vendredi 21 janvier 2022

"La pompe errante et triomphale - Ondule dans l'horreur des temples ruinés" (José-Maria de Heredia)

par Frederick Arthur Bridgman (10 novembre 1847 - 13 janvier 1928)

La Vision de Khèm

I

Midi. L'air brûle et sous la terrible lumière
Le vieux fleuve alangui roule des flots de plomb ;
Du zénith aveuglant le jour tombe d'aplomb,
Et l'implacable Phré couvre l'Égypte entière.

Les grands sphinx qui jamais n'ont baissé la paupière,
Allongés sur leur flanc que baigne un sable blond,
Poursuivent d'un regard mystérieux et long
L'élan démesuré des aiguilles de pierre.

Seul, tachant d'un point noir le ciel blanc et serein,
Au loin, tourne sans fin le vol des gypaètes ;
La flamme immense endort les hommes et les bêtes.

Le sol ardent pétille, et l'Anubis d'airain
Immobile au milieu de cette chaude joie
Silencieusement vers le soleil aboie.

II

La lune sur le Nil, splendide et ronde, luit.
Et voici que s'émeut la nécropole antique
Où chaque roi, gardant la pose hiératique,
Gît sous la bandelette et le funèbre enduit.

Tel qu'aux jours de Rhamsès, innombrable et sans bruit,
Tout un peuple formant le cortège mystique,
Multitude qu'absorbe un calme granitique,
S'ordonne et se déploie et marche dans la nuit.

Se détachant des murs brodés d'hiéroglyphes,
Ils suivent la Bari que portent les pontifes
D'Ammon-Ra, le grand Dieu conducteur du soleil ;

Et les sphinx, les béliers ceints du disque vermeil,
Éblouis, d'un seul coup se dressant sur leurs griffes,
S'éveillent en sursaut de l'éternel sommeil.

III

Et la foule grandit plus innombrable encor.
Et le sombre hypogée où s'alignent les couches
Est vide. Du milieu déserté des cartouches,
Les éperviers sacrés ont repris leur essor.

Bêtes, peuples et rois, ils vont. L'uraeus d'or
S'enroule, étincelant, autour des fronts farouches ;
Mais le bitume épais scelle les maigres bouches.
En tête, les grands dieux : Hor, Khnoum, Ptah, Neith, Hathor.

Puis tous ceux que conduit Toth Ibiocéphale,
Vêtus de la schenti, coiffés du pschent, ornés
Du lotus bleu. La pompe errante et triomphale

Ondule dans l'horreur des temples ruinés,
Et la lune, éclatant au pavé froid des salles,
Prolonge étrangement des ombres colossales.


par José-Maria de Heredia (1842 - 1905), homme de lettres d'origine cubaine, né sujet espagnol, naturalisé français en 1893.
Il est l'auteur du recueil, Les Trophées, publié en 1893, qui s'inscrit dans le mouvement parnassien. C'est de ce recueil qu'est extrait le sonnet ci-dessus.

mardi 11 janvier 2022

L'amenti - "L'obscure profondeur des maisons éternelles", par André-Charles-Romain de Guerne

Cheikh Abd el-Gournah © Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0 (via Wikimedia Commons)

L'Amenti

La Montagne de l'ouest, les rivages du Fleuve
Et le rocher libyque où, dans sa tombe neuve,
Sous des bandes de lin, parmi les noirs parfums,
Dort le peuple embaumé des Osiris défunts,
Retentissent de cris et de sanglots funèbres.
Un cortège sans fin vers le Lieu des Ténèbres,
Par les rampes des monts et le chemin sacré,
Suit le traîneau mystique où le Mort vénéré,
Cousin royal, Grand Chef d'Ouas, Prophète unique
Serviteur du Taureau, Neb-Seni, véridique,
Allongeant sa momie au fond du coffre épais,
Monte vers le sépulcre et s'étend dans la paix.
Il n'est plus, le Seigneur du Nome héréditaire.
Son âme a dépassé la Porte du Mystère ;
Mais son corps périssable aux mains des embaumeurs
Reste pur et complet, et malgré les clameurs,
Malgré la plaie ouverte et le couteau de pierre,
Ressuscite immortel en sa forme première.
L'acre bain de natrum a corrodé les chairs ;
La résine de cèdre et les parfums amers,
Les aromates noirs, les poudres végétales,
Deux mois, ont imprégné le corps aux membres pâles.
Le cœur et les poumons, le foie et l'intestin,
Dans des vases scellés, marqués du nom certain,
Ont séché, détendus par les quatre Génies,
Sous le lit funéraire où, les jambes unies,
Remplissant tout entier le coffre de carton,
Colliers d'émail au cou, barbe fausse au menton,
Dans le réseau croisé des fines bandelettes,
L'incorruptible mort, avec ses amulettes
Et le rouleau funèbre enclos dans son cercueil,
Solitaire, attendait le jour du dernier deuil.

