lundi 18 novembre 2019

"L’antique Égypte était avant tout un tombeau" (Maurice Maeterlinck)

auteur de cette photo non mentionné
 "On croirait donc, au premier abord, que rien n’est changé, que des milliers d'années n’ont pas interrompu le règne des innombrables Pharaons qui se sont succédé sur cette terre. Mais l’atmosphère n’est plus la même. La coque est demeurée intacte, mais l’intérieur est vide. Comparé à ce qu'il était autrefois, le pays n'existe plus qu’à la surface. Il lui manque sa vie véritable, une vie qui occupait les trois quarts de sa substance, une vie que nous avons peine à comprendre, qui était la vie de la mort.
En effet, l’antique Égypte était avant tout un tombeau. Elle était tout entière surplombée par l’idée de la mort ; et non pas, comme chez les chrétiens, par l’idée d’une mort qui ouvrait, pour peu qu'on y mît quelque bonne volonté, les perspectives d’un bonheur éternel ; mais d’une mort entourée de figures et d'épreuves redoutables, d’une mort assez peu rassurante et qui n’était au mieux qu'une pâle réplique de la vie, prolongée autant que possible dans l’ombre souterraine, pour finir par s’évaporer dans le néant.
On ne s’intéressait sérieusement qu'aux décès, aux momies et aux sarcophages. Les industries funéraires encombraient les villes et les rives du fleuve. Tout le monde, jusqu’au plus pauvre
fellah, se faisait embaumer. Les cadavres saturaient la contrée. Le grand point n'était pas d’être heureux sur cette terre, mais de s’assurer un tombeau inviolable et confortablement meublé. Les cités des vivants n'étaient rien comparées à celles des trépassés. Il n’en est pas resté trace. