mercredi 5 février 2020

"Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie" (Jean-François Champollion)


Temple d'Abou Simbel, David Roberts, 1838


"Enfin, le 26, à neuf heures du matin, je débarquai à Ibsamboul, où nous avons séjourné aussi le 27. Là, je pouvais jouir des plus beaux monuments de la Nubie, mais non sans quelque difficulté. Il y a deux temples entièrement creusés dans le roc, et couverts de sculptures. La plus petite de ces excavations est un temple d’Hathôr, dédié par la reine Nofré-Ari, femme de Rhamsès-le-Grand, décoré extérieurement d’une façade contre laquelle s’élèvent six colosses de trente-cinq pieds chacun environ, taillés aussi dans le roc, représentant le Pharaon et sa femme, ayant à leurs pieds, l’un ses fils, et l’autre ses filles, avec leurs noms et titres. Ces colosses sont d’une excellente sculpture ; leur stature est svelte et leur galbe très-élégant ; j’en aurai des dessins très fidèles. Ce temple est couvert de beaux reliefs, et j’en ai fait dessiner les plus intéressants.
Le grand temple d’Ibsamboul vaut à lui seul le voyage de Nubie : c’est une merveille qui serait une fort belle chose, même à Thèbes. Le travail que cette excavation a coûté effraye l’imagination. La façade est décorée de quatre colosses assis, n’ayant pas moins de soixante-un pieds de hauteur : tous quatre, d’un superbe travail, représentent Rhamsès-le-Grand ; leurs faces sont portraits, et ressemblent parfaitement aux figures de ce roi qui sont à Memphis, à Thèbes et partout ailleurs. C’est un ouvrage digne de toute admiration. Telle est l’entrée ; l’intérieur en est tout-à-fait digne ; mais c’est une rude épreuve que de le visiter. À notre arrivée, les sables, et les Nubiens qui ont soin de les pousser, avaient fermé l’entrée. Nous la fîmes déblayer ; nous assurâmes le mieux que nous le pûmes le petit passage qu’on avait pratiqué, et nous prîmes toutes les précautions possibles contre la coulée de ce sable infernal qui, en Égypte comme en Nubie, menace de tout engloutir. Je me déshabillai presque complètement, ne gardant que ma chemise arabe et un caleçon de toile, et me présentai à plat-ventre à la petite ouverture d’une porte qui, déblayée, aurait au moins 25 pieds de hauteur. Je crus me présenter à la bouche d’un four, et, me glissant entièrement dans le temple, je me trouvai dans une atmosphère chauffée à 51 degrés : nous parcourûmes cette étonnante excavation, Rosellini, Ricci, moi et un de nos Arabes, tenant chacun une bougie à la main. La première salle est soutenue par huit piliers contre lesquels sont adossés autant de colosses de trente pieds chacun, représentant encore Rhamsès-le-Grand : sur les parois de cette vaste salle règne une file de grands bas-reliefs historiques, relatifs aux conquêtes du Pharaon en Afrique ; un bas-relief surtout, représentant son char de triomphe, accompagné de groupes de prisonniers nubiens, nègres, etc., de grandeur naturelle, offre une composition de toute beauté et du plus grand effet. Les autres salles, et on en compte seize, abondent en beaux bas-reliefs religieux, offrant des particularités fort curieuses. Le tout est terminé par un sanctuaire, au fond duquel sont assises quatre belles statues, bien plus fortes que nature et d’un très bon travail. Ce groupe, représentant Amon-Ra, Phré, Phtha, et Rhamsès-le-Grand assis au milieu d’eux, mériterait d’être dessiné de nouveau.
Après deux heures et demie d’admiration, et ayant vu tous les bas-reliefs, le besoin de respirer un peu d’air pur se fit sentir, et il fallut regagner l’entrée de la fournaise en prenant des précautions pour en sortir. J’endossai deux gilets de flanelle, un bernous de laine, et mon grand manteau, dont on m’enveloppa aussitôt que je fus revenu à la lumière ; et là, assis auprès d’un des colosses extérieurs dont l’immense mollet arrêtait le souffle du vent du nord, je me reposai une demi-heure pour laisser passer la grande transpiration. Je regagnai ensuite ma barque, où je passai près de deux heures sur mon lit. Cette visite expérimentale m’a prouvé qu’on peut rester deux heures et demie à trois heures dans l’intérieur du temple sans éprouver aucune gêne de respiration, mais seulement de l’affaiblissement dans les jambes et aux articulations ; j’en conclus donc qu’à notre retour nous pourrons dessiner les bas-reliefs historiques, en travaillant par escouades de quatre (pour ne pas dépenser trop d’air), et pendant deux heures le matin et deux heures le soir. Ce sera une rude campagne ; mais le résultat en est si intéressant, les bas-reliefs sont si beaux, que je ferai tout pour les avoir, ainsi que les légendes complètes. Je compare la chaleur d’Ibsamboul à celle d’un bain turc, et cette visite peut amplement nous en tenir lieu."

extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

mardi 4 février 2020

"Là m’apparut toute la magnificence pharaonique" (Jean-François Champollion, à propos de Karnak)

temple de Karnak, par Jean Pascal Sebah (1838-1910)

"Le quatrième jour (hier 23), je quittai la rive gauche du Nil pour visiter la partie orientale de Thèbes. Je vis d’abord Louqsor, palais immense, précédé de deux obélisques de près de 80 pieds, d’un seul bloc de granit rose, d’un travail exquis, accompagnés de quatre colosses de même matière, et de 30 pieds de hauteur environ, car ils sont enfouis jusqu’à la poitrine. C’est encore là du Rhamsès-le-Grand. Les autres parties du palais sont des rois Mandoueï, Horus et Aménophis-Memnon ; plus, des réparations et additions de Sabacon l’Éthiopien et de quelques Ptolémées, avec un sanctuaire tout en granit, d’Alexandre, fils du conquérant. J’allai enfin au palais ou plutôt à la ville de monuments, à Karnac. Là m’apparut toute la magnificence pharaonique, tout ce que les hommes ont imaginé et exécuté de plus grand. Tout ce que j’avais vu à Thèbes, tout ce que j’avais admiré avec enthousiasme sur la rive gauche, me parut misérable en comparaison des conceptions gigantesques dont j’étais entouré. 
Je me garderai bien de vouloir rien décrire ; car, ou mes expressions ne vaudraient que la millième partie de ce qu’on doit dire en parlant de tels objets, ou bien si j’en traçais une faible esquisse, même fort décolorée, on me prendrait pour un enthousiaste, peut-être même pour un fou. Il suffira d’ajouter qu’aucun peuple ancien ni moderne n’a conçu l’art de l’architecture sur une échelle aussi sublime, aussi large, aussi grandiose, que le firent les vieux Égyptiens ; ils concevaient en hommes de 100 pieds de haut, et l’imagination qui, en Europe, s’élance bien au-dessus de nos portiques, s’arrête et tombe impuissante au pied des 140 colonnes de la salle hypostyle de Karnac.
Dans ce palais merveilleux, j’ai contemplé les portraits de la plupart des vieux Pharaons connus par leurs grandes actions, et ce sont des portraits véritables ; représentés cent fois dans les bas-reliefs des murs intérieurs et extérieurs, chacun conserve une physionomie propre et qui n’a aucun rapport avec celle de ses prédécesseurs ou successeurs (...).
J’ai trouvé autour des palais de Karnac une foule d’édifices de toutes les époques, et lorsque, au retour de la seconde cataracte vers laquelle je fais voile demain, je viendrai m’établir pour 5 ou 6 mois à Thèbes, je m’attends à une récolte immense de faits historiques, puisque, en courant Thèbes comme je l’ai fait pendant 4 jours, sans voir même un seul des milliers d’hypogées qui criblent la montagne Libyque, j’ai déjà recueilli des documents fort importants."


