, à côté des pièces d’orfèvrerie, toutes les variétés de ces objets de parure, bracelets de poignets et de chevilles, colliers, bandeaux de tête, bagues, etc., dont les Égyptiens, les hommes aussi bien que les femmes, paraissent avoir eu toujours la passion.

Nous ne saurions songer ici à décrire ou même à énumérer toutes ces richesses ; il est intéressant, du moins, de dégager, aux différentes époques, les principaux caractères de la joaillerie égyptienne. Le plus frappant est un parti pris de simplicité qui donne aux moindres de ces bijoux un très grand accent de noblesse, et les apparente véritablement, toutes proportions gardées, aux œuvres de l'architecture et de la statuaire. Les bracelets trouvés par Petrie dans la tombe du roi Zer, qui datent de la Ie dynastie, trahissent ainsi déjà - l'un d’eux surtout, formé de la réunion de plaquettes en or et en turquoise surmontées chacune d’un faucon - cette préoccupation de réaliser la beauté de l’ensemble, dans des objets de dimensions très restreintes, rien que par la symétrie harmonieuse des éléments mis en œuvre. Mais les magnifiques bijoux découverts à Dahchour par J. de Morgan en 1894 et 1805, et qui sont aujourd’hui l’une des gloires du Musée du Caire, apparaissent plus typiques encore à cet égard. Ils appartiennent tous aux règnes des grands pharaons de la XIIe dynastie, et les plus beaux d’entre eux montrent à quel point les Égyptiens du Moyen Empire (environ 1900 avant J.-C.), ont pu pousser ce goût de la symétrie et de la simplicité dont leurs ancêtres thinites et memphites leur avaient les premiers donné l'exemple. (...)

Pourquoi le souvenir de cet art s'est-il perdu si vite ? Il y a là un problème assez délicat, et qui ne se pose pas seulement, au surplus, à propos de la joaillerie ou de l’orfèvrerie. Du très sommaire aperçu que nous venons d’esquisser, il ressort, en effet, que toutes les formes de l’activité artistique des Égyptiens, architecture, sculpture, arts mineurs, se sont plus ou moins profondément modifiées au cours de la seconde période thébaine. On explique ces modifications, d'ordinaire, par des influences égéennes, et il est certain que les guerres de conquête conduites avec tant de bonheur, pendant près de trois siècles (1500-1200), par les Pharaons du Nouvel Empire ont dû créer entre les Égyptiens et les autres peuples de la Méditerranée des rapports aussi étroits que constants, dont l'esthétique des uns et des autres ne pouvait manquer de se ressentir.
Rien n'empêche de croire, cependant, que, dans ces échanges incessants, les Égyptiens, qui représentaient la nation la plus civilisée, ont plus donné que reçu, et que c’est bien plutôt l'excès de même leur civilisation qui les aura conduits, sinon à renier tout à fait, pour un temps, l'art sobre et grave dont leurs ancêtres leur avaient légué de si admirables exemples, du moins à lui préférer, dans certains cas, un art un peu plus fleuri et plus souriant. Mais, une fois passée cette période de culture trop raffinée, c’est aux monuments de l'Ancien Empire qu’ils sont allés, d’instinct, demander de leur réapprendre le secret de ce réalisme sévère et puissant, de cette beauté majestueuse et calme qui étaient seuls capables, eux-mêmes le sentaient bien, d'exprimer complètement leur  véritable nature. En dernière analyse, c'est décidément là, en effet, qu'était leur génie propre ; et l'opinion courante ne se  trompe qu'à demi, qui résume l'art égyptien dans le grand Sphinx et dans les Pyramides."


