mardi 28 mai 2019

"Les Égyptiens pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature" (Gaston Maspero)

Brooklyn Museum, Charles Edwin Wilbour Fund
"Nous ne connaissons pas les méthodes que les Égyptiens employaient à l'enseignement du dessin. La pratique leur avait appris à déterminer les proportions générales du corps et à établir des relations constantes entre les parties dont il est constitué, mais ils ne s'étaient jamais inquiétés de chiffrer ces proportions et de les ramener toutes à une commune mesure. Rien, dans ce qui nous reste de leurs œuvres, ne nous autorise à croire qu'ils aient jamais possédé un canon, réglé sur la longueur du doigt ou du pied humain. Leur enseignement était de routine et non de théorie. Ils avaient des modèles que le maître composait lui-même, et que les élèves copiaient sans relâche, jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus à les reproduire exactement. Ils étudiaient aussi d'après nature, comme le prouve la facilité avec laquelle ils saisissaient la ressemblance des personnages, et le caractère ou le mouvement propre à chaque espèce d'animaux. Ils jetaient leurs premiers essais sur des éclats de calcaire planés rudement, sur une planchette enduite de stuc rouge ou blanc, au revers de vieux manuscrits sans valeur le papyrus neuf coûtait trop cher pour qu'on le gaspillât à recevoir des barbouillages d'écolier. Ils n'avaient ni crayons ni stylet, mais des joncs, dont le bout, trempé dans l'eau, se divisait en fibres ténues et formait un pinceau plus ou moins fin, selon la grosseur de la tige. La palette en bois mince, oblongue rectangulaire, était pourvue à la partie inférieure d'une rainure verticale à serrer la calame, et creusée à la partie supérieure de deux ou plusieurs cavités renfermant chacune une pastille d'encre sèche : la noire et la rouge étaient le plus usités. Un petit mortier et un pilon pour broyer les couleurs, un godet plein d'eau pour humecter et laver les pinceaux, complétaient le trousseau de l'apprenti. Accroupi devant son modèle, palette au poing, il s'exerçait à le reproduire en noir, à main levée et sans appui. Le maître revoyait son œuvre et en corrigeait les défauts à l'encre rouge.
Les rares dessins qui nous restent sont tracés sur des morceaux de calcaire, en assez mauvais état pour la plupart. Le British Museum en a deux ou trois au trait rouge, qui ont peut-être servi comme de cartons au décorateur d'un tombeau thébain de la XXe dynastie. Un fragment du musée de Boulaq porte des études d'oies ou de canards à l'encre noire. On montre à Turin l'esquisse d'une figure de femme, nue au caleçon près, et qui se renverse en arrière pour faire la culbute : le trait est souple, le mouvement gracieux, le modelé délicat.
L'artiste n'était pas gêné, comme il l'est chez nous par la rigidité de l'instrument qu'il maniait. Le pinceau attaquait perpendiculairement la surface, écrasait la ligne ou l'atténuait à volonté, la prolongeait, l'arrêtait, la détournait en toute liberté. Un outil aussi souple se prêtait merveilleusement à rendre les côtés humoristiques ou risibles de la vie journalière. 
Les Égyptiens, qui avaient l'esprit gai et caustique par nature, pratiquèrent de bonne heure l'art de la caricature. Un papyrus de Turin raconte, en vignettes d'un dessin sûr et libertin, les exploits amoureux d'un prêtre chauve et d'une chanteuse d'Amon. Au revers, des animaux jouent, avec un sérieux comique, les scènes de la vie humaine. Un âne, un lion, un crocodile, un singe se donnent un concert de musique instrumentale et vocale. Un lion et une gazelle jouent aux échecs. Le Pharaon de tous les rats, monté sur un char traîné par des chiens, court à l'assaut d'un fort défendu par des chats. Une chatte du monde, coiffée d'une fleur, s'est prise de querelle avec une oie on en est venu aux coups, et la volatile malheureuse, qui ne se sent pas de force à lutter, culbute d'effroi. Les chats étaient d'ailleurs les animaux favoris des caricaturistes égyptiens. Un ostracon du musée de New-York nous en montre deux, une chatte de race assise sur un fauteuil, en grande toilette, et un misérable matou qui lui sert à manger, d'un air piteux, la queue entre les jambes. L'énumération des dessins connus est courte, comme on le voit l'abondance de vignettes dont on avait coutume d'orner certains ouvrages compense notre pauvreté en ce genre."

