samedi 14 mars 2020

"La Pyramide, le sphinx et le désert, c'est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte" (Lucie Félix Faure)

photo d'Antonio Beato (né vers 1825, mort en 1905)

"Enfin le voici, le grand Sphinx accroupi tendant son visage mutilé vers l'horizon désert, et regardant toujours de ses  yeux abîmés le même point, invariable depuis un nombre incalculable de siècles. Vu de dos, il affecte la forme d’un gigantesque champignon. Il faut tourner autour de lui pour constater les variations de sa physionomie qui change selon l'endroit où se place le spectateur, et qui s'altère par le jeu des ombres sur cette face colossale. Le soleil s'abaisse, et l'ombre portée dessine vigoureusement la silhouette du monstre. 
Immense, immobile et muet, il regarde... Dans la mutilation de son visage, il conserve une formidable intensité d'expression. On y lit tour à tour la sérénité, le dédain, l'impassibilité, le sarcasme, comme si l'âme humaine s'amusait à projeter ses reflets sur le colosse inerte. Son regard passe sur nous pour aller vers l'au-delà, ce grand regard sérieux qui me rappelle, je ne sais pourquoi, ces mots des sirènes dans l'Odyssée : "Sachant plus de choses." Sait-il réellement plus de choses ? Parmi les sentiments qu’il exprime, parmi les nuances qu'il réfléchit, on ne distingue aucune lueur d'amour ni de pitié.
Le sphinx, énorme, taillé dans un bloc de rocher, se trouve, - quand on le regarde de face, - exactement dans l'axe de la Pyramide, et ce fond lui convient mieux que tout autre ; la Pyramide, le sphinx et le désert, c'est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte. 
Ensuite, nous nous asseyons sur la terrasse de l'hôtel pour prendre le thé, confortablement et prosaïquement. On se croirait dans une ville d'eaux quelconque, si, tout prés, ne se dessinait la masse imposante de la grande Pyramide, sillonnée de touristes qui en font l'ascension. Poussés, tiraillés, bousculés par les indigènes, grâce auxquels ils peuvent tenter cette expérience, les pauvres voyageurs doivent avoir un piteux aspect ; ils escaladent les pierres mises en saillie par la disparition de l’ancien revêtement ; d'ici, nous apercevons seulement un grouillement multicolore, et les hommes nous apparaissent sous la forme de petits insectes assez laids.
Le soleil couchant enveloppe les sables de longues traînées d'or qui se foncent dans les replis ; c’est l’heure où le désert a ses teintes les plus glorieuses et les plus belles ; du ciel il descend comme une douceur et une tendresse sur le fauve paysage qui va s'éteindre. Bientôt, le Sphinx gigantesque contemplera la nuit posée sur la nature.
Combien de fois l’a-t-il vue ainsi monter des horizons lointains ? Et toujours il regarde vers l'au delà, de ses yeux "sachant plus de choses", en sachant moins aussi, mais connaissant de nos aïeux des secrets que nous ignorons ; il regarde, serein, dédaigneux, impassible, comme il regardait aux jours oubliés où le berger Philitis paissait ses troupeaux dans ses parages, comme il regardait quand il put voir un homme, une femme, un enfant du pays de Palestine, qui fuyaient devant la tyrannie d'Hérode, alors que l'Orient s'embrasait d'une lumière nouvelle : une lumière d'amour.
Il reste immobile et muet... En somme, ses pauvres yeux de pierre ne voient peut-être rien."

extrait de Méditerranée - L'Égypte, la Terre Sainte, l'Italie, 1903, par Lucie-Rose-Séraphine-Élise Faure (1866-1913), fille de Félix Faure (1841-1899), président de la République, et épouse (à partir de 1903) de Georges Goyau (1869-1939), auteure d'ouvrages d'inspiration religieuse

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