Le jour suprême a lui. La salle intérieure
De la resplendissante et terrestre demeure
A vu le maître ancien pour la dernière fois.
Les prêtres sont venus. Les sanglots et les voix
Des parents ont mêlé leurs plaintes douloureuses
Aux larmes de la veuve, à l'appel des pleureuses,
Au monotone chœur des fils désespérés,
Qui vont, le front meurtri par leurs poings lacérés,
Souillant leur face blême et dans leur chevelure
Semant la boue épaisse et la poussière impure.

À travers Pi-Amen, dans l'ordre habituel
Réglé pas les Grands Dieux et le saint Rituel,
Le cortège éploré déroule en longue file
Sa pompe accoutumée aux portes de la ville.
En tête, transportant les meubles du tombeau.
Le lit, les coffrets peints, le siège et le flambeau.
Les figures d'émail, les vases, les offrandes.
La bière fermentée et les pains et les viandes,
Marchent les serviteurs que Neb-Seni vivant
Aveuglait de rayons comme un soleil levant.
Et derrière eux, parmi les pleureuses, le Prêtre
Parfume avec l'encens le char pompeux du Maître.

Mais le Nil vénéré traîne ses flots divins
Et les radeaux emplis nagent vers les ravins
Et les rocs, surplombant la rive occidentale
Où la crypte s'enfonce en une nuit fatale.
Le mort s'embarque, il vogue et, passager d'un jour,
Voyage vers le puits du ténébreux séjour,
Tandis que sur les eaux le battement des rames
D'un rythme intermittent scande le chant des femmes.

Les pleureuses

Laissez, ô matelots, laissez, laissez encor
Pendre les avirons au long des barques d'or !
Qu'il ne s'éloigne pas, qu'il demeure à sa place,
Le mort silencieux qu'un triple voile enlace.
Ô vous qui reverrez le seuil de vos maisons,
Ne hâtez point vos pas vers d'autres horizons
Attendez ! Mais, hélas ! la barque Osirienne
Emporte loin d'ici son âme avec la mienne.
Il part ! Vers l'occident et l'impalpable lieu
Tu navigues, parfait, dans le vaisseau du Dieu,
Pour aborder au port de la double Justice,
Ô toi, vivant hier, véridique et sans vice !
Toi que servaient jadis des esclaves nombreux,
Oublié, sans escorte, abandonné par eux,
Parcours, ô Voyageur, la grande solitude !
Tes pieds, liés ensemble, ont perdu l'habitude
De suivre dans les champs le chemin des travaux.
Et voici qu'aujourd'hui, ceint de langes nouveaux,
Tu gis, comme un enfant qu'on porte et qu'on balance,
Dans l'immobilité de l'éternel silence.
Pleurez ! Pleurez ! Pleurez ! ô lamentables cris !
Toi veuve au sein voilé, toi mère aux cheveux gris,
Menez le deuil farouche et, déchirant vos membres,
Roulez vos corps meurtris contre les murs des chambres !

La flotte aborde enfin ; le cortège a passé.
Dans l'ordre primitif, loin du Nil traversé,
Il décroît lentement et s'allonge et circule
Par les sentiers rugueux où, dans le crépuscule,
Aux flancs des monts abrupts, taillés en escaliers,
Les images des morts s'alignent par milliers.
Et toutes, sur des blocs côte à côte rangées,
Gardiennes du repos au seuil des hypogées.
Sans gestes, sans regards, comme un peuple d'aïeux,
Accueillent le Défunt vénérable et pieux
Qui vient, dans l'ombre sainte, habiter auprès d'elles
L'obscure profondeur des maisons éternelles.

Salut, tombeau secret ! Le voyage est fini
Que sur l'heureuse terre accomplit Neb-Seni.
La demeure est ouverte et la stèle est plantée
Les aliments sont prêts, l'offrande est apportée.
Le chacal Anopou dresse le coffre étroit
Devant la porte basse où Neb-Seni, tout droit
Dans la gaine de cèdre aux lourdes planches peintes,
Entend monter vers lui l'écho mourant des plaintes,
Et comme un hôte cher, voilé du masque bleu,
Reçoit le dernier pleur et le suprême adieu.
Le prêtre a répandu l'eau purificatoire,
Et le crochet de fer emmanché dans l'ivoire
A successivement frôlé les yeux éteints
Du cadavre, la bouche et les pieds incertains
Et tout ce qui vivra, comme aux jours de la vie,
Dans la béatitude éternelle et ravie.