Extrait de L'archéologie égyptienne, par Gaston Maspero (1846-1916)

Réflexions sur l'art égyptien, par Maurice Maeterlinck

Préparation du pain et de la bière
VIe dynastie - règne de Pépi Ier - Musée égyptien du Caire
"Aucune photographie, aucun tableau, aucune description ne peut donner une idée exacte (des) monuments (construits par les anciens Égyptiens). Il faut les voir sur place, au milieu du paysage où ils sont nés, sous le ciel immuable qui les éclaire encore comme il les éclairait il y a quatre ou cinq mille ans, au bord du fleuve unique qui n'a pas changé d'aspect, enveloppés des siècles qui ne les ont presque pas ébranlés.
De même pour leur art. Dans les longues galeries des musées, dans les reproductions les plus fidèles des albums les plus soignés, il nous semble assez souvent incompréhensible, monotone, rabâcheur, vain et puéril. Ici, non loin des eaux du Nil ou parmi les sables ou les falaises du désert, sur les murs qu’il a couverts, non point de ses rêves, car l’art égyptien ne rêve guère, mais de ses documents, depuis l’aurore de l’histoire, il révèle enfin sa véritable signification. Nous constatons d’abord que l'artiste égyptien est tantôt une sorte de greffier officiel, chargé d’enregistrer pour l'éternité les victoires, les conquêtes et les actes religieux d’un grand règne, tantôt, plus humblement, une espèce de scribe ou d’imagier réaliste et familier, qui doit reproduire sur les parois de la maison des morts, en lignes simplifiées, mais le plus fidèlement possible, les meubles, les outils, les occupations de l'existence quotidienne, afin qu'ils s’animent, repeuplent et continuent la vie de l’autre côté du tombeau, comme si le défunt ne l'avait pas interrompue. Sa mission est avant tout utilitaire. On ne demande rien à son imagination. Il n’a qu’à copier, en les schématisant, parce qu’il est incapable de les représenter dans leur ensemble, les batailles, les triomphes, les cérémonies religieuses qu'il a pu voir, et les moissonneurs, les cuisiniers, les pêcheurs, les menuisiers, les animaux et les arbres qu’il regarde chaque jour. La beauté et le style sont venus, sans être invités, gratuitement et par surcroît.
Cette beauté et ce style sont incontestables, mais, comme ceux de leurs monuments, ne se décèlent qu'après un assez long commerce, après une certaine initiation. Il en est de même, au surplus, pour l’art japonais et surtout pour l’art chinois. On s’accoutume bientôt à ces milliers de visages qu’on ne voit jamais que de profil sur des corps présentés de face ou de trois quarts, comme s’il d’une humanité affligée de torticolis incurables. On s’accoutume plus vite encore et bientôt on prend goût à ces couleurs qui d’abord paraissaient papillotantes et criardes, à ces teintes plates et simples, à ces rouges brique, à ces verts crus, à ces bleus vifs, à ces jaunes d’ocre, à ces blancs qui font penser à des images d'Épinal hiératisées. On ne tarde pas à saisir et à apprécier la justesse, la sûreté, la précision, l'harmonie et surtout la noblesse presque immatérielle de toutes ces silhouettes qui se meuvent religieusement ou s’agitent familièrement sur un même plan et semblent, d’une façon magique et incantatoire, multiplier la vie. Il y a tels de ces bas-reliefs représentant, dans les énormes temples, des batailles, des troupes marchant au combat, des rois bandant leur arc, lançant leurs chars, enchaînant ou foulant leurs ennemis, qu’on se sent, par moments, sur le point de placer au rang des purs chefs-d’œuvre, de classer parmi les plus sûres, les plus complètes réussites du grand style monumental et décoratif.
Quant aux gigantesques statues de leurs dieux et de leurs rois, si quelques-unes paraissent irrémédiablement monstrueuses, si beaucoup sont conventionnelles et fabriquées sans conviction et comme en séries, quelques autres ont une allure, une majesté, une autorité, une sérénité souveraines, que l’art n’a presque plus jamais atteintes.
Mais ce qui nous attire surtout aujourd’hui, ce sont les petits chefs-d’œuvre de leur sculpture réaliste. On trouve au Musée du Caire des statues en bois, en diorite, en schiste, en granit, en calcaire, en grès, en albâtre, en cuivre, qui remontent à près de trois mille ans avant J.-C. et représentent des scribes, des boulangers, des rois et des reines, des femmes écrasant le grain, des rôtisseurs, des brasseurs, des chasseurs, des prêtres, des enfants nus. Il suffit de les voir pour se convaincre que l’art de reproduire le corps humain, la vie humaine, le mouvement, le jeu des muscles, le visage où transparaît l’âme qui s'affirme, n'a jamais été poussé plus loin et qu’il y a, dans certaines de ces figurines, une science, une maîtrise, une piété, une tendresse, une faculté d'insuffler et de fixer des sentiments et des pensées dans la matière, dont on ne retrouve que de très rares équivalents aux meilleures époques de la sculpture de tous les temps et de tous les pays."

extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911

lundi 27 mai 2019

"Si j’avais du temps, je resterais quelques mois dans un village du Delta" (Joseph-François Michaud)

aucune précision identifiable sur la date et l'auteur de ce cliché
Mars 1831.

"Les plus savants de nos voyageurs modernes ont trop négligé peut-être de nous parler de l’Égypte telle qu’elle est de nos jours ; lorsqu’on lit leurs relations, on serait tenté de croire que le pays n’a plus d’habitants. L’humanité n’attire leurs regards que lorsqu’il en est question sur des pierres ; et pour que l’homme les intéresse, il faut qu’il ait vécu il y a trois mille ans, et qu’il ne soit plus qu’une momie. 

Pour moi, je me sauve de cette préoccupation excessive par mon peu de savoir, et mon érudition, tant soit peu nouvelle, ne m’empêche pas de porter mon attention sur ce qui se passe maintenant dans les lieux où je suis. Mille générations écoulées ne m’empêchent point de voir la génération présente, qui doit prendre aussi sa place dans l’histoire. 
Si j’avais du temps, je n’irais ni à Thèbes, ni dans les autres lieux où sont les grandes ruines ; mais je resterais quelques mois dans un village du Delta. Les familles des fellahs, la religion et les mœurs de ce peuple n’auraient plus rien de caché pour moi, et ce que j’aurais appris aurait peut-être plus d’intérêt que tout ce qu’on pourrait nous dire de la gloire de Ramsès, du dieu Amounra, et des Égyptiens du temps d’Hérodote."

Extrait de Lettre sur l’Égypte, in Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 3, par Joseph-François Michaud (1767-1839), historien et pamphlétaire français, auteur d’une Histoire des Croisades

dimanche 26 mai 2019

Les arts mineurs au cours du Nouvel Empire, par Étienne Drioton et Jacques Vandier

Cuillère à fard du type à la nageuse
Photo (C) RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski
Musée du Louvre
"On a vu que le luxe s'était considérablement développé en Égypte, au cours du Nouvel Empire. Ce fut évidemment dans les arts mineurs que cette tendance nouvelle se fit tout particulièrement sentir. S'il est difficile de se rendre compte des progrès réalisés dans des habitations civiles, il est aisé, en revanche, de porter un jugement sur l'évolution des arts mineurs, au cours de cette époque. Notre documentation est constituée, soit par les représentations des tombes thébaines, soit par les innombrables objets trouvés au cours des fouilles, et actuellement conservés dans les différentes collections égyptologiques. Enfin, la découverte de la tombe, à peu près intacte, de Toutânkhamon nous a apporté un ensemble unique qui a certainement ajouté beaucoup à notre connaissance des arts mineurs au Nouvel Empire.