extrait de L'Art égyptien, 1926, par Charles Boreux (1874 - 1944), conservateur-adjoint au Musée du Louvre

mercredi 18 mars 2020

Abou Simbel, "la montagne transformée en sanctuaire" (Samuel Manning)

illustration extraite de l'ouvrage de Samuel Manning

"Un nouveau parcours de cent kilomètres, entre des collines arides ou des falaises hardies, nous met en présence d'un rocher imposant, dans lequel sont sculptées des figures colossales, qui deviennent plus distinctes à mesure que nous nous rapprochons. Elles sont tellement énormes qu'elles semblent plutôt des caprices de la nature que l'ouvrage de créatures chétives. Nous avons devant nous Abou-Simbel, l'un des temples élevés par le grand Ramsès, le digne pendant des monuments de Thèbes et de Gizèh. Partout ailleurs, les grands constructeurs ont élevé leurs édifices sur le sol. Ici, on a transformé la montagne en sanctuaire et taillé dans le rocher un monument impérissable de la gloire du Pharaon.
Le plus petit des deux temples est creusé à une profondeur de quarante mètres. Il est dédié à Hathor. La façade, qui a quatre-vingt-dix mètres de largeur, représente Ramsès debout parmi les dieux, comme leur égal en dignité et en puissance.
À l'intérieur, la figure douce et gracieuse de la déesse apparaît sur les murs entourée des divinités associées, tandis que le monarque raconte ses conquêtes embrassant le monde alors connu.
Partout ailleurs, ce temple attirerait l'attention ; ici, il est éclipsé par son voisin. Quatre statues de granit, taillées dans le roc vif, gardent l'entrée du grand temple, assises depuis près de quatre mille ans dans leur majesté solennelle. Impossible de donner une idée approchante de leur grandeur. (...) La base des statues est ensevelie sous le sable ; mais elles s'élèvent encore si haut au-dessus de la masse amoncelée, que ce n'est grand'peine que l'on grimpe sur leurs genoux.
La beauté des figures est encore plus remarquable que leurs énormes proportions. Nous attachons, en général, l'idée d'imperfection aux œuvres de grandes dimensions. La délicatesse et l'expression des traits frappent tous ceux qui ont le privilège d'admirer ces colosses. Les uns s'extasient sur "le doux sourire de ces figures calmes et pensives", sur "leur expression paisible et sereine, empreinte d'élévation morale", sur "la dignité et la quiétude, la compassion calme, la sérénité surhumaine" qu'elles expriment. Un autre déclare qu'elles "sont uniques dans l'art",  et que "les chefs-d'œuvre de la Grèce, malgré leur incontestable supériorité, n'ont rien de comparable à la beauté mystique de ces statues". Ces appréciations sont évidemment exagérées. On ne peut cependant pas mettre en doute l'expression majestueuse de ces colosses. (...)
La montagne à laquelle sont adossées ces figures gigantesques, est creusée à une profondeur de plus de deux cent cinquante mètres. Les excavations comprennent un grand vestibule avec huit chapelles latérales, un second vestibule plus petit, une galerie et un adytum avec l'autel. Les murs sont couverts de peintures et de sculptures. Dans le grand vestibule se dressent huit colosses énormes à tête d'Osiris. Ils ont six mètres de haut et sont adossés à autant de piliers carrés. Ils sont tous identiques et ont la même expression solennelle que que ceux de la façade. Chacun d'eux est coiffé du pschent, orné du serpent uraeus, et tient dans ses mains, croisées sur la poitrine, le sceptre et le fouet, emblèmes du pouvoir divin. Ils sont revêtus de la tunique collante dont on parait les momies. Un pagne entoure les reins et retombe en plis sur le devant. Le cartouche de Ramsès II est sculpté sur les épaules. (...)
L'entrée du temple est étroite ; elle ne laisse passer qu'une faible clarté. Les salles sont plongées dans une obscurité complète, que les bougies et les torches ne dissipent qu'imparfaitement. Mais comme l'entrée regarde l'orient, il y a des moments, dans l'année, où les rayons du soleil levant ou de la lune pénètrent dans le temple. Cela n'a lieu que lorsque ces astres se lèvent juste en face de l'entrée, c'est-à-dire deux fois par an pour le soleil, une fois par mois pour la lune. Alors, pendant quelques minutes, un rayon lumineux entre par l'étroite ouverture, traverse la grande salle et se glisse jusqu'à l'adytum, répandant sur les figures une clarté magique. Le temple était dédié au soleil, dont les emblèmes décorent l'autel. Il avait été, sans doute, disposé de manière à ce qu'aux grandes fêtes ce remarquable phénomène se produisît."