Et lui, le Mort très pur, le Prophète inspiré,
Le Chef que pleure encor Pi-Amen, est entré
Dans sa tombe divine où la nuit préalable
Garde jusqu'au réveil la chair inviolable.
La porte est close ; il dort. Neb-Seni n'entend pas
La clameur décroissante et le bruit du repas
Où ses proches, devant les lugubres murailles,
Boivent au long banquet le vin des funérailles,
Tandis que, se penchant sur des harpes de deuil,
Des chanteurs au front ras chantent l'antique orgueil
De sa gloire, et la vie après la sépulture
Au sein des Dieux cachés, dans la splendeur future.


extrait de Les siècles morts - L'Orient antique, par André-Charles-Romain de Guerne, dit le Vicomte de Guerne (1853-1912), poète français 

mercredi 5 janvier 2022

"Le Nil", sonnet de Jacques Villebrune (XIXe s.)

John Varley Jr. (1850-1933), Feluccas docked on the Nile


Le Nil

Je l'aime enveloppé de lueur délicate,
Dans ses vapeurs de brume et ses douceurs d'ouate,
J'aime le Nil sacré dans l'aube du matin,
Bel éphèbe vêtu de sa robe de lin ;

Quand, serpentant et vague, avec son onde austère,
Il ceint, insinueux, l'Égypte du mystère ;
Vers sa source mystique et nagent, voiliers lents,
Les blanches dahabiehs, beaux cygnes indolents ;

Quand, émergeant de l'ombre, avec son front splendide,
S'éveille dans le ciel la vaste pyramide,
Et, sur les bords douteux du beau fleuve auroral,

Fuit, dans sa gaze d'or, maint fantôme spectral,
Et déroulent sans fin, sublime théorie,
Les droits et hauts palmiers leur fantasmagorie.


extrait de Sonnets mystiques : Les Pays du soleil. Le Sphinx. Édens. La Lande. Isis. Océana. Les Géorgiques : 1876-1883, de Jacques Villebrune. 
Aucune information à notre disposition sur l'auteur de ce recueil de sonnets, tiré à 80 exemplaires en 1886, "pour quelques amis" et "dont il est malaisé de déterminer l'inspiration générale" lit-on dans La Revue contemporaine littéraire, politique et philosophique, Volume 5, 1886.

samedi 1 janvier 2022

Les "heureuses terres d'Égypte", irriguées par un Nil aux "eaux dociles", selon Fénelon

photo MC

Fable 18
Le Nil et le Gange

"Un jour deux fleuves, jaloux l'un de l'autre, se présentèrent à Neptune pour disputer le premier rang. Le dieu était sur un trône d'or au milieu d'une grotte profonde. La voûte était de pierres ponces, mêlées de rocailles et de conques marines. Les eaux immenses venaient de tous côtés, et se suspendaient en voûte au-dessus de la tête du dieu. Là paraissaient le vieux Nérée, ridé et courbé comme Saturne; le grand Océan, père de tant de nymphes ; Téthys pleine de charmes ; Amphitrite avec le petit Palémon ; Ino et Mélicerte ; la foule des jeunes Néréides couronnées de fleurs. Protée même était accouru avec ses troupeaux marins, qui, de leurs vastes narines ouvertes, avalaient l'onde amère pour la revomir comme des fleuves rapides qui tombent des rochers escarpés. 
Toutes les petites fontaines transparentes, les ruisseaux bondissants et écumeux, les fleuves qui arrosent la terre, les mers qui l'environnent, venaient apporter le tribut de leurs eaux dans le sein immobile du souverain père des ondes. 
Les deux fleuves, dont l'un est le Nil et l'autre le Gange, s'avancent. Le Nil tenait dans sa main une palme, et le Gange, ce roseau indien dont la moelle rend un suc si doux que l'on nomme sucre. Ils étaient couronnés de jonc. La vieillesse des deux était également majestueuse et vénérable. Leurs corps nerveux étaient d'une vigueur et d'une noblesse au-dessus de l'homme. Leur barbe, d'un vert bleuâtre, flottait jusqu'à leur ceinture ; leurs yeux étaient vifs et étincelants, malgré un séjour si humide. Leurs sourcils épais et mouillés tombaient sur leurs paupières. Ils traversent la foule des monstres marins ; les troupeaux de tritons folâtres sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées ; les dauphins s'élevaient au-dessus de l'onde, qu'ils faisaient bouillonner par les mouvements de leurs queues, et ensuite se replongeaient dans l'eau avec un bruit effroyable, comme si les abîmes se fussent ouverts.
Le Nil parla le premier ainsi : "Ô grand fils de Saturne, qui tenez le vaste empire des eaux, compatissez à ma douleur ; on m'enlève injustement la gloire dont je jouis depuis tant de siècles : un nouveau fleuve, qui ne coule qu'en des pays barbares, ose me disputer le premier rang. Avez-vous oublié que la terre d'Égypte, fertilisée par mes eaux, fut l'asile des dieux quand les géants voulurent escalader l'Olympe ? C'est moi qui donne à cette terre son prix : c'est moi qui fais l'Égypte si délicieuse et si puissante. Mon cours est immense : je viens de ces climats brûlants dont les mortels n'osent approcher ; et quand Phaéton, sur le char du Soleil, embrasait les terres, pour l'empêcher de faire tarir mes eaux, je cachai si bien ma tête superbe, qu'on n'a point encore pu, depuis ce temps-là, découvrir où est ma source et mon origine. Au lieu que les débordements déréglés des autres fleuves ravagent les campagnes, le mien, toujours régulier, répand l'abondance dans ces heureuses terres d'Égypte, qui sont plutôt un beau jardin qu'une campagne.
Mes eaux dociles se partagent en autant de canaux qu'il plaît aux habitants, pour arroser leurs terres et pour faciliter leur commerce. Tous mes bords sont pleins de villes, et on en compte jusques à vingt mille dans la seule Égypte. Vous savez que mes catadoupes ou cataractes font une chute merveilleuse de toutes mes eaux de certains rochers en bas, au-dessus des plaines d'Égypte. On dit même que le bruit de mes eaux, dans cette chute, rend sourds tous les habitants du pays. Sept bouches différentes apportent mes eaux dans votre empire, et le Delta qu'elles forment est la demeure du plus sage, du plus savant, du mieux policé et du plus ancien peuple de l'univers : il compte beaucoup de milliers d'années dans son histoire et dans la tradition de ses prêtres. J'ai donc pour moi la longueur de mon cours, l'ancienneté de mes peuples, les merveilles des dieux accomplies sur mes rivages, la fertilité des terres par mes inondations, la singularité de mon origine inconnue. 
Mais pourquoi raconter tous mes avantages contre un adversaire qui en a si peu ? Il sort des terres sauvages et glacées des Scythes, se jette dans une mer qui n'a aucun commerce qu'avec des barbares ; ces pays ne sont célèbres que pour avoir été subjugués par Bacchus, suivi d'une troupe de femmes ivres et échevelées, dansant avec des thyrses en main. Il n'a sur ses bords ni peuples polis et savants, ni villes magnifiques, ni monuments de la bienveillance des dieux : c'est un nouveau venu qui se vante sans preuve. Ô puissant dieu qui commandez aux vagues et aux tempêtes, confondez sa témérité ! (...) "

extrait de Fables de Fénelon (édition classique avec notes explicatives et mythologiques), 1844, par François de Salignac de La Mothe-Fénelon dit Fénelon (1651-1715), homme d'Église, théologien et écrivain français, admis à l’Académie française en 1693

mercredi 29 décembre 2021

"Ce beau, ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert" (Ida Saint-Elme)

