dimanche 4 août 2019

La première destination de la sculpture égyptienne "fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée" (Charles Blanc)

photo de Lekegian
"Considérée dans son ensemble, sans tenir compte des exceptions et des nuances, la sculpture égyptienne présente un caractère éminemment symbolique et rappelle toujours sa première destination, qui fut d'exprimer des idées religieuses et d'en être l'écriture imagée. Son berceau est dans le temple. Elle y figure d'abord à l'état de délinéation, et ne fait que graver ses contours. Puis elle s'enfonce en creux au dedans du mur ou elle saillit au dehors en bas-relief. Ensuite, elle se dégage de la muraille, non sans y adhérer encore par quelques attaches, et quand enfin la statue est complétement isolée, - ce qui est très rare, car elle est presque toujours adossée à un pilastre, - elle trahit infailliblement son origine, qui est l'architecture, et sa raison d'être, qui est le symbole. Jetez les yeux sur une figure égyptienne : les formes y sont accusées d'une manière concise, abrégée, non pas sans finesse, mais sans détails. Les lignes en sont droites et grandes. L'attitude est raide, imposante et fixe. Les jambes sont le plus souvent parallèles et jointes. Les pieds se touchent, ou bien, s'ils sont l'un devant l'autre, ils suivent l même direction, ils restent aussi exactement parallèles.
Les bras sont pendants le long du corps ou croisés sur la poitrine, à moins qu'ils ne se détachent pour montrer un attribut, un sceptre, une clef, une coupe, ou un lotus ; mais dans cette pantomime solennelle et cabalistique, la figure fait des signes plutôt que des gestes ; elle est en situation plutôt qu'en action, car son mouvement prévu et en quelque sorte immobile ne changera plus ; il ne sera suivi d'aucun autre.
Cependant, par une compensation qui étonne, il se trouve que cet art égyptien, qui semble retenu dans une éternelle enfance, est un art grand, majestueux, hautement formulé. Il est majestueux et grand par l'absence du détail, dont la suppression a été voulue, préméditée par le prêtre. 

Gravée en bas-relief ou sculptée en ronde bosse, la figure égyptienne est modelée, non pas grossièrement, mais sommairement ; elle n'est point dégrossie comme une ébauche ; elle est au contraire finement dessinée, d'une simplicité choisie dans ses lignes et dans ses plans, d'une délicatesse élégante dans ses formes ou, pour mieux dire, dans ses formules algébriques.
Deux choses y sont évidentes et évidemment volontaires : le sacrifice des petites parties aux grandes, et la non-imitation de la vie réelle. Nue, la figure est vue comme à travers un voile ; vêtue, elle est serrée dans une draperie collante, semblable à un second épiderme, de sorte que le nu se découvre quand il est voilé, et se voile quand il est découvert. Les muscles, les veines, les plis et les contractions de la peau n'y sont point rendus, ni même la charpente osseuse. La variété qui distingue les êtres vivants, et qui est l'essence de la nature, est remplacée par une symétrie religieuse et sacerdotale, pleine d'artifice et de majesté.
D'ordinaire, les mouvements exécutés par plusieurs figures sont soumis au parallélisme des membres doubles et paraissent obéir à un certain rythme mystérieux, qui a été réglé dans le sanctuaire invisible, impénétrable. Le plus sûr moyen d'expression dans l'art égyptien est, en effet, la répétition. Quels que soient le naturel et la souplesse d'un mouvement, il devient cérémonial quand il est répété intentionnellement et plusieurs fois d'une manière identique, ainsi que nous le voyons si souvent dans les sculptures de l'antique Égypte. Elle appartient à l'ordre des choses sublimes, cette répétition persistante qui fait de toute marche une procession, de tout mouvement un emblème religieux, de toute pantomime une cadence sacrée.
Le style égyptien est donc monumental par le laconisme du modelé, par l'austérité des lignes et par leur ressemblance avec les verticales et les horizontales de l'architecture. Il est imposant, parce qu'il est une pure émanation de l'esprit ; il est colossal, même dans les petites figures, parce qu'il est surnaturel et surhumain. Il demeure toujours semblable à lui-même, parce qu'il représente la foi, qui ne doit point varier, et, il faut le dire, cette uniformité constante était singulièrement favorisée par l'identité des races au moyen des infranchissables barrières qui séparaient les castes et s'opposaient ainsi à tout croisement.
Enfin le style égyptien est engendré par un principe autre que l'imitation, et c'est volontairement qu'il s'écarte de la vérité imitative, car la faculté de rendre fidèlement la nature n'est pas plus étrangère aux Égyptiens qu'aux Grecs, et la preuve en est dans la vérité saisissante que présentent quelquefois les animaux, comparée à la manière convenue et artificielle dont la figure humaine est exprimée."


