vendredi 3 janvier 2020

"Le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée", par Pierre Loti

"Le Sphinx en hiver", par Hossam Abbas
"La pyramide une fois dépassée, un peu de chemin restait à faire encore pour aller affronter le Sphinx, au milieu de ce que nos contemporains lui ont laissé de son désert ; il y avait à descendre la pente de cette dune aux aspects de nuage, qui semblait feutrée comme à dessein pour maintenir en un tel lieu plus de silence. Et çà et là s'ouvrait quelque trou noir : soupirail du profond et inextricable royaume des momies, très peuplé encore, malgré l'acharnement des déterreurs.
Descendant toujours sur la coulée de sable, on n'a pas tardé à l'apercevoir, lui, le Sphinx, moitié colline et moitié bête couchée, vous tournant le dos, dans la pose d'un chien géant qui voudrait aboyer à la lune ; sa tête se dressait en silhouette d'ombre, en écran contre la lumière qu'il paraissait regarder, et les pans de son bonnet lui faisaient des oreilles tombantes. Ensuite, à mesure que l'on cheminait, peu à peu, il s'est présenté de profil, sans nez, tout camus comme la mort, mais ayant déjà une expression, même vu de loin et par côté ; déjà dédaigneux avec son menton qui avance, et son sourire de grand mystère. Et, quand enfin on s'est trouvé devant le colossal visage, là bien en face - sans pourtant rencontrer son regard qui passe trop haut pour le nôtre, - on a subi l'immédiate obsession de tout ce que les hommes de jadis ont su emmagasiner et éterniser de secrète pensée derrière ce masque mutilé !
En plein jour, non, il n'existe pour ainsi dire plus, leur grand Sphinx ; si détruit par le temps, par la main des iconoclastes, disloqué, tassé, rapetissé, il est inexpressif comme ces momies que l'on retrouve en miettes dans le sarcophage et qui ne font même plus grimace humaine. Mais, à la manière de tous les fantômes, c'est la nuit qu'il revit, sous les enchantements de la lune. (...)

On dit qu'il fut jadis d'une surprenante beauté, le Sphinx, alors que des enduits, des peintures harmonisaient et avivaient son visage et qu'il trônait de tout son haut sur une sorte d'esplanade dallée de longues pierres. Mais était-il en ces temps-là plus souverain que cette nuit, dans sa décrépitude finale ? Presque enseveli par ces sables du désert Libyque, sous lesquels sa base ne se définit plus, il surgit à cette heure comme une apparition que rien de solide ne soutiendrait dans l'air. 
Passé minuit. Par petits groupes, les touristes de ce soir viennent de disparaître pour regagner l'hôtel proche dont l'orchestre sans doute n'a pas fini de sévir, ou bien pour remonter en auto et engager, dans quelque cercle du Caire, une de ces parties de bridge où se complaisent de nos jours les intelligences vraiment supérieures ; les uns (esprits forts) s'en sont allés le verbe haut et le cigare au bec ; les autres, intimidés pourtant, baissaient la voix comme on fait d'instinct dans les temples. Les guides bédouins, qui tout à l'heure semblaient voltiger autour de la grande effigie comme des phalènes noires, ont aussi vidé la place, inquiets de ce froid qu'ils n'avaient jamais connu. La représentation pour cette fois est finie, et partout s'établit le silence.
Les tons roses commencent à pâlir sur le Sphinx et les Pyramides ; tout blêmit à vue d'œil, dans le surnaturel décor, parce que la lune, s'élevant toujours, se fait plus argentine au milieu de la nuit plus glacée. Le brouillard d'hiver, qu'exhalent d'en bas les champs artificiellement mouillés, continue de monter, s'enhardit à envelopper le grand visage muet, lequel persiste à regarder cette lune morte et à lui adresser son même déconcertant sourire.
De moins en moins l'on croirait avoir devant soi un colosse réel, mais décidément rien que le reflet dilaté d'une chose qui serait ailleurs, dans un autre monde. Et derrière lui, au loin, les trois triangles-montagnes, qui s'embrument aussi, n'existent pas davantage, sont devenus pures visions d'Apocalypse.
Or, peu à peu, voici qu'une tristesse insoutenable se dégage des trop larges yeux aux orbites vides, - car, en ce moment, ce que le Sphinx a l'air de savoir depuis tant de siècles, comme ultime secret, mais de taire avec une mélancolique ironie, c'est que, dans la prodigieuse nécropole, là en dessous, tout le peuple des morts aurait été leurré, malgré la piété et les prières, le réveil n'ayant encore jamais sonné pour personne ; et c'est que la création d'une humanité pensante et souffrante n'aurait eu aucune raison raisonnable, et que nos pauvres espoirs seraient vains, mais vains à faire pitié !" 


