lundi 2 mars 2020

"Quand on arrive à leur base, on est comme atterré et anéanti d'étonnement" (Jules Barthélemy Saint-Hilaire, à propos des pyramides de Giza)

photo des frères Zangaki, deux photographes grecs, actifs vers 1870-1875 et 1880-1899

"Je ne voudrais pas cependant quitter l'Égypte sans vous dire quelque chose des monuments que nous venons d'admirer. Il me semble qu'un voyageur qui aurait vu ces merveilles sans leur consacrer un souvenir serait assez ridicule. Il faudrait qu'il fût bien insensible pour n'en avoir pas été ému ; et, s'il a ressenti en les contemplant quelques impressions profondes, je ne vois pas pourquoi il ne transmettrait pas ces impressions, quelles qu'elles soient, aux gens moins heureux que lui qui n'ont pu les avoir sur les lieux. Les monuments de l'Égypte, d'ailleurs, ne sont pas seulement une gloire pour le peuple qui les a élevés. Ils font partie de l'histoire de l'art par leur originalité, par leur grandeur, quelquefois même aussi par leur perfection ; et les passer sous silence, c'est déchirer une page des annales de l'esprit humain. Quelques-uns de ces monuments ont quatre mille ans et plus. Je vous le demande : il y a quatre mille ans, qu'est-ce que c'était que l'Europe entière, y compris la Grèce elle-même ? Qu'est-ce que c'était que le monde, et même les peuples les plus civilisés de ces temps à demi fabuleux, à côté de l'Égypte pharaonique ?
(...) Les monuments que nous avons visités ne sont pas très nombreux. Le but de notre voyage était spécial (...). Cependant nous n'avons pas voulu passer, comme des barbares, à côté de ces splendeurs de l'architecture pharaonique sans y jeter un coup d'œil ; et voici à peu près tous les monuments que nous avons vus sur les bords du Nil : les pyramides de Ghizeh, le temple de Dendérah, les palais et les temples de Thèbes sur les deux rives du fleuve, Esneh, Edfou, et l'île de Philae.
(...) Pour se rendre aux grandes pyramides, qu'on aperçoit sur sa droite quand on les regarde du haut de la citadelle du Caire, il faut passer le Nil, et prendre par le village de Ghizeh, aujourd'hui bien délabré, et dont Léon l'Africain, au commencement du seizième siècle, fait une ville très florissante. Comme l'inondation était encore très haute, et qu'elle couvrait la campagne, il nous a fallu suivre la levée de terre qui, par de longs détours, conduit en serpentant à l'entrée du désert Libyque, où gisent ces gigantesques constructions. De loin, et à mesure qu'on s'en rapproche, elles produisent assez peu d'effet ; et l'on serait presque tenté de se dire : "Comment ! ce n'est que cela !" Mais, lorsqu'on a quitté la levée, et qu'au delà de l'inondation on s'avance à pied vers ces masses, faisant un kilomètre à peu près dans le sable sans que le regard s'en détache d'une seconde, elles grandissent tout à coup à des proportions colossales ; et quand on arrive enfin à leur base, on est comme atterré et anéanti d'étonnement.
Cette sensation tient évidemment à ce que ces monuments étranges sont d'un bloc, et que l'effet qu'ils produisent est en quelque sorte concentré.
Les plus vastes palais, ceux de Karnak, par exemple, ou ceux de Médinet-Habou, tout immenses qu'ils sont, ne vous écrasent pas comme les Pyramides. On sait s'orienter dans leurs diverses parties, qu'on analyse et qu'on peut détailler une à une. Ici le coup est unique, et l'on est foudroyé. La surprise ne diminue pas même lorsque l'on monte sur ces assises de pierres magnifiques, dont quelques-unes ont trois et quatre pieds de haut pour chaque pas, ou gradin d'escalier.
(...) Il est démontré par les Pyramides elles-mêmes, telles qu'elles sont encore aujourd'hui, que l'architecture était fort avancée au moment où elles ont été construites. Les moyens pouvaient être imparfaits, et les plans inclinés l'attestent assez ; mais l'art ne l'était pas. La construction en elle-même, avec ses lignes si régulières, avec ses matériaux si solidement joints, ses travaux intérieurs et ses travaux du dehors, ne laisse rien à désirer ; et si, de nos jours, il prenait fantaisie à quelque potentat de faire élever des monuments de ce genre, il est avéré qu'il ne pourrait faire mieux, si même il pouvait faire aussi bien.
Il n'y a pas d'architecte de nos jours, quelles que soient ses justes prétentions, qui ne doive en convenir. Dans ces temps, si reculés qu'ils en sont presque fabuleux, la mécanique savante pouvait être peu avancée ; l'architecture l'était étonnamment. Or ce n'est pas très rapidement que l'art se forme ; et il avait fallu bien des essais et bien des tâtonnements, avant qu'il parvînt à ce degré éminent. À quelle époque incalculable ne se trouvent point reportés, rien que par ce seul fait, les débuts de la civilisation égyptienne ? Et à quel temps presque antédiluvien n'a-t-on pas dû commencer à tailler des pierre et à construire des édifices, pour arriver, deux mille ans avant l'ère chrétienne, à en construire de si parfaits !
Voilà pour l'admiration. Mais à un autre point de vue, que de douleur et que de juste indignation ne doivent pas exciter de pareils monuments ! Quel orgueil ! Quel faste stupide et cruel ! Que de milliers d'hommes sacrifiés en pure perte pour faire à un cadavre, qui doit périr sans qu'il en reste trace un jour, une sépulture qui brave les siècles, sans le préserver de la pourriture qui l'attend, ou de la violation sacrilège dont la cupidité le menace ! Ô grandeur! Ô vanité des choses humaines !"


extrait de Lettres sur l'Égypte, par Jules Barthélemy Saint-Hilaire, philosophe, journaliste et homme d'État français (1805-1895).

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