extrait de Voyage de la Haute Égypte, 1876, par Charles Blanc (1813-1882), historien, critique d'art et graveur français, membre de l'Académie des beaux-arts et de l'Académie française, professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France.

samedi 3 août 2019

L'île de Philae : "Une impression ineffaçable" (Louis Pascal)

tableau d'Auguste Veillon (1834-1890)

Asouan, 7 avril.

"Phylée ! J'ai vu Phylée. J'ai touché le but de mes désirs, j'ai foulé du pied cette terre fertile en souvenirs : pendant un jour entier je me suis promené de ruines en ruines ; moi seul vivant, j'ai vécu au milieu des morts ! Journée trop vite écoulée et qui laissera dans mon âme une impression ineffaçable !
Quand on arrive par le fleuve, l'île de Phylée s'offre à vous dans toute sa riante beauté ; elle semble déployer pour vous les trésors de sa coquetterie et vous offre un asile que vous aurez peine à quitter.
Entourée de rochers qui se détachent sur un fond de montagnes granitiques, l'île s'élève gracieusement au-dessus du fleuve, qui l'enserre amoureusement de ses bras ; par sa riante verdure, elle contraste avec les masses de basalte et de syénite qui se pressent autour d'elle : c'est une perle enchâssée dans un cercle de bronze.
Sur le premier plan se détachent un obélisque et des rangées de colonnes finement découpées, qui conduisent au premier propylée. À droite, sur le second plan, se découpe l'hypétral - encore inachevé - dont les colonnes hardies et gracieuses s'élèvent majestueusement... Plus loin la masse imposante du temple, avec ses deux anciens propylées ; enfin et pour fond du tableau, le Trône des Pharaons, blocs énormes de granit, ainsi dénommés parce qu'ils affectent la forme d'un trône.
Il était six heures du soir : les rameurs fatigués demeuraient appuyés sur leurs rames. La barque glissait d'elle-même sans bruit et avançait doucement ; le soleil était à l'horizon... nul bruit ne se faisait entendre ! Muets et ravis, nous admirions le spectacle qui se déployait à nos yeux, spectacle le plus beau que la nature puisse donner à l'homme ! 

Peu à peu les silhouettes se foncèrent... l'obscurité gagna.
(...)
Le soleil dorait à peine les sommets aigus de la chaîne libyque que déjà je quittais la cange et gravissais la pente douce qui conduit au plateau supérieur de l'île. 

Baignée tout autour par le Nil, la partie intérieure de l'île est couverte d'une florissante végétation : des légumes de toute sorte y poussent sans culture ; des palmiers, des dattiers, des acacias, des mimosas et des gommiers couverts de petites fleurs jaunes odoriférantes, répandaient dans l'air un parfum délicieux : la terre était couverte comme d'un brillant tapis de fleurs de toute espèce. Phylée ne dément pas le nom de "Jardin des tropiques" qui lui a été donné. Des colombes, nichées dans les palmiers et que je dérangeais dans leurs causeries, voletaient d'arbre en arbre et s'enfuyaient à mon approche.
Je m'avançais plongé dans les réflexions qu'inspire toujours la solitude de lieux autrefois habités ; à mes pieds des décombres, autour de moi des ruines... des colonnes, des portiques, portant les traces de la dévastation.
Ici le temps n'a rien détruit ; la main des hommes a renversé ce que les années avaient respecté. Sur chaque pierre tombée l'on trouve les traces de la pince ou du ciseau ; pas un bas-relief qui n'ait été attaqué par un outil destructeur. 