extrait de La terre des Pharaons : Égypte et Sinaï, 1890, par Samuel Manning (1822-1881), ministre baptiste ; traduit librement de l'anglais par E. Dadre

dimanche 15 mars 2020

"Ce sont les mosquées, les délicieuses mosquées du Caire, qui se chargent de mieux révéler les splendeurs de l'art arabe" (Lucie Félix Faure)

mosquée de Sultan Hassan
aquarelle de Max Herz (1856 - 1919), architecte hongrois, directeur du musée arabe et historien de l’architecture



"Le musée arabe a de beaux moucharabiehs, d'exquises lampes en verre émaillé qui furent des lampes de mosquées, de superbes reliures et de magnifiques boîtes dont la destination primitive était de renfermer le Coran. Mais il ne donne encore qu’une assez faible idée de l'art arabe, et ce sont les mosquées, les délicieuses mosquées du Caire, qui se chargent de mieux vous en révéler les splendeurs.
Ah ! les jolies mosquées et les jolis coins de rêve, d’où l’on voit les fins minarets roses s’élancer dans le ciel bleu tendre, au milieu d'un vol de colombes ! Les fins minarets que le soleil pénètre au point de les transformer en lumières roses, sous la grande lumière bleue du firmament !
L'art arabe, c’est le triomphe du caprice, l'amusement de l’imprévu, la danse échevelée des arabesques, des folles, délicates et charmantes arabesques qui se suivent et se croisent en mille festons, s’ajoutant à des maximes très sages que nos yeux éblouis ne savent pas déchiffrer. Les Arabes, grâce à leurs caractères et à d'autres ornements, ont pu retenir, en se passant de la figure humaine, un ingénieux principe de décoration. Chez eux, rien de symétrique : tout est livré à l'impulsion de la fantaisie. Faut-il les évoquer, les mosquées aux nobles portes, aux cours silencieuses, où verdoie un frais palmier, où s'argente l'eau qui dort dans une vasque sous la fontaine ; où, dans un imperceptible frôlement, passe l'essaim frémissant des colombes ; où les préceptes du Coran s'inscrivent en dentelle sur la pierre rosée ; où la nacre et l'ivoire enchevêtrent des floraisons fantastiques aux plafonds de bois peint ?
Celle du Sultan Hasan, par exemple, une des plus fameuses et des plus belles, avec ses frises, ses corniches, ses voûtes à stalactites, ses marbres, ses mosaïques, et ses quatre grandes ogives encadrant l'ombre fraîche et le recul mystérieux des salles ; d'autres, plus petites, moins connues, telles que les deux mosquées construites chacune par un officier de Kaït-Bey, par deux rivaux qui se mesurèrent en cette occasion, rivalisant ainsi de luxe et d'élégance. Les exquis plafonds de bois peint incrustés d'or, de nacre et d'ivoire, semblent parfois représenter des dessins de reliure ou de tapis ; on dirait des étoiles merveilleuses tendues sur nos têtes. Dans un coin monte un drôle de petit escalier ogival qui ne ressemble à rien de ce que nous connaissons.
Les vitraux, en mosaïques de verre coloré enchâssées de plâtre, ont ces douces et ravissantes harmonies assourdies, fondues, tamisées par le procédé. Il est une troisième petite mosquée plus charmante encore que les deux autres : celle de Bourdeini, qui mériterait d'être serrée dans un écrin comme un bijou précieux. Frises d’arabesques, incrustations de nacre, d'ivoire et d’or, vitraux en mosaïque que l’on prendrait pour des pierreries un peu éteintes, c’est toujours le même principe ; mais ici la richesse de l’ensemble et la finesse du détail dépassent ce que nous attendions.
La chaire et le mihrab semblent des œuvres de fée. Pour compléter le tout, il faut les beaux tapis orientaux ; il faudrait aussi les lampes de verre émaillé que l'on a transportées au musée, afin de les préserver, et que l'on à remplacées par des lampes ordinaires."