Les peintures des tombes égyptiennes de cette époque nous apportent de précieux 
renseignements sur le costume civil. La mode s'était beaucoup compliquée depuis le Moyen Empire : l’humble pagne, qui n'était plus porté que par les paysans et par les ouvriers, avait fait place à un costume d’apparat, qui se composait d'une jupe, bouffante par devant, et d’une tunique, dont les plis, soigneusement étudiés, tombaient avec art : les pieds étaient chaussés de sandales élégantes, dont la pointe était parfois relevée à la poulaine. La coiffure, enfin, particulièrement celle des femmes, était très soignée : on aimait les lourdes perruques frisées, retombant en deux grosses masses, de chaque côté du visage, et égayées de bandeaux de perles et de fleurs. Les femmes étaient vêtues de longues tuniques plissées, ornées de manches très amples, qui laissaient les bras à découvert. Les anciens bijoux, colliers, bracelets et périscélides, constitués par l'assemblage de perles de faïence polychromes, continuaient à être à la mode. (...)
Les objets de toilette, étuis à styles, pots à kohol, ont été traités avec un rare bonheur par les artistes de cette époque, mais c'est dans la fabrication des cuillers à parfums que les arts industriels du Nouvel Empire ont excellé. Dans ces modestes objets de toilette, les artistes ont fait preuve d’imagination, de mesure et de goût dans le choix des motifs, et, dans la manière dont ils ont su les traiter, d’une liberté et d'une grâce qui, même lorsqu'elles touchent à la mièvrerie, donnent à l’objet un grand charme. Le manche est souvent formé par le corps nu et délicatement modelé d’une fillette qui, au milieu d’un fourré de papyrus, dont le rôle est purement décoratif, joue du luth, cueille ou respire une fleur, ou encore s’avance, chargée de gibier d’eau et de fleurs. Plus massives et plus réalistes sont les cuillers dont le manche est formé par le corps puissant d’un nègre qui paraît succomber sous le poids d’un grand vase qui sert de cuilleron, et qu'il soutient dans un geste plein de vérité. On ne saurait citer tous les motifs que les artistes de cette époque utilisaient, et qu'ils se plaisaient à varier, mais on doit au moins mentionner le type dit "à la nageuse", qui eut une grande fortune au Nouvel Empire : une fillette nue semble pousser devant elle, à la nage, soit un simple bassin de forme généralement rectangulaire, soit un canard dont le corps évidé sert de cuilleron et dont les ailes mobiles jouent le rôle de couvercle. C’est ainsi que les artistes ont su créer, sous un gracieux, des objets utilitaires d’un charme extrême."

Extrait de Les peuples de l'Orient méditerranées - II - L'Égypte, par Étienne Drioton et Jacques Vandier, PUF, 1938

vendredi 24 mai 2019

"La gamme des impressions est très riche en Thébaïde" (Camille Lagier)

auteur et date de cette carte postale non identifiables
"Quand je suis arrivé à Louxor, le soleil tout rose jaillissait dans une atmosphère éclatante comme de l'argent. La montagne libyque, très rapprochée à ce moment, était d’albâtre veiné de lignes bleues. Le large fleuve se perdait au nord dans un éblouissement, il remontait au sud vers des bandes de montagnes vaporeuses. Tout cela dans un air très léger, où les masses des pylônes et des colonnades semblaient, derrière la plaine jaune des moissons, des points de lumière sublimée. Et, comme à mon premier voyage, j'ai été saisi par ce paysage historique.
La gamme des impressions est très riche en Thébaïde. Un même site, un même temple ont toujours en réserve de nouvelles surprises pour le voyageur. Cela tient au climat, aux accidents d’une lumière inépuisable, au fleuve, au mystère des monuments, à l'ombre flottante des grands souvenirs lointains. Si diverses que soient les descriptions des voyageurs, elles sont toutes vraies à leur moment. Il y a tel paysage que j'ai contemplé plusieurs jours de suite à la même heure. Chaque fois c'était chose nouvelle. L'impression dernière prenait place à côté de la précédente tout en gardant sa physionomie propre.
L'Égypte, le pays le plus uniforme du monde, et qui ne brise, par instants, ses lignes planes qu'avec une régularité étonnante, est donc en même temps le pays le plus varié par ses aspects et le plus grandement simple. C’est là le miracle de tranquillité changeante qui déconcerte les peintres et les ravit. Ce qui les déroute tout à fait, c’est la profondeur des horizons et le fondu extraordinaire des teintes les plus disparates. Ce qui leur fait tomber le pinceau des mains, c’est l’intraduisible poème des lignes et des couleurs, sous l'unique effet des jeux de lumière 
en splendeur diffuse.
À mesure qu’on s'éloigne de Thèbes vers Assouan, le soleil brûle de plus en plus. La montagne arabique se rapproche tout de suite du fleuve, ne laissant qu’une bande de verdure où le palmier court, se groupe en bouquets, s’allonge en allées, s'étale en forêts et rafraîchit les yeux par son architecture végétale.
Si parfois la montagne se retire et va se briser plus loin en falaises de calcaire grisâtre, c’est pour faire place au désert et permettre à un village d’asseoir ses huttes noires autour de la coupole blanche d’une mosquée. Devant le village, un grand espace vide, semé de pierres rangées dans un certain ordre, marque l’emplacement du cimetière. Tout le monde y passe avec indifférence."