Le principal temple est celui d'Isis, dont le propylée de la façade méridionale présente deux portiques soutenus par une colonnade : c'est vis-à-vis de ce portique qu'était l'obélisque en granit aujourd'hui renversé et dont l'inscription, en grec, joue un si grand rôle dans l'interprétation des hiéroglyphes. Un autre est également couché sur la terre, ainsi que son piédestal ; mais celui que l'on voit debout, à l'extrémité méridionale de l'île, est en grès et sans aucune sculpture. Deux lions en granit sont placés auprès du temple. 
Après avoir traversé le second portique de cet édifice, on est frappé d'étonnement à la vue des hiéroglyphes d'un fini parfait qui en tapissent les murs, des peintures dont ils sont ornés, ainsi que des chapiteaux des lionnes. Près du premier portique, on remarque un joli temple monolithe, qui paraît avoir servi d'église aux chrétiens, à en juger par les murs, dont les hiéroglyphes ont été soigneusement recouverts d'un mortier qui en rend la surface unie. Un quatrième temple, un arc de triomphe romain, un grand nombre de restes d'édifices qui ont été construits avec des débris de monuments égyptiens, des murs, des quais et des colonnes, donnent à l'île
de Phylée un grand intérêt sous le rapport archéologique.
(...)

Placé près de l'obélisque d'où part cette avenue aux mille colonnes qui conduisait au temple, j'adressai un dernier adieu à toutes ces merveilles que je venais d'admirer. Adieu, Nubie ; adieu, patrie de ces hommes fiers et courageux qui préfèrent la misère à l'esclavage ! Adieu, peuple de rois !
(...)
J'abandonnai Phylée en lui jetant un dernier regard de regret, et la barque silencieuse s'éloigna lentement, comme si un bruit humain eût été une profanation dans ces lieux pleins du souvenir des morts !"


