vendredi 19 juillet 2019

La mosquée Ibn Touloun, au Caire, par Gaston Wiet


Illustration de Pierre Tremaux (1818 - 1895 ), ca 1858


“Nous méditerons, dès l'abord, sur la mosquée fondée il y a plus de mille ans par le premier prince indépendant de l'Égypte musulmane.
Le monument conçu par Ahmed ibn Tulun “reflète une âme rude, ambitieuse et superbe” : il nous émeut par son art sobre et vigoureux et, en outre, comme le premier et brillant effort d'une autonomie nationale. On y trouve la gravité du sentiment religieux : l'on y est ému de la magnifique simplicité du plan, simplicité qui n'a pas empêché l'architecte de jouer du contraste de la lumière de la cour avec la pénombre des nefs, accentuée par la masse des piliers. À l'intérieur, au milieu d'un espace si pur qu'il vous imprègne de recueillement, on est plongé dans une atmosphère de méditation religieuse, grâce à la hauteur des arcades, à l'harmonie des lignes, et à la mystérieuse profondeur des nefs. La sévérité des arcades, déjà compensée par les fenêtres qui semblent les alléger, est amenuisée par la frise de rosaces qui couronne le sommet des murs. Les quelques parcelles de la décoration sur stuc qui ont subsisté font penser à des artistes d'une gaucherie voulue : ils ont créé un répertoire linéaire que les générations futures ne feront qu'enrichir. Le minaret reste curieux, avec son escalier hélicoïdal ; le campanile original devait, comme celui de Samarra, en basse Mésopotamie, posséder une pente douce tournant autour d'un axe de briques.”
(extrait de “Les Mosquées du Caire”, 1966)

La mosquée Sultan Hassan, au Caire, par Gaston Wiet


“Le collège du sultan Hassan marque le point culminant de l’art mamlouk. Ce bâtiment inattaquable, solidement installé sur ses bases, s’élance vers le ciel avec un calme impérial : il est comme le symbole de l’Islam, envisagé sous l’angle de la majesté. Un architecte, aux idées nobles et véhémentes, a su réaliser une entreprise, dont l’exécution soignée, sans emphase, avec une éloquence dépourvue de boursouflures, vient dignement couronner la hardiesse du projet. (...)
C’est par un couloir étroit, deux fois coudé, que l’on débouche dans la cour centrale, et l’on est saisi par une découverte imprévue, insoupçonnée. On est précipité au sein d’une clarté prodigieuse, qui ne laisse d’ombre nulle part, malgré la profondeur du ‘liwan’ du chœur. En haut de ce vaste puits formé par les quatre murailles, le ciel semble irréel dans sa splendeur, et le bleu est accusé par la blancheur éclatante des murs. On est ébloui par la profusion de la lumière, par l'aspect vertigineux des arcs de la cour.”
(extrait de “Les Mosquées du Caire”, 1966)

Le Khân el-Khalîli, au Caire, par Walter Tyndale, peintre orientaliste


The store of Nassan Khan al-Khalili, Cairo, 1912, by Walter Frederick Roofe Tyndale


“Presque en face de nous maintenant, se trouve l'entrée du Bazar turc appelé Khân Khalîl. Construit en l'an 1300 par le Sultan mamelouk El Ashraf Khalîl, il est depuis cette époque le centre commercial de la vieille ville, bien que son importance ait fort diminué du jour où plusieurs de ses gros commerçants ont installé de somptueux magasins très modernes dans les nouveaux quartiers. Cet endroit est, de toute la ville, certainement le plus curieux, et celui où la vie est le plus intense…
Le porche par lequel on pénètre dans le quartier des cuivres, avec son ornementation serpentine, est très beau. Les couleurs originales ont presque entièrement disparu, mais ce qu'il en reste s'harmonise d'une façon charmante avec le brun et l'or pâle des pierres sculptées. Il serait difficile d'imaginer un cadre plus ravissant, ou mieux approprié aux lampes, vases, cache-pots et services en cuivre ciselé, exposés sur des étagères de chaque côté de l'entrée. De grandes lampes pendent tout le long de l'allée qui conduit au porche, et c'est vraiment un spectacle merveilleux.”
(extrait de “L'Égypte d'hier et d'aujourd'hui”, 1910)