extrait de Lettres écrites d'Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, par Jean-François Champollion (1790-1832)

lundi 3 février 2020

"Sans le Nil, il n'y aurait pas d'Égypte" (Émile Delmas)

photo de Zangaki
"un grattage de peu de profondeur"

"Je n'apprendrai rien à personne (...) en disant que le Nil c'est toute l'Égypte, toute sa vie, toute sa raison d'être. Sans le Nil, il n'y aurait pas d'Égypte, et le géographe enregistrerait simplement sur les cartes, entre la chaîne Lybique et la chaîne Arabique, un désert de plus, identique à tous les déserts de l'Afrique. C'est le Nil qui sert d'exutoire aux sables que les vents d'Est et d'Occident soufflent sans cesse par-dessus la crête des deux chaînes ; c'est lui qui les emporte à la mer ; c'est lui qui fournit la terre et l'eau à la fertile vallée d'Égypte. On peut affirmer, je crois, que c'est le Nil qui a fait cette vallée, de toutes pièces. Aux époques de formation géologique, quand la mer se fut retirée, laissant le champ libre à l'irruption des eaux équatoriales et au régime des inondations périodiques, le Nil a déposé une première couche de limon, puis cent, puis mille, et, avec les siècles s'est formée cette merveilleuse terre, une des plus fertiles du monde.
Il suffirait d'une simple ondulation du sol, jetant le Nil dans la mer Rouge, pour supprimer l'Égypte. Consolons-nous en pensant que, si cette douloureuse hypothèse se réalisait, il se constituerait quelque part, dans la direction de l'océan Indien ou du Sahara, quelque nouvelle Égypte(...), à moins qu'il n'y
eût plus de pluies équatoriales, plus de Nil. Chassons ces mauvais rêves, et revenons aux réalités de la culture égyptienne.
Le labourage paraît n'être, à vrai dire, qu'un grattage de peu de profondeur ; à dessein, sans doute, car, en labourant profondément, on ramènerait à la surface une terre fatiguée, celle des années antérieures, alors que le dépôt de l'année, qu'on me dit être de 6 à 7 centimètres d'épaisseur, humus prodigieusement fertile, suffit à l'enracinement, et, dans certains cas, au développement complet de la plante."


extrait de Égypte et Palestine, par Émile Delmas (1834 - 1898), armateur et homme politique français

dimanche 2 février 2020

"Qu'il fait bon le soir promener son regard sur ces lignes harmonieuses !" (Valérie de Gasparin, faisant halte à Thèbes)

John Collier, "Theban Hills from Luxor", 1920
"Au-dessus de Thèbes, samedi 8 janvier 1848.
Terre de bénédiction, terre de poésie ! Qu'il fait bon le soir descendre, et promener son regard sur ces lignes harmonieuses ! À l'orient, la chaîne rocheuse s'empourpre ; au midi, une arête vive, couronnée par quelque tombe de scheik semble fermer le Nil ; les eaux s'étendent mollement, la belle verdure couvre les bords ; le lupin dresse ses épis papillonnacés, le haricot égyptien embrasse la terre de ses rameaux traînants et la couvre de fleurs violettes ; sous ces buissons de cotonniers, les oiseaux volent et se cherchent une retraite ; le blé pousse en jets d'épis foncés et barbus, l'anis étale en parasol son feuillage plumassé, le liseron relie les profondes crevasses du sol ; la lumière inonde les campagnes et le fleuve ; un chant vague monte de tous les points de l'horizon : le chant du fellah qui tire l'eau, le chant du matelot qui tire le dahbieh ou qui cargue les voiles, le chant des femmes qui remontent du fleuve au village.

Memphis, the Pharaoh, the Queen and a harp player,
by Dominique Papety (1815-1849.
Selon toute vraisemblance, c'est à ce tableau que fait allusion Valérie de  Gasparin,
même s'il n'y a pas de concordance dans certains détails.