Campement au désert, au coucher de soleil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Cette fois, et c'était notre troisième caravane, je n'étais plus une Européenne timidement curieuse. J'étais une femme aguerrie aux feux d'un soleil de trente-cinq degrés, calme au désert, ne redoutant plus l'approche de l'hyène, ne frémissant plus au cri du jakal (sic) ; je m'étais baignée au bruit des cataractes ; j'avais pénétré avec mon fidèle compagnon jusqu'à l'ilot où dorment les crocodiles ; j'avais observé le serpent se dépouillant près de Médinet-Abou, et le Koulouha du Mont-Sinaï se roulant dans son antre ; je m'étais assise sur le tapis de l'Arabe errant ; j'avais placé ma tente dans la Vallée du Déluge ; et ce qu'il y a de mieux, j'avais partout trouvé la certitude que le plus horrible, le plus redouté de tous les fléaux, la peste, n'avait existé depuis six ans que dans le cerveau doctoral de M. Pariset. J'entrai donc cette fois dans ce désert une femme nouvelle. Je l'étais aussi pour l'extérieur ; car, sans faire tort au teint de Léopold ni au mien, on aurait hardiment pu nous prendre, comme M. Linan, pour des Arabes Bédouins. Mais si la peau avait perdu, l'âme avait gagné. Il me semble que jamais elle ne fut si vivement touchée de ce beau, de ce magnifique aspect d'un soleil couchant au désert. En quittant Rosette, nous l'avions à droite devant nous, et nous paraissions avancer dans un cercle d'or qui s'étendait à mesure que nous avancions, et teignait d'un rouge de feu le sable fin qui glissait sous les pieds de nos montures.
Je ne crois pas avoir éprouvé, dans ce long et souvent pénible voyage, une sensation aussi délicieuse que celle qui s'empara de tout mon être à cette entrée au désert qui allait nous rendre aux bords de la Méditerranée. De là plus d'autre intervalle qu'un trajet de mer ; plus que six cents lieux à parcourir. Pour être vraie, je dois dire que, si cette dernière pensée ne dominait pas toutes les autres, du moins elle se présentait comme une pensée de bonheur. Léopold m'exprima un regret de ce que nous ne verrions pas cette fois le débordement du Nil. "Le Nil ! lui répondis-je ; quand nous avons devant nous la Méditerranée, la France !... Que le Nil déborde, qu'il porte la fécondité sur ces terres hospitalières, je le désire, je l'espère : mais regretter de n'y pas assister lorsqu'après deux ans d'absence la France est le but du denier trajet, quand nous sommes en vue de cette mer qui va nous conduire à ces heureux rivages ! non, non, je ne m'en sens pas le courage." À cet élan succéda un long silence, qui ne fut rompu que par le chant du soir qu'entonna notre reïs ; chant qui fut aussitôt répété en chœur par tous les guides et les deux chiaoux qui ouvraient la marche.
Léopold tenait sa monture tout-à-fait contre la mienne, et de cette manière nous nous donnions le bras. Cette façon de se promener à dos de mulet, bras dessus, bras dessous, coupa le sérieux des sensations par une gaité qui finit par les très bruyants accompagnements de notre escorte ; et de cette manière nous abrégeâmes la plus fastidieuse des routes, au point que nous arrivâmes au bord de la mer sans y avoir pensé. J'avoue que les incertitudes qu'on m'avait inspirées sur la main qui avait élevé, dans le désert, les onze bornes qui devaient guider les voyageurs égarés, avaient non détruit mon respect pour l'intention, mais affaibli mon enthousiasme pour le nom. Jamais je n'avais vu le soleil si magnifique... "Qu'il est beau ! disais-je à Léopold, c'est le soleil du retour." On ne se figure pas, et je n'ai pas assez d'éloquence pour peindre un pareil spectacle ; mais il paraît que cela étonnait même nos guides, qui s'arrêtèrent involontairement. Le reïs demanda à Léopold de descendre un moment ; j'y consentis avec joie, et j'eus peine à ne pas imiter ces hommes, qui se mirent aussitôt à faire leur prière, le visage tourné vers la Mecque. Le soleil, quoique à son déclin à ce moment, avait un éclat égal à celui de l'aurore ; un globe immense, et d'une couleur de feu ardent, était posé sur un croissant soutenu comme par une espèce. de candélabre. Je n'avais jamais rien vu de pareil. La mer en était éclairée à une très grande distance, et les poissons, que l'excessive chaleur du jour avait retenus au fond de la mer, se laissaient aller maintenant au doux balancement des vagues, et leurs écailles vertes et argentées paraissaient des morceaux de nacre flottant sur la mer. Les Turcs, on le sait, n'adorent point le soleil, mais ils font toujours leur prière au lever et au coucher de cet astre. Nous fîmes quelque peu de chemin à pied, Léopold et moi ; mais il fallut bien vite y renoncer, car l'eau nous gagnait, et nous en avions déjà jusque par dessus les chevilles, ce qui rend la marche fort pénible. Le soleil était couché, et il restait ce peu de jour si doux, si délicieux, sous le ciel brûlant de l'Afrique je n'avais pas encore eu de si doux moments dans tout ce voyage."


extrait de La contemporaine en Égypte - Pour faire suite aux Souvenirs d'une femme, sur les principaux personnages de la république, du consulat, de l'empire et de la restauration, Volume 4, 1831, par Ida Saint-Elme (1776-1845), née Maria Elselina Versfelt de Jongh, aventurière, 'espionne d'occasion', courtisane, actrice sans succès et écrivain néerlandaise. Elle fut la presque épouse du général Moreau, l’amie du maréchal Ney, la maîtresse, la lectrice de la princesse Elisa en Toscane.

mercredi 22 décembre 2021

"Tout est beau sur le Nil" (Jean-Jacques Ampère - XIXe s.)