extrait de La Cange : voyage en Égypte, 1861, par Louis Pascal

vendredi 19 juillet 2019

Escale à Alexandrie, avec Evaristo Breccia


"Tout en laissant de côté le lieu commun dont on a abusé, que l’on a répété à satiété depuis Ampère, savoir qu'aucune autre ville au monde ne peut se vanter d'avoir été fondée par Alexandre le Grand, d'avoir été assiégée par Jules César, et d'avoir été conquise par Napoléon, tout esprit médiocrement cultivé ne peut qu'éprouver un sentiment de reconnaissance émue envers la ville qui, peut-être plus que toute autre, a contribué à transmettre au monde moderne l'héritage littéraire, scientifique, artistique, du monde classique ; cette ville qui a créé les deux plus fameux foyers de culture intellectuelle que l'antiquité ait connus : le Musée et la Bibliothèque ; cette ville qui a construit le premier Phare, si grandiose, si riche en ouvrages et en moyens scientifiques que ce fut, pour tout le moyen-âge, une des sept merveilles du monde ; cette ville qui connut les amours de la belle et luxurieuse [Cléopâtre], par laquelle César et Antoine furent subjugués, puis qu'emporta la mort tragique à laquelle elle s'était vouée, sûre et désespérée de ne rien pouvoir sur les sens et sur l'esprit d'Octave Auguste, grâce à qui Rome prit la forme et le nom d'Empire.
Un sol où se sont déroulés tant d'évènements décisifs pour l’histoire et pour la civilisation du monde, et je ne parle pas du rôle que joua encore Alexandrie dans l’histoire du Christianisme, même si ce sol était devenu une lande désolée, il mériterait encore que le voyageur s’y arrêtât en un pieux pèlerinage. Mais Alexandrie, ce n’est pas une lande désolée, c'est une ville de plus d’un demi-million d'habitants, qui possède un port très vaste et magnifique, dont l'importance en fait le troisième de toute la Méditerranée, après Gênes et Marseille. Elle a un ensemble de parcs et de jardins, estimés comme étant parmi les plus beaux que l'on connaisse, une promenade de plusieurs kilomètres le long de la mer, un terrain de sport vraiment sans rival, des clubs nautiques, des environs pittoresques, dans un cadre qui comprend la mer, un lac et le désert. Le climat qui est toujours doux n’a pas son pareil, entre la fin du printemps et le commencement de l’été comme l'a fort bien remarqué Arthur Weigall, sauf quelques périodes d'une humidité excessive.
Si, sur le territoire habité dans l'antiquité, il n’est resté qu’un seul monument, c'est d’ailleurs la célèbre colonne que depuis des siècles la légende a associée au nom du grand Pompée, bien qu’elle porte sur sa base une dédicace en l'honneur de Dioclétien. Quoi qu'il en soit, cette colonne qui a environ 27 mètres de haut, et dont le fût à lui seul ne pèse pas moins de 400.000 kilogrammes, est le plus grand monolithe existant : elle a miraculeusement résisté à toutes les dévastations, aux incendies, aux tremblements de terre, ainsi qu’aux essais que l’on a faits pour la transporter en France afin d'y élever au sommet une statue de Louis XIV. Elle reste là comme un témoignage de grandeur et de la richesse du temple de Sérapis, colline monumentale de marbres travaillés, capable de soutenir avec avantage la comparaison avec le Capitole, à ce qu’assure Rufino. Malgré la violente destruction qui eut lieu en 391 de notre ère, par suite de l'abolition officielle du culte païen, malgré l'oeuvre de spoliation qui s’y est exercée sans interruption pendant des siècles, le terrain d’alentour fournit encore des monuments imposants, les uns laissés in situ, d'autres conservés au Musée gréco-romain.
Bien que ce musée ait été fondé trop tard, alors que déjà la ville moderne avait été construite sur l'emplacement antique, on y a réuni une masse d'éléments importante en soi, et précieuse aussi pour l'étude de l'art hellénistique, si discuté et si imparfaitement connu. Les nécropoles hellénistiques de Chatby, d’Anfouchy et de Kom El Chougafa ne sont pas moins intéressantes. Cette dernière est le monument le plus caractéristique du syncrétisme réalisé entre la religion et l'art des Pharaons et la religion et l’art des conquérants, Grecs et Romains."
(extrait de la revue "Alexandrie, reine de la Méditerranée", juillet 1928)