Extrait de À travers la Haute Égypte, 1921, par Camille Lagier, ancien professeur au Caire

samedi 11 mai 2019

"Boire de l'eau du Nil : il n'y a rien qui soit comparable à cette satisfaction" (Benoît de Maillet)

photo MC
"Il n'y a point de pays au monde plus renommé que l'Égypte dans l'histoire des temps reculés. Hérodote, le plus ancien historien qui nous reste, en fait une description que je ne rapporterai point ici, parce que tous ceux qui ont quelque connaissance de l'Histoire, ont commencé par la lecture de la sienne. On sait que les sciences et les arts y ont fleuri, tandis que le reste de la terre était encore enseveli dans les ténèbres de l'ignorance, et que ce fut là que la Grèce alla puiser les connaissances qui dans la suite la rendirent si célèbre. De là le Mercure des Égyptiens fut divinisé par les Grecs. Ce fut de cette région favorisée des dieux qu'ils tirèrent leurs lois, leur religion, et une grande partie de leurs coutumes. Personne n'ignore qu'il est sorti de l'Égypte des conquérants qui ont subjugué une partie du monde. Elle a fourni un Hercule à la fable, et à l'histoire sacrée des rois formidables par leur puissance et par leurs exploits. On sait encore qu'elle a été subjuguée elle-même par différents princes de l'Asie ; que ses peuples ont été menés en captivité, et ses villes abandonnées si généralement, qu'un auteur arabe a dit que le Nil, ce fleuve si fertile, coula pendant quarante ans au travers de ses terres, sans qu'un seul homme en profitât. (...)
C'est de ce pays, qui semble avoir été regardé par la nature d'un œil favori, que les dieux ont sait une espèce de paradis terrestre. L'air y est plus pur et plus excellent que dans aucun autre endroit du monde. Cette bonté de l'air se communique à tous les êtres vivants ou inanimés qui habitent cette région fortunée. Les femmes et les femelles des animaux y sont plus fécondes que partout ailleurs ; les terres y rapportent davantage. Comme les hommes y jouissent ordinairement d'une parfaite santé, les arbres et les plantes n'y perdent jamais leur verdure, et les fruits y sont toujours, ou délicieux, ou du moins salutaires. II est vrai que cet air, tout bon qu'il est, ne laisse pas d'être sujet à des corruptions à proportion, comme dans tous ses autres climats. J'avoue même qu'il est mauvais dans les endroits où, lorsque les inondations du Nil ont été très grandes, ce fleuve en se retirant laisse des marécages qui infectent les environs. Le serein est d'ailleurs très dangereux en Égypte. Comme le soleil y est très fort, il ne manque pas d'élever une grande quantité de vapeurs, dont l'air est chargé vers la nuit ; ce qui cause beaucoup de fluxions sur les yeux. De là vient qu'on voit ici tant d'aveugles. Le nitre même qui est mêlé dans cet air, contribue encore à ces fluxions, indépendamment du serein. Enfin, comme l'air de ce pays est fort vif, il y cause une incommodité très fréquente. Lorsqu'on en est attaqué, on croit avoir tous les os brisés, et l'usage des bains ou des sudorifiques est le seul remède qu'on ait trouvé à ce mal, et même aux fièvres qui ne se guérissent ici que par les sueurs.
L'eau d'Égypte n'est pas moins vantée que l'air qu'on respire dans cet agréable climat. Elle est si délicieuse, que ce serait dommage qu'il n'y ait point de chaleur, et qu'on n'y ressentît point d'altération. Les Turcs la trouvent si charmante, qu'ils s'excitent à en boire en mangeant du sel. Un mot assez commun parmi eux, c'est que si Mahomet en eût bu, il eût demandé à Dieu la grâce de ne point mourir, afin d'en pouvoir toujours boire. Ils ajoutent que quiconque en a bu une fois, doit en boire une seconde. C'est ce que me disaient les gens du pays, lorsqu'ils me revirent après dix ans d'absence. Quand les Égyptiens vont à la Mecque, ou sortent de leur pays pour quelque autre raison, ils ne parlent que du plaisir qu'ils auront à leur retour de boire de l'eau du Nil. Il n'y a rien qui soit comparable à cette satisfaction ; elle passe dans leur esprit celle de revoir ses parents et de se retrouver dans sa famille. Aussi tous ceux qui ont goûté de cette eau s'accordent à dire que nulle part on n'en rencontre de pareille. En effet, quand on en boit pour la première fois, il semble d'abord que ce soit une eau préparée. Elle a un je ne sais quoi d'agréable et de flatteur, qui ne peut s'exprimer ; et peut-être devrait-on lui donner entre les eaux le même rang que le vin de Champagne tient entre nos autres vins. Il faut pourtant avouer qu'à mon goût elle a un peu trop de douceur. Cc qu'elle a de très estimable, c'est qu'elle est infiniment saine. Quelque quantité que l'on en boive, elle n'incommode jamais. Cela est si vrai qu'il n'est pas rare de voir des personnes en boire jusqu'à trois seaux dans un jour, sans qu'il en résulte le moindre inconvénient. Quand on la boit en été, lorsque tous les pores sont ouverts par la chaleur, elle se dissipe en sueur dans le moment même ; mais c'est une sueur douce, qui ne fatigue et n'affaiblit point comme en France ; à peine s'en aperçoit-on. En hiver, où le corps est autrement disposé, elle prend la route ordinaire à la nature, et n'incommode pas davantage."