Soleil couchant sur le Nil, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Quand s'enflent doucement nos deux voiles croisées,
Qui ressemblent de loin aux ailes des oiseaux,
Et qu'en sillons mouvants légèrement creusées
Aux côtés de la proue on sent glisser les eaux ;

Quand sous l'effort du vent notre barque inclinée
Semble un gai patineur au pied capricieux,
Qui sur l'eau tout-à-coup par l'hiver enchaînée
Trace négligemment des contours gracieux ;

L'âme alors se ranime, et l'active pensée,
Comme le vent, la barque et l'horizon qui fuit,
Court agile et légère, et sa course pressée
Laisse loin la douleur qui haletant la suit.

L'âme semble flotter doucement dans le vide,
Quand la barque traînée avance d'un pas lent,
Le jour désoccupé coule pourtant rapide,
Comme le long du bord l'eau coule en gazouillant.

La nuit vient, le vent tombe, on s'abrite au rivage,
Longtemps des matelots bruit le chant discord,
Puis tout cesse, on n'entend qu'un cri triste et sauvage,
On charge les fusils, on se ferme, on s'endort ;

Ou l'on veille écoutant le silence des plaines,
La voix du pélican qui s'éveille à demi,
Le chien qui jappe au seuil des cabanes lointaines,
Les murmures confus du grand fleuve endormi.

Je ne connaissais pas ces nuits étincelantes,
Où l'argent fondu roule en fleuve au firmament,
Où brillent dans les flots les étoiles tremblantes,
Comme rayonnerait sous l'onde un diamant.

Cependant du sommeil on consume les heures
À contempler le cours lent et silencieux
Des mondes où pour l'âme on rêve des demeures,
Hiéroglyphes brillants des mystères des cieux.

Et des astres nouveaux, inconnus à l'Europe,
Versent pour nous leurs feux dans le champ sidéral
Où resplendit au sud l'étoile de Canope ;
Nous regardons monter la croix du ciel austral ;

Et puis il faut saisir, à sa dernière flamme,
Ce soleil qui dans l'air fait chanter les oiseaux,
Qui fait dans notre sein chanter aussi notre âme,
Et rire la lumière à la face des eaux.

Quand le soleil penchant aux sommets luit encore,
Sur le bord de la barque il faut aller s'asseoir,
Voir le ciel qui blanchit comme ailleurs par l'aurore,
Et respirer à deux la pureté du soir.

Tout est beau sur le Nil, chaque heure a son prestige,
Ce monotone cours semble toujours nouveau,
Le Nil mystérieux lui-même est un prodige,
Nous voyons le géant, nul n'a vu le berceau.

Ce fleuve est fils du ciel, comme le dit Homère ;
On le trouve plus vaste en remontant son cours ;
Seul il n'emprunte rien aux sources de la terre,
Seul il ne reçoit rien, seul il donne toujours.

Au temps marqué, le Nil sort de sa couche immense,
Sur l'Égypte il étend ses deux bras, la bénit,
La mort seule y régnait, la vie y recommence,
Le dieu satisfait rentre et dort dans son grand lit.

L'un sur l'autre écroulés, des siècles et des mondes
Près de lui maintenant dorment silencieux,
Leur sommeil est la mort mais il vit, et ses ondes
Réfléchissent toujours le désert et les cieux,

Il prodigue ses flots qui jamais ne tarissent
À ces peuples déchus de leur vieille splendeur,
Même à ces fils du nord dont les fronts qui pâlissent
De ce puissant climat soutiennent mal l'ardeur.

Et pour se consoler des présentes misères,
Triste de ne plus voir rien de grand sur ses bords,
Rappelant du passé les gloires séculaires,
Le vieux fleuve se plaît au souvenir des morts.

Pensif, il s'entretient des prodiges antiques
De ces rois oubliés dont lui seul sait le nom ;
Et de là descendant aux âges héroïques,
Il murmure tout bas Menés, Ramsès, Memnon.

Il sourit comme un père aux antiques ruines
Des temples dont il vit poser les fondements,
Il salue en passant les deux cités divines,
Ton nom seul, ô Memphis ! Thèbes, tes monuments !