extrait de La mort de Philae, par Pierre Loti (1850-1923). De son vrai nom Louis Marie Julien Viaud, cet écrivain français a mené parallèlement une carrière d'officier de marine.

jeudi 2 janvier 2020

Le soir sur le Nil, par Maurice Pillet

par Carl Wuttke, 1849 - 1927

"Du quai de Louxor, la vue est belle, embrassant toute la rive occidentale de Thèbes, où se creusent les nécropoles.
Sous la lumière éclatante du jour, la montagne se découpe sur le bleu du ciel, marbrée de quelques ombres et plaquée de traînées blanchâtres qui marquent le rebord des plateaux, mais, aux heures du crépuscule, elle se perd dans une teinte bleutée, imprécise, où les ravins se marquent à peine, tandis qu'une brume légère monte de la plaine, cachant la base du rocher.
Sur le fleuve, le spectacle grandiose se reflète et miroite, la flamme orange du couchant danse au souffle du vent qui ride le grand miroir, l’eau clapote et murmure aux parois de la felouque. Au loin retentit le chant des mariniers qui halent les grandes barques ou rament en cadence, troublant à peine le grand silence du soir.
Les berges maintenant sont muettes, le grincement des chadoufs s'est tu et leurs grands bras tortus pointent vers le ciel. Les rives abruptes et noires, rongées par le courant, tantôt tombent à-pic, tantôt s'abaissent en pentes rapides, prolongées par des bancs de sable noirâtre. Sur elles, tout un peuple d'oiseaux, en quête d'un dîner, s'y rencontre à la tombée du jour.
Les bergeronnettes, deux à deux, trottant menu, courent le long des berges, volent un instant, rasent l'eau, reviennent, se posent et repartent sans cesse, saisissant au passage le moucheron voyageur.
Le pluvier aux pattes fines quête lui aussi sur la rive, piquant de droite et de gauche, affairé, courant puis s’arrêtant un instant, pour repartir aussitôt.
Çà et là, une corneille attardée médite au bord de l’eau avant d'aller percher sur quelque haut palmier et les martins pêcheurs noirs et blancs exécutent leurs derniers plongeons rapides.
À la nuit déjà tombée, de grandes grues, masses lourdes et grises, traversent le fleuve, le cou replié, la patte traînante et lancent leur longue plainte aux échos endormis.
Auprès du quai antique, les felouques se balancent maintenant, groupées en tas auprès des ruines : les feux s’allument à bord pour le repas du soir et les voix montent plus graves, coupées de quelques mélopées plaintives ou des appels d'un marinier attardé qui accoste dans l’ombre.
La nuit d'Égypte chante. Mille insectes s'agitent. Le cri strident du grillon retentit, l'âne brait et le chien hurle à la lune : le coq tout à coup éveillé leur répond et la mélopée du fellah s'accompagne du grincement des sakkieh qui tournent sans cesse, puisant l’eau fertilisante.
À la vie du jour succède l’activité de la nuit et la nature jamais ne repose."