(extrait de Description de l'Égypte : contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ces monuments anciens, sur les mœurs, 1740, par Benoît de Maillet, 1656-1738, consul de France en Égypte et inspecteur des Établissements français au Levant)

jeudi 9 mai 2019

Le Nil "a de tout temps imposé aux populations qui vivent sur ses rives le respect et la vénération" (Charles Palanque)

Le Nil - 1e cataracte - circa 1875 - auteur du cliché non mentionné
"L'Égypte est 'un don du fleuve', a dit Hérodote. Cette phrase très éloquente en sa brièveté caractérise toute la vallée du Nil. En effet, le Nil, artère vitale de l'Égypte, par ses crues périodiques, fertilise une région qu'il ravit au désert. C'est lui qui pare ses campagnes de plantes et de verdure, et qui a fait du territoire qu'il atteint un des pays les plus fertiles du monde.
En vain vante-t-on la bonté de son climat et l'excellence de son air, en vain les anciens en faisaient-ils la demeure des dieux. Ôtez-lui le Nil, et tous ces avantages disparaissant aussitôt, le pays ne sera plus qu'un désert semblable à la sablonneuse Libye qui l'entoure.
Le Nil est large, tranquille, majestueux ; il va, aimant les courbes, jetant un perpétuel défi à la ligne droite, se perdre dans des sinuosités, pour reparaître plus loin, bai
gnant les ruines du passé, les villes et villages modernes. Impérieux et calme, avec sa puissance mystérieuse de croître et de décroître, il a de tout temps imposé aux populations qui vivent sur ses rives le respect et la vénération. Plutarque raconte que rien, chez les Égyptiens, n'était aussi vénéré que le Nil, et les textes anciens nous apprennent qu'ils le considéraient comme un dieu, dont ils ne se lassaient jamais de vanter les bienfaits. 
La première question qui vient aussitôt à l'esprit est de savoir ce que les Égyptiens pensaient des sources de leur grand fleuve et ce qu'ils en savaient.
Cette question, qui a captivé les anciens et les modernes, ne semble pas les avoir préoccupés outre mesure. Leurs connaissances géographiques se bornaient à ce que leur apprenait la tradition religieuse, et cela leur suffisait ; rien ne nous apprend qu'ils aient cherché à approfondir ce grand problème. Hérodote constate leur ignorance : "Nul des Égyptiens ne m'a dit en rien savoir", dit-il avec étonnement. Et le seul renseignement qu'il finit par avoir est plutôt de source religieuse que géographique.
L'affirmation d'Hérodote est confirmée par les textes religieux parvenus jusqu'à nous. L'Hymne au Nil nous
fait savoir que le Nil est caché, que nul ne sait son nom, ni son origine, et qu'"il fait sa venue dans les ténèbres".
Au chapitre XV du Livre des morts, nous lisons qu'il est issu du soleil : "Tu maintiens l'existence des hommes par le fleuve issu de toi."