Ne voulant plus rien voir après les pyramides,
Comme un roi triomphant qui trancherait ses jours
Le fleuve impatient hâte ses flots rapides,
Et, sombre, dans la mer ensevelit son cours.

Dans ma barque étendu, le front vers les étoiles,
Je laisse aller mes vers au souffle de la nuit,
Au souffle qui murmure en jouant dans les voiles,
Au rivage qui passe, à l'onde qui s'enfuit."

extrait de Littérature, voyages & poésies. 2, par Jean-Jacques Ampère (1800-1864), historien, écrivain et voyageur français

dimanche 12 décembre 2021

"Depuis la Méditerranée jusqu’à Assouan, les couchants couvent l’or qui monte du grand fleuve et des cultures qu'il fait vivre" (Gaston Chérau)

"Sunset on the Nile", par Charles-Théodore Frère (1814 - 1888)

"Les crépuscules les plus éblouissants sont à Athènes, au Caire et tout le long du Nil en toutes saisons.
À Athènes, quand on est sur la Pnyx au moment où le soleil chavire derrière Salamine, on se trouve en pleine fournaise. Le Parthénon, l’Erechthéion, les Propylées, se dressent comme autant de palais de feu tandis que la ville s'écrase à leur pied, grise et bleue, et que, insensible et glacé avec sa pointe blanche surgie de sa ceinture de pins, le Lycabette monte la garde. Dans le nord, le Parnès devient outremer et l’aérien Pentélique est comme un nuage. Cependant, c’est l’Hymette qui achève la folie des couleurs avec son invraisemblable violet qui tient sa note jusqu’à ce que la nuit tire son voile sur lui. Du côté du couchant, les montagnes de Salamine sont sur le plateau d’argent de la mer... Une autre féerie !
Quand, durant des soirs et des soirs, on s’est gorgé du spectacle, on peut se dire qu’on a épuisé le plus pur enchantement de la terre ? Il en est un autre, moins ordonné, plus somptueux, mais égal en prestige - c’est le crépuscule au Caire. Il faut avoir vu cette fête pour parler de la splendeur des jeux célestes. Quittez la ville, prenez la route de Gîzé, arrêtez-vous au jardin zoologique et attendez la pièce qui va se jouer ; elle est indescriptible ! Alors qu’à Athènes l’Hymette règne en violet sur le fond et préside au banquet des dieux, ici c’est le Mokattam, mais il est littéralement en or. Ce que vous voyez du Caire, à ce moment, c’est une poudre diaprée faite des poussières et des vapeurs de la grande ville, une nuée qui ne parvient pas à se libérer de la terre et que percent les coupoles des mosquées et les cabochons des minarets. C’est une forge et une joaillerie. 
Depuis la Méditerranée jusqu’à Assouan, et plus loin, jusqu’à la troisième cataracte, les couchants qui sont limpides, transparents et sereins, couvent l’or qui monte du grand fleuve et des cultures qu'il fait vivre. Tout près de là, quand on aborde les sables libyques, les crépuscules et les aurores ont une richesse plus dure que les grâces du ciel ne parviennent pas à émouvoir ; ce sont les dunes et les sables qui sont éternels, et c'est le ciel qui donne le sentiment de la fragilité aux heures extrêmes du jour et même pendant les nuits étoilées. Il faut que le soleil, le grand, le magnifique dieu de l’Égypte, vienne à son tour ; alors, la plate vallée verte, l’eau glauque, les cultures de cet humus léger où tout pousse comme dans une serre ou un jardin modèle, les palmeraies, les villes, les énormes touffes des figuiers banians, tout s’écrase et capitule sous sa puissance immobile. Seuls, au zénith des cités, planent les grands milans dont on entend les cris éplorés.
Au Caire, ce sont les heures bénies du repos dans le jardin rafraîchi par l’eau claire qui tombe dans une vasque ou dans la chambre traversée d’un libre courant d’air.
Toutes les heures sont belles, celles du matin qui vous jettent sous la douche, vous engagent au petit repas sur la terrasse, à la promenade à Géziré, au Mouski ou dans les mosquées en attendant le déjeuner dans les vastes salles du palace ; celle de la sieste, l'instant du tub qui la suit, et les heures du soir où l’on va flâner aux Pyramides en attendant de s’arrêter chez Groppi qui détient le secret des sorbets au gingembre poivré et garde les recettes des plus fins pâtissiers de France. 