extrait de Thèbes - palais et nécropoles, 1930, par Maurice Pillet (1881-1964), attaché à l’Institut français d'archéologie orientale au Caire, directeur des travaux de Karnak

mardi 31 décembre 2019

"Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future" (Mag Dalah, visitant le temple d'Edfou)

lithographie de Louis Haghe (1806 - 1885)

"En revenant d'Assouan, nous avons fait halte à Edfou, pour visiter le temple mieux que la première fois. Il est immense et dans un état de conservation étonnant. C'est avec un sentiment de respect religieux qu'on franchit le portique du pylône pour pénétrer dans la cour, entourée d'une galerie à colonnes. Le soleil y verse à grands flots sa lumière, dont le pavé réfléchit l'aveuglante blancheur, contrastant avec l'ombre mystérieuse qui règne dans le sanctuaire. Là, tout est fraîcheur et obscurité. Une clarté vague permet de distinguer les contours des majestueuses colonnes ; sur les murailles, le relief des figures, accrochant la lumière, fait deviner plutôt que voir les personnages dans leurs poses hiératiques. 
Nous avons erré longtemps dans cette solitude, silencieuse et sombre comme un vaste sépulcre. Par des couloirs en pente douce on accède aux terrasses, d'où la vue est superbe. Les parois de ces couloirs sont ornées d'une longue suite de tableaux sculptés, où revivent les splendeurs du culte antique. Aux jours prescrits par les rites, les cortèges parcouraient les grandes salles, gravissaient les degrés, atteignaient les terrasses ; et là, dans l'éclat de la lumière, au son des instruments, les prêtres, vêtus de blanc, montraient à la foule massée à l'entour de l'édifice, les insignes sacrés, les barques dorées, les vases précieux contenant les offrandes de fleurs et de fruits, et dans leur marche lente, au son des hymnes religieux, ils répandaient les nuages d'encens et les roses effeuillées. Et quand, dans les ténèbres des galeries profondes, un Arabe, en longue robe flottante, passe furtivement, une torche à la main, on croirait, de loin, qu'un prêtre de l'ancienne loi revient célébrer ses mystères oubliés.
J'ai beau n'être pas égyptologue, j'ai vite remarqué l'infériorité des sculptures de ce temple plolémaïque, comparées à celles d'une époque plus ancienne. Au premier aspect rien ne semble changé : le temple est bâti sur un plan invariable ; les bas-reliefs représentent toujours les mêmes scènes, devenues familières. La différence est grande pourtant. Le relief est plus considérable, la saillie des muscles exagérée ; des formes trapues ont remplacé l'élégante sveltesse des anciennes figures. Avec sa prétention d'imiter plus exactement la nature, gênée dans cet effort par le canon hiératique, la sculpture a perdu la grâce idéale qui fait le charme des tableaux du mastaba de Ti. Les hiéroglyphes sont dessinés d'un trait moins hardi ; en un mot, c'est la décadence. Mais ces détails n'empêchent pas le monument d'avoir une majesté grandiose, qui frappe par son air de force et d'indestructibilité. (...)

En examinant ces restes merveilleux d'une civilisation disparue, on devine que ce peuple plaçait son espérance en dehors de ce monde. Sa préoccupation habituelle était l'éternité, et cette pensée austère s'est reflétée dans son œuvre avec une noblesse imposante. Tout ici parle de la mort, ou plutôt de la vie future, car l'Égyptien ne s'arrête guère au passage sombre qui nous effraye. Il s'attache ardemment à l'espoir des délices qui attendent le juste. Il s'est fait une idée magnifique du bonheur des élus. Dans son paradis, point de combats, de chasses et de festins comme dans le Wallala d'Odin ; point de houris comme au paradis de Mahomet : l'âme régénérée par l'épreuve goûte des plaisirs d'un ordre plus élevé, des jouissances immatérielles. Le juste accueilli par les dieux partage à son tour leur divinité ; ses délices sont de comprendre les splendeurs radieuses de la sagesse infinie." 

extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

"Si j'avais été Égyptienne, j'aurais adoré le Sphinx" (Mag Dalah)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Le Sphinx vient d'être débarrassé de son linceul de sable ; il n'y a pas gagné : les pattes, presque entièrement reconstruites par les Romains, sont disproportionnées avec le reste du corps. Si le pittoresque a pâti de ce déblaiement, la science y a gagné la découverte d'une grande stèle, érigée par le roi Chéops pour témoigner qu'il a réparé le Sphinx et le temple de granit qui l'avoisine, en même temps qu'il faisait bâtir sa pyramide. Ainsi le Sphinx était déjà vieux lorsqu'on bâtissait les Pyramides : ne sentez-vous pas une sorte de vertige à regarder dans ces abîmes du passé ?
Nous nous sommes assises sur le sable encore tiède, de manière à embrasser d'un coup d’œil l'étonnant spectacle qui s'offrait à nous. Nous sommes restées là longtemps, admirant, cherchant à comprendre, et n'osant parler.
Si j'avais été Égyptienne, j'aurais adoré le Sphinx. Je crois qu'aucune image n'a jamais possédé à ce degré suprême la majesté calme, l'apparence de la vie, et surtout de la pensée. Il y a dans ce visage mutilé une beauté plus qu'humaine, inexplicable, mais frappante, dans ces yeux fixes un regard puissant et assuré comme celui d'un dieu. Sa bouche semble sourire et prête à parler ; on dirait qu'il voit, qu'il écoute et comprend.
Son attitude exprime l'attente, mais aussi une grande fermeté. Il semble personnifier et réunir en une seule toutes les questions qui se posent à la pauvre créature humaine dès qu'elle est jetée sur celle terre, pour y vivre sans savoir comment, en marchant à l'aveugle vers un but caché. Toutes ces questions, le Sphinx les pose, mais comme un être surhumain interrogeant des pygmées, sur des choses qu'ils ignorent et que lui connaît. Il sourit de pitié à notre misère ; son regard est doux pourtant."


extrait de Un hiver en Orient, 1892, par Mag Dalah (pseudonyme), ouvrage préfacé par Edmond Rousse, de l'Académie française

lundi 30 décembre 2019

"Sur le seuil même de l'Égypte" : Assouan, par Maxime Legrand

Assouan, par Carl Wuttke (1849 - 1927)
 "Enfin, paraît Assouan, la ville des cataractes.
Quand on jette les yeux autour de soi, c'est à croire qu'un enchantement vous a transporté dans un monde entièrement nouveau. L'on s'abandonne sans résistance aux sentiments les plus divers de surprise, d'admiration et de plaisir. Le Nil semble être à la fin de son cours ; la dahabiyeh qui vous a amené là paraît être dans un lac de belle forme. Les rochers qui s'empilent les uns sur les autres ont un reflet brun rouge, comme toutes les pierres de cette région. C'est là, en effet, le port de l'antique Syène, la patrie du syénite, au milieu de la barre de granit que la montagne arabique allonge vers l'Occident, entre des roches plus récentes, pour interrompre le cours du Nil, mais le vaillant fleuve a réussi à briser cette barrière, à la hauteur de la première cataracte. Comme il s'enlève bien, sur le fond rougeâtre de ces rochers, le vert des beaux palmiers, tout chargés déjà de leurs grappes de fleurs naissantes, qui entourent Assouan sur la gauche, sans cependant dérober aux regards le quartier haut de la ville !
Un superbe fragment de muraille, le dernier reste peut-être d'une baie détruite, s'étend vers l'île d'Éléphantine, dont la surface, découpée comme une feuille d'olivier sauvage, porte un vêtement de champs, de buissons et de palmes d'un vert charmant. Derrière l'île, à l'ouest, une des chaînes de collines qui forment la montagne libyque se dresse, couronnée d'un fort arabe en ruines, comme pour fermer le paysage. Les murailles noircies se détachent en contraste pittoresque sur le sable jaune du désert ; on se demande ce que serait cette vallée si richement parée de vert, sans le fleuve qui pénètre par ici en Égypte, après avoir franchi la première cataracte, l'un des ouvrages défensifs les plus solides qu'ait jamais élevés la nature. Assouan est vraiment bâtie sur le seuil même de l'Égypte, et son vieux nom égyptien, Soun, paraît des mieux choisis, car il signifie celui qui ouvre l'accès. De Soun, on dériva le grec Syène, et, par l'intermédiaire du copte Souan, l'arabe Assouan." 