extrait de Méditerranée - L'Égypte, la Terre Sainte, l'Italie, 1903, par Lucie-Rose-Séraphine-Élise Faure (1866-1913), fille de Félix Faure (1841-1899), président de la République, et épouse (à partir de 1903) de Georges Goyau (1869-1939), auteure d'ouvrages d'inspiration religieuse

samedi 14 mars 2020

"La Pyramide, le sphinx et le désert, c'est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte" (Lucie Félix Faure)

photo d'Antonio Beato (né vers 1825, mort en 1905)

"Enfin le voici, le grand Sphinx accroupi tendant son visage mutilé vers l'horizon désert, et regardant toujours de ses  yeux abîmés le même point, invariable depuis un nombre incalculable de siècles. Vu de dos, il affecte la forme d’un gigantesque champignon. Il faut tourner autour de lui pour constater les variations de sa physionomie qui change selon l'endroit où se place le spectateur, et qui s'altère par le jeu des ombres sur cette face colossale. Le soleil s'abaisse, et l'ombre portée dessine vigoureusement la silhouette du monstre. 
Immense, immobile et muet, il regarde... Dans la mutilation de son visage, il conserve une formidable intensité d'expression. On y lit tour à tour la sérénité, le dédain, l'impassibilité, le sarcasme, comme si l'âme humaine s'amusait à projeter ses reflets sur le colosse inerte. Son regard passe sur nous pour aller vers l'au-delà, ce grand regard sérieux qui me rappelle, je ne sais pourquoi, ces mots des sirènes dans l'Odyssée : "Sachant plus de choses." Sait-il réellement plus de choses ? Parmi les sentiments qu’il exprime, parmi les nuances qu'il réfléchit, on ne distingue aucune lueur d'amour ni de pitié.
Le sphinx, énorme, taillé dans un bloc de rocher, se trouve, - quand on le regarde de face, - exactement dans l'axe de la Pyramide, et ce fond lui convient mieux que tout autre ; la Pyramide, le sphinx et le désert, c'est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte. 
Ensuite, nous nous asseyons sur la terrasse de l'hôtel pour prendre le thé, confortablement et prosaïquement. On se croirait dans une ville d'eaux quelconque, si, tout prés, ne se dessinait la masse imposante de la grande Pyramide, sillonnée de touristes qui en font l'ascension. Poussés, tiraillés, bousculés par les indigènes, grâce auxquels ils peuvent tenter cette expérience, les pauvres voyageurs doivent avoir un piteux aspect ; ils escaladent les pierres mises en saillie par la disparition de l’ancien revêtement ; d'ici, nous apercevons seulement un grouillement multicolore, et les hommes nous apparaissent sous la forme de petits insectes assez laids.
Le soleil couchant enveloppe les sables de longues traînées d'or qui se foncent dans les replis ; c’est l’heure où le désert a ses teintes les plus glorieuses et les plus belles ; du ciel il descend comme une douceur et une tendresse sur le fauve paysage qui va s'éteindre. Bientôt, le Sphinx gigantesque contemplera la nuit posée sur la nature.
Combien de fois l’a-t-il vue ainsi monter des horizons lointains ? Et toujours il regarde vers l'au delà, de ses yeux "sachant plus de choses", en sachant moins aussi, mais connaissant de nos aïeux des secrets que nous ignorons ; il regarde, serein, dédaigneux, impassible, comme il regardait aux jours oubliés où le berger Philitis paissait ses troupeaux dans ses parages, comme il regardait quand il put voir un homme, une femme, un enfant du pays de Palestine, qui fuyaient devant la tyrannie d'Hérode, alors que l'Orient s'embrasait d'une lumière nouvelle : une lumière d'amour.
Il reste immobile et muet... En somme, ses pauvres yeux de pierre ne voient peut-être rien."

extrait de Méditerranée - L'Égypte, la Terre Sainte, l'Italie, 1903, par Lucie-Rose-Séraphine-Élise Faure (1866-1913), fille de Félix Faure (1841-1899), président de la République, et épouse (à partir de 1903) de Georges Goyau (1869-1939), auteure d'ouvrages d'inspiration religieuse

vendredi 13 mars 2020

"Leur transport était d'une difficulté extrême, et nous ignorons le mode de leur érection" (Ludovic Lepic, à propos des obélisques)