Il y a quelques années, on voyait au salon une toile de Papety, qui se place involontairement devant mes yeux. Le sujet était simple : un lit antique, un jeune Égyptien couché sur la poitrine, la tête relevée, le regard calme et pensif ; à droite, une jeune fille tenant une fleur de lotus ; à gauche, une jeune fille jouant de la lyre ou du psaltérion ; derrière, les horizons immenses ; de tous côtés les clartés sereines du ciel d'Égypte. J'ignorais encore les beauté de ce coin de terre : pourtant le caractère du tableau m'avait émue ; je l'avais reconnu, comme nous reconnaissons chaque jour ces traits que nous n'avions jamais vus, cette mélodie que nous n'avions jamais entendue. Ne sommes-nous pas tous citoyens du royaume enchanté qu'on nomme l'idéal ? Ne nous sommes-nous pas rencontrés cent fois, gens et choses, sur ses plages célestes ?
Ah ! c'est que le peintre a bien compris cette paix toute pénétrée de mystères, la beauté de ces figures bronzées aux grands yeux mélancoliques, la magnificence de cette nature.
Il y a des pays que le soleil embrase. Ceux-là n'offrent à l'œil attristé qu'une végétation grise ou glauque, qu'un sol brûlé. Cependant, lorsque janvier leur souffle de fraîches haleines, la croûte de la terre, l'écorce des arbres en sont amollies ; il en sort de jeunes fleurs et de jeunes rameaux.
II en est d'autres, complexes, méridionaux par leur été, septentrionaux par leur hiver, que le soleil calcine dans les ardeurs de juillet, que les autans contristent sous les nuages de décembre. Mais l'Égypte ! l'Égypte s'épanouit toujours verte et parfumée sous les rayons d'un soleil des tropiques ; et quand elle voit sa végétation se flétrir, elle se plonge tout entière dans son fleuve, elle en sort plus vigoureuse et plus parée." 

extrait de Journal d'un voyage au Levant, par Valérie de Gasparin (1813-1894), écrivaine suisse romande

samedi 1 février 2020

Le Nil, ce fleuve "qui vient en Égypte du paradis terrestre", par Jean de Joinville, biographe de saint Louis

Le Nil, par Wilhelm Gentz (1822 - 1890)
"Il nous faut tout d'abord parler du fleuve qui vient en Égypte du paradis terrestre ; et je vous raconte ces choses pour vous faire comprendre certains faits qui touchent à mon sujet. Ce fleuve est différent de toutes les autres rivières, car plus les autres rivières descendent leur cours, plus s'y jettent de petites rivières et de petits ruisseaux. Et dans ce fleuve il ne s'en jette aucune ; au contraire il se produit ceci, qu'il arrive par un seul chenal jusqu'en Égypte, et alors il se divise en sept bras, qui se répandent à travers l'Égypte.
Et quand la Saint-Remi est passée, les sept rivières se répandent dans le pays et recouvrent le plat pays ; et quand elles se retirent, les paysans vont chacun labourer leurs terres avec une charrue sans roues, avec laquelle ils sèment dans la terre le froment, l'orge, le cumin, le riz ; et ces semences viennent si bien que nul ne saurait mieux faire. Et l'on ne sait d'où vient cette crue, sinon de la volonté de Dieu ; et si ce phénomène ne se produisait pas, rien ne viendrait dans ce pays à cause de la grande chaleur du soleil qui brûlerait tout, parce qu'il ne pleut jamais dans le pays. Le fleuve est toujours trouble ; aussi les gens du pays qui veulent en boire en puisent le soir, et y écrasent quatre amandes ou quatre fèves ; et le lendemain elle est si bonne à boire qu'elle ne laisse rien à désirer.
Avant que le fleuve entre en Égypte, les gens dont c'est la coutume jettent le soir leurs filets déployés dans le fleuve ; et quand on vient au matin, ils trouvent dans leurs filets ces denrées qui se vendent au poids que l'on apporte dans ce pays, à savoir le gingembre, le rhubarbe, le bois d'aloès, la cannelle. Et l'on dit que ces produits viennent du paradis terrestre, car le vent les abat des arbres qui sont dans le paradis, comme le vent abat dans la forêt, en notre pays, le bois sec ; et ce qui tombe de bois sec dans le fleuve, les marchands nous le vendent dans ce pays. L'eau du fleuve est de telle nature que, lorsque nous la suspendions, dans des pots de terre blancs que l'on fait dans le pays, aux cordes de nos tentes, l'eau devenait, à la chaleur du jour, aussi fraîche que de l'eau de source.