extrait de La Vallée du Nil, époque contemporaine, 1892, par Maxime Legrand

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne" (Eugène Poitou)

vintage photochrome, circa 1897

"Le Rhamesseum est peut-être le plus pur spécimen qui nous soit resté de l'architecture égyptienne. Sa première enceinte était fermée, sur les deux faces principales, par deux portiques que soutenaient des cariatides gigantesques. Il est impossible de rien voir de plus imposant que cette double façade ornée de ces grandes figures en pied, taillées dans la pierre même du monument, et empreintes de noblesse et de douceur. J'ai été frappé ici pour la première fois de ce caractère des statues égyptiennes. Malgré leurs dimensions colossales et la raideur de leurs attitudes, elles n'ont rien dans l'expression de dur ni de menaçant : tout au contraire. Si l'on n'y trouve pas l'élégance, la pureté de lignes et la beauté harmonieuse des statues grecques, elles n'en ont pas moins une beauté à elles : un demi-sourire est sur leurs lèvres ; l'intelligence et la majesté rayonnent sur leur front ; leurs traits expriment la sérénité, et je ne sais quelle grâce naïve et austère. C'est le repos dans la force ; c'est la bonté dans la puissance suprême. Partout ce même caractère se montre sur leurs figures de rois ou de dieux. 
Le plus beau morceau de ces admirables ruines est la salle hypostyle, ornée encore de trente colonnes d'une élégance qui serait assurément de nature à surprendre ceux qui se figurent que l'architecture égyptienne est toujours lourde et massive. C'est dans cette salle que se célébraient, en présence du roi, les panégyries, c'est-à-dire les assemblées politiques ou religieuses. 
Sur les parois et sur les colonnes sont sculptés d'innombrables bas-reliefs peints, car la peinture semble avoir toujours été aux yeux des Égyptiens le complément obligé de la sculpture et de l'architecture. Ces bas-reliefs racontent les exploits de Rhamsès le Grand. On voit le roi, représenté deux fois plus grand que ses ennemis, debout sur son char, l'arc tendu à la main, dans une attitude pleine de force et de majesté. Un lion court à ses côtés ; ses chevaux bondissent et hennissent. Il y a dans ces tableaux, avec un défaut frappant de proportion et de perspective, des qualités réelles de vie et de mouvement."


extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers

"Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines" (Eugène Poitou, à propos de la salle hypostyle de Karnak)

photo de Pascal Sébah (1823 - 1886)