La nuit ? Quand la nuit vient, on se demande comment on aura l’énergie de s’échapper pour dormir. Tout est spectacle : la vie qui roule devant vous garde la vivacité de ses couleurs et elle est déchaînée (...).
Au Caire, (...) la fièvre de voir vous saisit. Il vous semble que cette grande capitale ne s’est si bien tassée que pour vous empêcher de rien négliger d’elle. Les mosquées, les tombeaux des Khalifes, le musée égyptien, le musée arabe où il y a les plus précieuses lampes de verre qu'on ait jamais faites, et les Pyramides, et Sakkara, et les tombeaux des Mamelouks, et Fosta, et le barrage, et les vieux quartiers que la nouvelle gare n’a pas complètement détruits, et, pour votre malheur, le Mouski !... Pour votre malheur, parce que si vous vous êtes laissé gagner par lui, vous y retournerez comme à un péché mignon. Les rues qui vous y conduisent n’ont que des bruits aériens ; on n’y entend même pas le choc des sabots d’un cheval et les roues de la voiture qu’il traîne. L’asphalte, assoupli par le soleil, garde la trace des pas et les fait silencieux. Le Mouski, c’est un vrai piège. On y perd ses matinées, mais on y gagne de voir l’Orient charmant, entêtant, mortel pour l’action, dans ses alvéoles blancs où il y a des batteurs d'or, des chaudronniers, des marchands de rotin, de courbache, de voiles, de parfums, de broderies, de tapis, de cuirs - le génial bariolage d’un Delacroix. Au fils d’un marchand de parfums qui nous apportait le café dans la boutique de son père, je demandais un jour ce qu’il voulait faire dans la vie. Ayant déposé le plateau sur la natte où nous étions assis, avec un grand sérieux, il montra un éventaire où trônait un vieil homme environné de voiles de Constantinople : "Là, me répondit-il, quand il sera mort." Son père se pencha vivement pour lui envoyer une taloche, mais c’était en riant. Il m’expliqua que le gamin suivait des cours à la Gamé-el-Azhar, qu’il avait déjà mérité un "igâzé", c’est-à-dire un certificat de sciences pour un enseignement déterminé : "Je ne désespérerais pas de le voir posséder le "chéhâdé-el-Alimiyé" des grands savants, s’il n'y avait pas cette boutique endiablée, en face, dont le bonhomme est bien vieux et qui n’a pas de famille. Hélas ! Mon fils fera comme moi. J’ai eu aussi un "igâzé" ; je ne suis pas allé plus loin parce que mon père avait la boutique que vous voyez sur ce côté-là, à votre gauche, je rêvais de la boutique où je suis ; je l’ai eue... Voilà ce que j'ai fait de la science !"
On ne se déprend pas du Mouski. En été, par les plus grandes chaleurs, il y fait frais ; en hiver, on n’y souffre jamais beaucoup du froid. Et puis, il y a cette espèce d'intimité qui règne sur le tout et arrange la température.
Tout près de là, dans la rue qui conduit à la ville européenne, on trouve Hatoum, le Bernheim du Caire pour les tapis et les objets d’art les plus merveilleux. Jadis, Hatoum avait trente ou quarante serviteurs qui, à longue journée, déroulaient devant vous les splendeurs de ses Boukkaras et de ses persans. Lui-même vous montrait ses objets de collection les plus précieux, qui n’étaient jamais à vendre, mais qu’il vous cédait parce que vous lui plaisiez. On devenait vite son ami. Avec ses allures de bon petit bourgeois soigné, ses yeux au regard enveloppant, son sourire, ses mains de prélat qu’il ne cessait de caresser, ses manières courtoises et un peu distantes à l’occasion, il vous persuadait vite que vous étiez chez vous dans sa propre demeure ; il n’était là, lui, que pour vous guider dans les aîtres de sa vaste maison. Quel musée ! Celui-là en était un où tout était à vendre et c’est peut-être ce qui nous reposait des autres d’où l’on n’emporte que la vue d’un spectacle éblouissant, inaccessible à nos caresses.
L’Égypte ? L’Orient le moins compliqué en apparence, le plus aimable, le plus doux, celui qui, si violemment et si prématurément pénétré par le progrès occidental, s’est accommodé de lui pour vous offrir ses délices et ses sorcelleries à côté des somptuosités de son inégalable passé."


extrait de "Égypte", article publié dans L'Art vivant, revue bi-mensuelle des amateurs et des artistes, janvier 1933, par Gaston Chérau (1872-1937), journaliste, hommes de lettres et photographe français, élu à l'Académie Goncourt en 1926.