On disait dans le pays que le sultan du Caire avait tenté maintes fois de savoir d'où venait le fleuve ; et il y envoyait des gens qui emportaient une sorte de pain que l'on appelle biscuits, parce qu'ils sont cuits deux fois ; et ils vivaient de ce pain jusqu'à leur retour auprès du sultan. Et ils rapportaient qu'ils avaient exploré le fleuve et qu'ils étaient arrivés à un grand massif de roches à pic, où personne n'avait la possibilité de monter ; le fleuve tombait de ce massif, et il leur semblait qu'il y avait une grande quantité d'arbres en haut dans la montagne ; et ils disaient qu'ils avaient trouvé des merveilles, diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lions, serpents, éléphants, qui venaient les regarder sur le bord de l'eau quand ils allaient en amont."
(transcription proposée par le site pédagogique de la Bibliothèque nationale de France)

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Texte original

"Il nous couvient premierement parler dou flum qui vient par Egypte et de Paradis terrestre ; et ces choses vous ramentois-je pour vous faire entendant aucunes choses qui affièrent à ma matière. Cis fleuves est divers de toutes autres rivières ; car quant plus viennent les autres rivières aval, et plus y chiéent de petites rivières et de petiz ruissiaus ; et en ce flum n'en chiet nulles : ainçois avient ainsi que il vient touz en un chanel jusques en Egypte, et lors giete de li sept branches qui s'espandent parmi Egypte. Et quant ce vient après la saint-Remy, les sept rivières s'espandent par le païs et cuevrent les terres pleinnes ; et quant elles se retraient, li gaaingnour vont chascuns labourer en sa terre à une charue sanz rouelles ; de quoy il tornent dedens la terre les fourmens, les orges, les comminz, le ris, et viennent si bien que nulz n'i sauroit qu'amender ; ne ne sait l'on dont celle creue vient, mais que de la volentei Dieu ; et, se ce n'estoit, nul bien ne venroient ou païs, pour la grant chalour dou soleil qui arderoit tout, pour ce que il ne pluet nulle foiz ou pays. Li fluns est touzjours troubles, dont cil dou païs, qui boire en vuelent, vers le soir le prennent et esquachent quatre amendes ou quatre fèves; et l'endemain est si bone à boire que riens n'i faut. Avant que li fluns entre en Egypte, les gens qui ont acoustumei à ce faire, gietent lour roys desliées parmi le flum, au soir; et, quant ce vient au matin, si treuvent en lour royz cel avoir de poiz que l'on aporte en ceste terre, c'est à savoir gingimbre, rubarbe, lignaloecy et eanele; et dit l'on que ces choses viennent de Paradis terrestre, que li venz abat des arbres qui sont en Paradis, aussi comme li venz abat en la forest en cest païs le bois see; et ce qui chiet dou bois sec ou flum, nous vendent li marcheant en ce païz. L'yaue dou flum est de tel nature, que quant nous la pendiens en poz de terre blans que l'en fait ou païs, aus cordes de nos paveillons, l'yaue devenoit ou chaut dou jour aussi froide comme de fonteinne. Il disoient ou païs que li soudans de Babiloine avoit mainte foiz essaié dont li fluns venoit, et y envoioit gens qui portoient une manière de pains que l'on appelle becuis, pour ce que il sont cuit par dous foiz, et de ce pain vivoient tant que il revenoient arières au soudanc; et raportoient que il avoient cerchié le flum, et que il estoient venu à un grant tertre de roches taillies, là où nulz n'avoit pooir de monter. De ce tertre chéoit li fluns, et lour sembloit que il y eust grant foison d'arbres en la montaigne en haut ; et disoient que il avoient trouvei merveilles de diverses bestes sauvaiges et de diverses façons, lyons, serpens, oliphans, qui les venoient regarder dessus la rivière de l'yaue, aussi comme il aloient amont."