"Voir Karnac au clair de lune et par une nuit aussi splendide, était une tentation trop forte pour qu'on pût y résister. Nous voilà donc doublant le pas, seuls, sans guides, et sans autres armes que nos bâtons, cherchant à l'aventure le chemin des ruines. Il est difficile de ne pas les trouver, car elles couvrent la plaine de leurs masses énormes : quant au danger, il n'y en a aucun pour le voyageur, au milieu de ces populations paisibles ; et l'hyène, seule bête féroce qui fréquente les bords du Nil, est trop lâche pour attaquer l'homme. 
Nous avions laissé à gauche le chétif hameau de Karnac, bâti sur une éminence et entouré de beaux bouquets de palmiers. En sortant de l'ombre épaisse de ce petit bois, nous eûmes tout à coup devant les yeux un spectacle dont il est difficile de donner idée. Une avenue bordée de sphinx s'ouvrait devant nous ; à l'extrémité, s'élevait une porte triomphale d'une hardiesse et d'une majesté singulières. Au delà de cette porte, à droite, à gauche, à perte de vue, un immense entassement de ruines, un chaos de constructions, de murailles écroulées, de pylônes, de temples, de palais à demi renversés ; comme une ville entière qu'un tremblement de terre aurait jetée à bas ; et au-dessus de cette plaine toute hérissée de blocs de granit, çà et là de longues colonnades émergeant dans la lumière, et de hauts obélisques dressant leurs aiguilles noires.
(...)
La grande porte franchie, en marchant tout droit devant nous, nous trouvons, ouverte dans la muraille qui se dresse comme un rempart, une petite porte basse, pareille à une poterne. Nous entrons ; nous franchissons un couloir obscur, et, après avoir gravi des monceaux de décombres, nous pénétrons dans une vaste enceinte dont la lune n'éclaire qu'à demi les profondeurs. Nous étions dans la grande salle hypostyle.
Quand je vivrais mille ans, jamais je n'oublierais l'impression que m'a laissée ce moment. La parole est impuissante à décrire de telles choses, et nul art au monde n'en pourrait reproduire l'effet. Qu'on imagine une forêt de colonnes, larges et hautes comme des tours, portant encore sur leurs chapiteaux évasés quelques-uns des blocs massifs qui faisaient le plafond ; leurs lignes serrées se prolongeant de toutes parts sans que l’œil en aperçoive la fin ; sur celles qui forment l'allée centrale, plus hautes et plus puissantes que les autres, une seconde ligne de piliers qui portaient une seconde salle ; çà et là quelques pierres énormes du plafond à moitié penchées et s'arc-boutant mutuellement dans leur chute ; tout au bout, en face de nous, une de ces colonnes gigantesques qui, ébranlée sur sa base et chancelant comme un homme ivre, s'est appuyée de l'épaule sur sa voisine qui a reçu le choc sans broncher : qu'on se figure toutes ces colonnes couvertes de sculptures ; qu'on ajoute à l'effet de cette prodigieuse architecture, dont la grandeur effraie l'imagination, le prestige de la nuit, le contraste des vives clartés et des fortes ombres dont la lune frappait tous les objets, la profondeur des perspectives, la solennité de l'heure, la majesté de la solitude ; et l'on comprendra à peine quelle émotion nous causa ce spectacle aussi sublime qu'inattendu. C'était comme une vision d'un monde fantastique. 
Il y a presque de la terreur dans l'admiration qu'on éprouve en face de telles ruines. On se sent petit auprès d'elles. Il semble que ce soient des Titans, non des hommes comme nous, qui aient dressé ces colonnes sur leur base indestructible, et jeté sur leurs têtes, en guise de poutres et de tuiles, ces blocs de quarante pieds de long qu'elles portent depuis trois mille ans sans fléchir. (...)
Nous errâmes longtemps, perdus dans nos rêveries, au travers des longues nefs semées de pierres et de décombres. Le bruit de nos pas troublait seul le silence éternel des palais déserts et des temples vides. Il fallut s'arracher enfin à cette contemplation ; nous reprîmes lentement le chemin de Louqsor. Un chacal rôdait en glapissant dans les ténèbres ; au loin, les chiens de Karnac faisaient toujours retentir l'air de leurs abois. Tout dormait : seuls, accroupis dans le sable, et nous regardant passer entre leur double file, les sphinx à tête de bélier semblaient veiller sur les derniers débris de la grandeur des Pharaons."

extrait de Un hiver en Égypte, par Eugène Poitou (1815-1880), conseiller à la Cour impériale d'Angers