Or, le soleil, étant "le grand Illuminateur sorti du Noun" avait une origine commune avec le Nil. Et cela suffisait aux Égyptiens de savoir que leur fleuve nourricier venait du fleuve céleste sur lequel naviguait la barque du dieu Râ, et qui arrosait le ciel et la région infernale ou Douaït. (...)
Faisant abstraction de toute notion géographique, les anciens Égyptiens sont les seuls, parmi les peuples de l'antiquité, qui ne se soient pas préoccupés des sources de leur fleuve nourricier. Ce qu'ils croyaient, ils le tenaient de leurs aïeux, et la tradition s'en est conservée pendant toute l'antiquité classique, et même au delà, encore chez certains peuples. Il semble que, pour eux, chercher à approfondir ce grand mystère était une impiété et une hérésie. Leur Nil était un dieu, il venait du ciel, c'était le grand Illuminateur sorti du Noun, comme dit le Livre des Morts. Ils le vénéraient et voyaient en lui non seulement le père nourricier de leur pays, mais encore le père des dieux. C'était "le liquide saint, le Nil, père des dieux". 
Tout aussi bien que les sources, les anciens ont également méconnu la véritable cause de l'accroissement régulier et de la crue périodique du Nil. II n'y a presque aucun philosophe ou historien ancien qui n'ait exercé son imagination et son génie sur cette matière. Cette question était devenue une des plus importantes de l'antiquité. Le Nil, en effet, a toujours passé pour avoir quelque chose de divin et de sacré, soit à cause de l'heureuse influence de ses inondations sur la fertilité de l'Égypte, soit à cause de l'ignorance absolue de sa source et de son origine. (...)
Ce qui est certain, c'est que l'erreur de l'antiquité est due surtout à ce que l'on ne voyageait guère au delà des cataractes. (...) Bien rares étaient ceux qui se hasardaient au delà. Aussi le problème des sources du Nil était-il réputé jadis comme ne devant jamais être résolu ; essayer de les découvrir était tenter l'impossible. (...)
Ainsi donc, pas plus que les Égyptiens, les anciens n'ont connu les sources du Nil. Le problème, du reste, vient d'être à peine résolu. Nous savons qu'il vient des lacs de l'Afrique centrale. Chercher les sources du Nil était, dans l'antiquité, un proverbe qui signifiait l'impossible. De fait, pour résoudre cette prétendue impossibilité, il a fallu des milliers et des milliers d'années, et ce n'est que de nos jours que le plus grand et le plus mystérieux de tous les fleuves nous a livré le secret de son origine."



(extrait de Le Nil à l'époque pharaonique : son rôle et son culte en Égypte, 1903, par Charles Palanque (
1865 - 1909), membre de l'Institut français d'archéologie du Caire)