Jean, sire de Joinville, présentant son Histoire de Saint-Louis à Louix X, 1309

extrait de la Vie de saint Louis, par Jean de Joinville (v. 1224 - 24 décembre 1317). É
galement connu sous le nom de Sire de Joinville, il est le biographe de saint Louis, qu'il accompagne, en se joignant aux chevaliers chrétiens, lors de la septième croisade en Égypte, en 1244. Lors de cette croisade, Joinville se met au service du roi, et il devient son conseiller et son confident. 

vendredi 31 janvier 2020

L'île de Philae "brille, tranquille et pure, au milieu (d'une) nature hostile et convulsée" (Édouard Schuré)

Philae, par Edward Lear (1812–1888)

"Les Grecs et les Romains, qui faisaient le pèlerinage d'Égypte, ne manquaient jamais de remonter le Nil au-delà de Thèbes, jusqu'à l'île de Philae. C'est là qu'ils recevaient l'initiation dernière, dans la forme et sous le voile poétique du drame sacré par lequel les fils d'Hermès consentaient à révéler le plus grand secret de leur religion aux laïques ou aux étrangers de choix. (...)

L'île allongée dans le sens du fleuve a la forme d'une sandale. Les colonnades et les deux pylônes du temple d'Isis se profilent sur son arête en tons chauds. Au-dessus de la rive orientale, le petit temple hypèthre de Trajan, coquettement placé sur une terrasse, se mire dans l'eau. Quatre architraves posant sur douze colonnes à chapiteaux de papyrus, sans toiture, c'est tout l'édifice. Ce pavillon aérien semble avoir poussé comme une végétation de grandes fleurs d'or, entre les palmiers qu'il surpasse et les haies d'acacias qui ceignent ses pieds. Un ciel toujours bleu sourit entre les calices ouverts des colonnes élégantes, où passent librement les hirondelles. Ce petit temple si gracieux, si poétique semble inviter les barques à mouiller dans son anse et dire aux voyageurs : "Les tristesses de la vie ne passent point mon seuil ; viens te reposer dans la paix d'Isis." On monte, et on rejoint l'extrémité sud de l'île. C'est là que débarquaient les pèlerins antiques et qu'ils étaient accueillis par les pastophores, en haut de l'escalier de la terrasse. (...)
Le site a quelque chose d'inquiétant et de paisible, d'étrange et d'intime à la fois. Ce ne sont plus les vastes horizons plantureux de Thèbes, de Siout et d'Abydos. Le Nil fait un grand tournant entre des côtes abruptes et se hérisse d'écueils. Partout surgissent des rochers de granit et de syénite noir, avec des veines de diorite d'un vert sombre. Tantôt ils forment de petits récifs qui écument au milieu du fleuve, tantôt ils s'écroulent sur les rives en escaliers tumultueux, tantôt ils redressent leurs angles en castels bizarres, en pitons menaçants. La teinte rougeâtre des roches, maculées de taches noires, donne à l'ensemble du paysage quelque chose de fantastique et d'infernal. On dirait le serpent Typhon, le génie du Mal, vomi par la terre incandescente et révoltée, rouge encore du feu qui le dévore et tordant ses écailles mal refroidies autour du fleuve et de l'île sacrée. Mais celle-ci brille, tranquille et pure, au milieu de cette nature hostile et convulsée. Elle sourit, la Vierge intangible et sacrée, avec sa ceinture de mimosas, ses grêles bouquets de palmes et son diadème de temples, qu'elle porte comme une parure." 