Escale à Rosette, avec le Guide Joanne

Detail of City of Rosetta by L. Mayer

“Rosette (en arabe “Rachîd”, qui n’est que la transcription du nom copte “Rchit”), fondée par un des khalifes en 870, vraisemblablement sur les ruines d’une ville antique, est située sur la rive O. de la branche occidentale du Nil (anc. branche Bolbitine), à 10 k. de l'embouchure. Elle était jusqu'au commencement du XIXe s., le port principal de l’Égypte. Son importance à toujours été en raison inverse de celle d'Alexandrie. (...)
De toutes les villes du Delta, Rosette est celle où l’architecture civile en briques est le mieux représentée.
“Râchid, la ville jadis si commerciale et si florissante, aux mosquées nombreuses, aux maisons originales et gracieuses avec leur appareillage en briques roses et noires, exerce encore aujourd'hui, malgré les ruines et le délabrement, un charme profond sur le voyageur qui sait voir et le dédommagera amplement, même après un séjour au Caire, des petits ennuis du voyage.
“La ville actuelle n’occupe qu’une partie de son aire primitive, car des monticules de sable en couvrent tout le quartier de l’O., les autres quartiers ont aussi beaucoup souffert de la ruine naturelle causée par l'abandon. Il ne manque pas non plus d'habitants que l’appauvrissement a réduits à démolir leurs maisons pour en vendre les matériaux.
“Les mosquées répondent à un type très particulier : les quatre ‘liouanât’ s’y réduisent à une halle carrée couverte d’un plafond en bois que supportent des colonnes : mais le tombeau est sous coupole, comme dans le reste de l'Égypte. Le minaret complète cet ensemble assez modeste par une disposition à deux étages et une seule galerie. C’est surtout dans le portail et le mihrâb qu’on a plaisir à retrouver le sens ingénieusement décoratif des Arabes. Ces mosquées sont souvent ornées de faïences connues dans le pays sous le nom de ‘zilizli’. Aucune ne remonte avant l’an 1000 de l'hég. (1591). (...)
“Les maisons, hautes parfois de cinq étages et plus, entièrement construites en briques apparentes et formant de longues rues, sont encore ce qui caractérise le mieux cette ville. Ces maisons ne répondent pas toutes au même type ; elles se distinguent surtout par leur mode d’encorbellement. Tantôt le premier étage s’avance au-dessus du rez-de-chaussée qu'il abrite, en s’appuyant sur des colonnes provenant d’édifices antiques ; tantôt l’avant-corps est formé par les étages supérieurs au moyen d’élégantes consoles ou d’une gorge assez ample en briques bicolores finement appareillées ; souvent encore chaque étage accuse une faible saillie, ajoutant ainsi à l’aspect inaccoutumé des rues. L’aversion de l’uniformité se manifeste aussi dans la variété des motifs de menuiserie employés pour le grillage des fenêtres. La même maison offre parfois jusqu'à vingt motifs différents, depuis la grille à larges mailles jusqu’à la moucharabiyèh la plus délicatement travaillée. Les portes y sont, non moins que dans les mosquées, l’objet d’un soin tout particulier, dont on trouve la trace dans l’appareillage des briques et dans la décoration des tympans formée d’une sorte de mosaïque de briques et de terres cuites d’un effet ravissant.” (Max Herz.)
Les remparts de la ville ne sont pas sans intérêt. On peut les suivre à l’extérieur et dans tout leur pourtour : à l'O. se trouve une porte flanquée de deux tours, d’un caractère architectural tout particulier ; elle doit être contemporaine des plus anciennes constructions de la ville, c’est-à-dire de la fin du XVIe siècle.
Les jardins de Rosette, situés sur les deux rives du Nil en amont de la ville, sont de délicieux vergers donnant, par l’abondance des fruits et des fleurs, le spectacle d’une plantureuse fertilité.”
(extrait du guide Joanne, 1900)