Karnak - photo datée de 1896 - auteur non mentionné

"De tous les monuments égyptiens, le plus populaire sans contredit, en France, le plus connu, le plus reproduit, est l'obélisque en général ; celui de la place de la Concorde en est cause. 
Contemporain des pyramides, il a été en faveur pendant le moyen et le nouvel empire ; à cette époque il atteignit ses plus grandes proportions. 
Placé en avant des pylônes des temples, il faisait un superbe motif de décoration ; on y a vu le symbole de la génération, l'image d'un rayon de soleil, etc..., le fait est qu'on ne sait pas positivement ce qu'il représentait pour les anciens Égyptiens. En hiéroglyphes, sa reproduction veut dire stabilité. Sa grandeur varie à l'infini. Dans les tombeaux de Memphis, sous la cinquième dynastie, on le trouve déjà, mais dans des proportions infimes : 60 centimètres à peu à près ; ensuite il atteint jusqu'à 33 mètres. Quoiqu'il précède les temples et les tombeaux des rois, il ne porte que des inscriptions sans intérêt, des louanges en honneur du souverain ou des phrases de rituel. 
Leur nombre était infini, mais de nos jours il en subsiste peu d'entiers ; les nations modernes sont venues en prendre pour orner leurs places publiques, et ceux de Londres et d'Amérique doivent être bien surpris du voyage qu'on leur a fait faire et du climat qu'ils habitent.
Un des plus beaux de l'Égypte actuelle est celui d'Ousourtesen Ier à Héliopolis. Il a 20m,75 et est un des plus anciens. Celui de la reine Hatasou, à Karnak, mesure 33m 20 ; c'est le plus grand de tous. Puis les deux de Louqsor dont un est à Paris, et c'est le plus petit. Il était élevé sur un piédestal gravé et sculpté, que l'on n'a pas emporté ; on a préféré cet atroce socle qui, tout en élevant le monument, lui enlève de sa grandeur en le détachant trop de terre. 
Dans toute l'Égypte on en trouve de brisés sur place ou gisant sur le sol ; parfois le piédestal seul subsiste. Les obélisques étaient en général couronnés d'un pyramidion en or ou en bronze doré. Celui d'Héliopolis était en bronze, et au treizième siècle on le voyait encore. Celui de la reine Hatasou était fait avec l'or pris à l'ennemi, comme l'atteste une inscription ; parfois même, une boule ou tout autre emblème en métal brillant surmontait le pyramidion. 
Notre obélisque de Paris était couronné de métal, et à son érection on aurait dû lui rendre cette décoration qui eût achevé de lui rendre son caractère. Celui de la reine Hatasou était, de plus, entièrement doré sur ses quatre faces, les hyéroglyphes seuls se détachaient en creux par leur couleur nette, et l'ensemble devait en être splendide. 
Il existe à Begig, dans le Fayoum, un obélisque d'une forme particulière ; il avait treize mètres de haut et était rectangulaire. Il date du règne d'Ousourtesen Ier, comme celui d'Héliopolis, et le haut est arrondi au lieu de se terminer en pyramidion. Cette forme n'a été constatée que là, et on n'en a jamais retrouvé de semblables en Égypte. À la fin du nouvel empire, les Nubiens adoptèrent cette forme disgracieuse pour les leurs, mais déjà toute grande idée d'art avait disparu.
Les obélisques étaient presque tous en granit ; on en a cependant trouvé en grès, mais ils sont rares ; ils se taillaient d'une seule pièce, dans la carrière, et à Assouan on peut en voir un achevé, qui ne tient plus que par un seul côté à la roche. Leur transport était d'une difficulté extrême, et nous ignorons le mode de leur érection. Il est à croire que l'homme venait puissamment en aide aux machines pour ces corvées, et je serais tenté de penser comme le drogman de Maxime Ducamp, qui me semble avoir trouvé le vrai nœud de la question. Un jour que l'illustre académicien demandait devant lui comment l'antiquité avait pu soulever de telles masses, le drogman lui montra un palmier et lui dit : "C'est avec ça qu'ils ont construit. Avec cent mille branches de palmiers que l'on brise sur les reins nus des ouvriers, on fait bien des temples et des palais, on élève bien des obélisques." Puis il ajouta avec philosophie : "C'était un bien mauvais temps pour les palmiers alors, car on leur coupait autant de branches qu'il en poussait" ; et cela dit, il s'en fut en riant et en caressant sa barbe. Je crois, somme toute, que le brave homme avait peut-être plus raison qu'il ne pensait, et que plus d'un obélisque fut élevé grâce à la sueur du peuple. Si M. Duban eût employé ce procédé pour ériger le nôtre, il eût économisé pas mal d'argent au trésor. Reste à savoir cependant si le gamin de Paris eût consenti à s'atteler aux cordes avec des coups de bâton sur le dos pour stimulant et pour récompense."