Le Musée égyptien du Caire, avec Gaston Maspero et le Guide National Geographic




“Le Musée égyptien du Caire est entièrement l'œuvre du Service des Antiquités, mais combien y en a-t-il parmi les visiteurs qui sachent comment il fut créé et l'histoire de ses années premières ? L'œuvre est là avec ses statues colossales, ses blocs de granit ou de schiste taillés en sarcophages, ses milliers d'objets rares et précieux, sans qu'ils soupçonnent le labeur immense qu'elle a exigé, ni l'effort de volonté presque surhumain qui a été déployé pour la maintenir et pour la continuer une fois fondée, dans un pays qui n'avait pas le respect de ses monuments et où les gouvernements ne commencèrent à s'inquiéter que fort tard de conserver les vestiges de leur passé glorieux.
Dès le XVIIe et le XVIIIe siècles, les cabinets de curiosités des souverains, et des riches particuliers renfermaient d'ordinaire quelques stèles, quelques statues de dimensions médiocres, des figurines de divinités, des fragments de papyrus, mais, de préférence, les objets qui caractérisent encore les civilisations du Nil aux yeux de la foule, des scarabées, des statuettes funéraires, des cercueils et des momies. Toutefois, on ne les y trouvait qu'en petit nombre, et la difficulté des transports ne permettait pas qu'on rapportât les morceaux lourds dont parlaient les rares voyageurs qui s'étaient aventurés jusqu à la première cataracte.
L'expédition de Bonaparte et l'avènement de Mohammed Aly rendant les ruines de Thèbes plus accessibles aux Européens, le goût des érudits et la mode se portèrent sur les choses de l'Égypte. Les consuls accrédités auprès du Pacha se firent antiquaires avec passion : ils obtinrent de lui des firmans qui les autorisaient à exploiter les nécropoles, et leurs agents, les Yanni, les Athanasi, les Rifaud leur expédièrent d'année en année de véritables cargaisons de monuments antiques. (...) Ce fut un pillage effréné qui dura plus de trente ans et contre lequel les savants ne se privèrent pas de protester. Champollion, qui vit les fouilleurs à la besogne de 1828 à 1830, mesura l'étendue du mal qu'ils faisaient et proposa le remède : dans un mémoire qu'il remit à Mohammed Aly en 1830, quelques jours avant son départ pour la France, il réclama l'établissement d'un service de conservation des antiquités de l'Égypte.
S'il eût été écouté, bien des édifices aujourd'hui détruits auraient été conservés à l'admiration et à l'étude, mais les consuls et les résidents étrangers, auxquels il enlevait le moyen de s'enrichir, le représentèrent comme un révolutionnaire dangereux, et le Pacha, qui tenait à ne pas les mécontenter, ensevelit le mémoire aux archives de l'État. Néanmoins, l'idée était entrée dans son cerveau : elle y germa et elle finit par éclore cinq ans plus tard.”
(extrait de “Guide du visiteur au Musée du Caire”, par Gaston Maspero, 1915)

“On peut dater la création du Musée égyptien du Caire de 1835, date à laquelle Méhémet-Ali décida de mettre fin au pillage des sites archéologiques en concevant le futur Service des antiquités ainsi que l’idée d’une collection permanente d'objets d’art dans la capitale. Pendant quelques années encore, jusqu’en 1858 environ, les premières collections d'objets se présentaient sous forme de dépôts disséminés dans différents édifices.
Ensuite, sous l'impulsion d’Auguste Mariette, le Service des antiquités destiné à
découvrir et à préserver les monuments antiques fut officiellement constitué.(...) Nommé directeur du Service des antiquités en 1858, Mariette réussit à faire transformer des locaux de l’ancienne compagnie fluviale, dans le quartier de Boulaq, pour créer le noyau du futur Musée égyptien du Caire, avant que les collections égyptiennes, qui ne cessaient de s'enrichir, pussent être conservées dans un lieu digne de les accueillir au cœur de la capitale.”
(extrait de l’introduction du guide National Geographic “Les trésors de l’Égypte ancienne au Musée égyptien du Caire”, 2001)

Le Caire, par Gabriel Charmes

 Circa 1895, vintage photochrome

“Il faut aimer la vie orientale, les rêveries prolongées et les contemplations sans fin, pour se plaire longtemps au Caire. En huit ou quinze jours, on peut avoir vu tout ce qu'il y a de remarquable dans cette ville ; mais, si l'on veut s'imprégner de son esprit et en analyser le charme séducteur, de longs mois ne sont pas de trop. Pour mon compte, j'en ai passé cinq dans une inaction à peu près complète, sans m'ennuyer une seconde, sans regretter l'activité européenne, dont on se déshabitue si vite sous un climat endormant. Les plaisirs actuels du Caire sont cependant bien peu variés.
Visiter pour la centième fois le Khan­ Khalil, se reposer sous les ombrages de l'Esbekieh, faire une partie d'âne le long du Nil, aller voir coucher le soleil du haut de la colline du Mokatam, errer sans but dans des ruelles qui ne finissent jamais, passer des heures entières à contempler un détail d'architecture, un groupe pittoresque, un délicieux assemblage de couleurs, etc. etc. quoi de plus monotone en apparence ! Mais, si l'on a l'imagination et le cœur remplis de fantaisies orientales, si l'on est poursuivi par les souvenirs des “Mille et une Nuits”, si, d'ailleurs, l'esprit est excité par l'observation d'un monde tout nouveau, on ne sent pas le temps s'envoler ; il glisse sans laisser de traces, les journées succèdent doucement aux journées, et, lorsqu'on veut se rendre compte de la manière dont on a vécu durant une semaine, on s'aperçoit souvent, après un examen de conscience rigoureux, qu'on ne s'y est pas occupé d'autre chose que d'un palmier dont la cime se balançait au vent, ou d'une teinte particulière qui, chaque jour, à la même heure, venait colorer de nuances légères les ondulations du désert lointain.”
(extrait de “Cinq mois au Caire et dans la Basse Égypte”, 1880)