extrait de Sanctuaires d'Orient - Égypte, Grèce, Palestine, 1907, par Édouard Schuré (1841-1929), écrivain, philosophe et musicologue français

"La pente de la rêverie, sur (le) balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature" (Eugène-Melchior de Vogüé)

illustration extraite de l'ouvrage Album du musée de Boulaq : comprenant quarante planches /
photographiées par MM. Delié et Béchard ; avec un texte explicatif par Auguste Mariette-Bey
, 1872

"Et puis il y a dans le hasard des dispositions matérielles du musée (*) une source de méditations fécondes. Le visiteur a passé de longues heures dans le demi-jour des salles, tout emplies de souvenirs et de représentations funéraires, dans le commerce des momies et des images primitives ; il a déroulé cette longue suite de siècles comme les feuilles émiettées des anciens papyrus, il a perdu pied dans le temps et s’est senti enfoncer jusqu’à ces couches obscures de l’histoire que le regard n’a jamais mesurées, que la sonde n’a pas touchées. Tout ce qui l’entoure ne lui a parlé que de la mort ; ces corps intacts, ces figures de granit, ces attestations de victoires et de splendeurs royales, comme ces objets domestiques, l’ont poursuivi de la même et ironique leçon sur l’amère vanité d’être : il ploie écrasé sous le poids de cet interminable passé, sous le sentiment de sa petitesse en face de lui, sous les problèmes et les mystères qui le sollicitent, il fuit tous ces regards immobiles qui le poursuivent et cette atmosphère de sépulcre qui l’étouffe. 
Voici qu’un seul pas le porte sur ce petit balcon à ciel découvert qui surplombe le fleuve et commande les riantes perspectives de Gizeh ; il retombe brusquement dans la plus triomphante affirmation de la vie qui puisse éclater en ce monde. Quel que soit le jour de l’année et l’heure du jour, un soleil splendide lui envoie sa chaude couronne de rayons et moire les flots de lumières palpables ; le Nil puissant roule dans sa majesté avec un sourd bruissement de vie ; les lourdes dahabiés glissent, chassant devant elles des ombres vigoureuses, aux cris de leurs rameurs qui s’excitent de la voix. Sur la grève du père nourricier, la population afflue sans relâche : femmes emplissant les jarres qu’elles portent penchées sur la tête, enfants s’ébattant dans l’eau tiède, bouviers menant boire les troupeaux de buffles, mariniers à leurs barques. Aussi loin que la vue peut remonter ces horizons limpides, le fleuve s’étend en déroulant sa ceinture de palmiers ; tout le long de ses bords une végétation intense, toujours nouvelle, toujours superbe, grandit dans ce printemps qui ne repose jamais ; par delà les tapis de verdure de Gizeh, les sables des crêtes libyques, insoutenables au regard, doublent la clarté comme un miroir d’or et la renvoient au ciel blanc. La lumière, la chaleur, la vie, ces joies premières de la création, vous baignent et vous enivrent ; le vertige des sèves en travail vous monte au cerveau. Cette terre divine est aussi forte, aussi gracieuse que si elle était née d’hier, aussi jeune qu’aux jours premiers dont on vient de lire l’histoire dans ses archives lointaines, qui nous la montrent toujours identique à elle-même.
Ce contraste éloquent force la méditation des âmes les plus rebelles : la pente de la rêverie, sur ce balcon du musée de Boulaq, ramène toujours l’esprit au thème éternel de toute philosophie : la caducité des choses humaines opposée à l’impérissable jeunesse de la nature, l’effroyable peu que nous sommes, nous, notre histoire, notre courte antiquité, en face de cette création antérieure à tout, survivant à tout, ne défaillant jamais."
(1) le musée de Boulaq

extrait de Histoires orientales, 1880, par Eugène-Melchior de Vogüé (1848-1910), diplomate, essayiste, historien et critique littéraire, membre de l'Académie française (élu en 1888)