extrait de La dernière Égypte, par Ludovic Lepic (1839-1889), peintre et graveur français

mardi 10 mars 2020

Coucher de soleil sur Le Caire, par Georges Montbard


photo des frères Zangaki (actifs vers 1870-1875 et 1880-1899)


"À ce moment ils étaient sur la terrasse (*): la vue était unique, féerique, par ce splendide soleil couchant. 
À leurs pieds s'étendait la ville, immense ; au premier plan, on apercevait distinctement la mosquée du sultan Hassan, celle de Touloun avec son étrange minaret, plus loin les casernes de la place Qarameidan ; puis, dans une poussière d'or, dans un fourmillement lumineux, une confusion infinie de terrasses, de dômes, de coupoles, de minarets ; et, parmi tout cela, quelques lignes noires indiquant l’enchevêtrement des rues. Le massif de l'Esbekieh faisait une tâche verte sur cette étendue blonde, vaporeuse, terminée par la lisière des maisons européennes du riche quartier d’Ismaïlieh, qui se déployait jusqu'à Boulaq ; et c'était le Nil qui luisait comme une lame d'argent dans une verte ceinture et, au dernier plan, se détachant sur le fond bleuâtre et brumeux du désert, les larges silhouettes d'un bleu plus foncé des Pyramides. 
Le soleil descendait lentement sur l'horizon. À un moment, avant de disparaître, il y eut comme un éblouissement prodigieux, une sorte d’auréole gigantesque qui emplit le ciel, illuminant l’espace ; et la cité, toute ruisselante de lumière, resplendit avec des scintillements infinis sous cette avalanche éclatante, faite de pourpre et d'or ; le Nil flamboya ; les champs devinrent subitement d'un vert plus intense ; un instant, les minarets brillèrent comme des aiguilles de feu ; les coupoles étincelèrent, les dômes rayonnèrent dans un embrasement général. Puis, l’orbe de feu disparut à l'horizon et instantanément tout pâlit ; le ciel verdit, les rayonnements s'éteignirent ; la gamme hardie des couleurs s’adoucit brusquement ; les ors et la pourpre de tout à l'heure se transformèrent en tons oranges, violets, puis bleus ; l'air fraîchit tout à coup, les ombres augmentèrent d'intensité ; et bientôt, presque sans transition, tout s'abîma dans une grande teinte sombre, et la nuit vint ! 
- Brrr.... dit Onésime frissonnant en mettant son paletot, ça se passe lestement ici ; le soleil est pressé, il n'aime pas à lanterner des heures sur l'horizon, à crépusculer comme il le fait chez nous ; il n'y va pas par quatre chemins ; dès qu'il a fini sa besogne, bonsoir, la compagnie ! Il vous tire un grand coup de chapeau et tourne les talons… puis, s'adressant à Jacques :
- Te voilà content, toi, tu t’es payé ton coucher du soleil !
- Oui ; et c'est ton tour maintenant ; voilà la nuit ; tu vas bientôt pouvoir continuer ton somme si bien commencé dans la mosquée.
Quand ils retrouvèrent leurs âniers sur la place Roumeilieh, la nuit était complète."


(*) de la Citadelle, au Caire

extrait de En Égypte - Notes et croquis d'un artiste, par Georges Montbard (1841-1905), pseudonyme de Charles Auguste Loye, caricaturiste, dessinateur, artiste peintre et aquafortiste français