Le lac Menzaleh, par Georges Ebers


“Je visitai le lac avec des pêcheurs du bourg maritime d'El Matarîyéh. Il est grand, semé d'îles, et séparé de la mer par une langue de terre fort mince. Il égale en superficie le duché de Saxe-Meiningen, et est si richement peuplé d'oiseaux de toute espèce, que le savant Brehm affirmait qu'ils consommaient chaque jour pour leur nourriture soixante mille livres de poisson. L'histoire bien connue du baron de Münchhausen qui, avec la baguette en fer de son fusil, avait percé et embroché d'un bout à l’autre toute une bande de canards, paraît ici moins invraisemblable : surtout au temps de la couvée, des masses innombrables d'hôtes ailés habitent les petites îles et les fourrés de roseaux du lac. (...)
Canards, oies chenalopex, cigognes, hérons, pélicans, ‘Abou monâs’ et flamands aux riches couleurs, dont quelques chasseurs seulement parmi les gens de Menzaléh connaissent les stations, mouettes, hirondelles de mer, aigles et faucons dorés ou noirs qui tuent à leur tour les meurtriers ailés du poisson, se trouvent assemblés par légions dans ce paradis d'oiseaux.
Le chasseur, qui va d’île en île, peut ici faire un butin immense, surtout lorsqu'il sait diriger son petit bateau de sa propre main. L'eau est presque partout peu profonde et ne submerge les îles les plus basses que pendant le temps de l’inondation. Les plus hautes de ces îles sont nommées ‘Gebel’, “montagnes”, par les pêcheurs.
Des images ineffaçables d’un monde où la main de l’homme ne s’est encore fait que peu sentir, d’une nature exubérante comme aux premières époques, calme et pourtant riche de vie, s’imposèrent à mon esprit, tandis qu'un bateau pêcheur de Matariyèh grossièrement ponté me promenait sur ce lac, qui aujourd'hui encore fait la joie du chasseur, et peut-être, nous pouvons dire certainement, un jour, dans quelques dizaines d'années, sera rendu à la culture.”
(extrait de “L’Égypte”, traduction de Gaston Maspero, 1883)

La mosquée Ibn Touloun, au Caire, par Gaston Wiet


Illustration de Pierre Tremaux (1818 - 1895 ), ca 1858


“Nous méditerons, dès l'abord, sur la mosquée fondée il y a plus de mille ans par le premier prince indépendant de l'Égypte musulmane.
Le monument conçu par Ahmed ibn Tulun “reflète une âme rude, ambitieuse et superbe” : il nous émeut par son art sobre et vigoureux et, en outre, comme le premier et brillant effort d'une autonomie nationale. On y trouve la gravité du sentiment religieux : l'on y est ému de la magnifique simplicité du plan, simplicité qui n'a pas empêché l'architecte de jouer du contraste de la lumière de la cour avec la pénombre des nefs, accentuée par la masse des piliers. À l'intérieur, au milieu d'un espace si pur qu'il vous imprègne de recueillement, on est plongé dans une atmosphère de méditation religieuse, grâce à la hauteur des arcades, à l'harmonie des lignes, et à la mystérieuse profondeur des nefs. La sévérité des arcades, déjà compensée par les fenêtres qui semblent les alléger, est amenuisée par la frise de rosaces qui couronne le sommet des murs. Les quelques parcelles de la décoration sur stuc qui ont subsisté font penser à des artistes d'une gaucherie voulue : ils ont créé un répertoire linéaire que les générations futures ne feront qu'enrichir. Le minaret reste curieux, avec son escalier hélicoïdal ; le campanile original devait, comme celui de Samarra, en basse Mésopotamie, posséder une pente douce tournant autour d'un axe de briques.”
(extrait de “Les Mosquées du Caire”, 1966)

La mosquée Sultan Hassan, au Caire, par Gaston Wiet


“Le collège du sultan Hassan marque le point culminant de l’art mamlouk. Ce bâtiment inattaquable, solidement installé sur ses bases, s’élance vers le ciel avec un calme impérial : il est comme le symbole de l’Islam, envisagé sous l’angle de la majesté. Un architecte, aux idées nobles et véhémentes, a su réaliser une entreprise, dont l’exécution soignée, sans emphase, avec une éloquence dépourvue de boursouflures, vient dignement couronner la hardiesse du projet. (...)
C’est par un couloir étroit, deux fois coudé, que l’on débouche dans la cour centrale, et l’on est saisi par une découverte imprévue, insoupçonnée. On est précipité au sein d’une clarté prodigieuse, qui ne laisse d’ombre nulle part, malgré la profondeur du ‘liwan’ du chœur. En haut de ce vaste puits formé par les quatre murailles, le ciel semble irréel dans sa splendeur, et le bleu est accusé par la blancheur éclatante des murs. On est ébloui par la profusion de la lumière, par l'aspect vertigineux des arcs de la cour.”
(extrait de “Les Mosquées du Caire”, 1966)