Les pyramides de Guizeh, par Jean-Philippe Lauer


photochrome 1895

“Depuis près de 5.000 ans que les pyramides de Guizeh, telles trois gigantesques bornes, dressent leurs masses imposantes à la limite géographique précise où la vallée du Nil s’ouvre en éventail pour former son delta, elles n’ont cessé de susciter auprès d’innombrables visiteurs les sentiments les plus vifs d’admiration, d’étonnement ou parfois même d’indignation. De nos jours, plus que jamais, bien rares sont les voyageurs qui, touchant le sol de l’Égypte, ne tentent l’impossible pour atteindre le Caire dans le dessein d’emporter au moins, si le temps de l’escale ne permet pas d’aller jusqu’au pied même des pyramides, la vision lointaine de leurs fameuses silhouettes géométriques. Cette vision est, d’ailleurs, l’une des plus belles impressions que l’on puisse en garder ; cela surtout si l’on a la chance de les apercevoir à l’aurore quand, teintées de rose ou de bleu suivant l’orientation de leurs faces, elles surgissent des brumes de la vallée, qu’elles semblent déchirer de leurs pointes, soit vers le soir lorsqu’elles reflètent les tons si ardents du soleil couchant sur le désert, ou quelques minutes plus tard au crépuscule, quand leurs triangles assombris se profilent sur un ciel tout embrasé.
À ces impressions pouvait s’ajouter autrefois en été, et ces dernières années encore au début de l’automne, le spectacle vraiment féerique de l’inondation du Nil. (...)
Cependant, si vives que soient ces impressions données par la vue panoramique des pyramides dans leur cadre grandiose, particulièrement aux saisons et aux heures plus belles, ce n’est pas tant cette émotion d’ordre purement artistique qui est recherchée par les voyageurs, que celle encore plus profonde généralement éprouvée en présence de ces impérissables témoins des premiers âges de l’Histoire, en même temps les plus vastes monuments que l’homme ait jamais construits. En effet, depuis leur création, ces édifices étonnants, classés par les Grecs au nombre des sept merveilles du monde, n’ont-­ils pas cessé de symboliser l’Égypte, terre mystérieuse entre toutes, où d’innombrables vestiges de la civilisation réputée la plus ancienne semblent nous relier aux origines mêmes de l’humanité ? Et pour ressentir pleinement ce choc inoubliable, c’est bien au pied même des pyramides qu’il faut se rendre, si possible par nuit étoilée ou mieux encore par clair de lune. Leur masse énorme semble alors presque illimitée ; leurs faces et leurs arêtes s’estompent et se perdent à l’infini dans le ciel.”
(extrait de “Le problème des pyramides d’Égypte”, 1952)


Le Sphinx de Guizeh, par Maxime du Camp

photo de Maxime Du Camp

“Je lançai mon cheval au galop et je l'arrêtai devant le sphinx rose qui sortait des sables rosés par le reflet du soleil couchant. Enfoui jusqu'au poitrail, rongé, camard, dévoré par l'âge, tournant le dos au désert et regardant le fleuve, ressemblant par derrière à un incommensurable champignon et par devant à quelque divinité précipitée sur terre des hauteurs de l'empyrée, il garde encore, malgré ses blessures, je ne sais quelle sérénité puissante et terrible qui frappe à son aspect et vous saisit jusqu'au profond du coeur. Je comprends bien les Arabes qui l'appellent maintenant ‘abou­ el-­houl’, le Père de l'épouvante ! Avant­-garde des pyramides, impassible sous le ciel, que fait-­il là depuis cinquante siècles au milieu des solitudes ? Les Pharaons, les Éthiopiens, les Perses, les Lagides, les Romains, les chrétiens du Bas­-Empire, les conquérants arabes, les Fatimites, les Mameluks, les Turcs, les Français, les Anglais ont dormi à son ombre ; les temps, les nations, les religions, les moeurs, les lois ont défilé devant lui ; chaque mot de l'histoire a frappé sa large oreille entourée des bandelettes sacrées ; on est tenté de lui dire : “Oh ! si tu pouvais
parler !” (...) Enraciné aux rochers de la chaîne libyque dans lesquels on l'a taillé en abaissant les terrains voisins de toute sa hauteur propre, il disparaît chaque jour sous les sables envahissants ; sa croupe, son dos, ses pattes en sont couverts ; devant lui, à son ombre, les Bédouins viennent souvent s'étendre, et les vautours fatigués se reposent sur sa tête.”
(extrait de “Le Nil : Égypte et Nubie”, 1860)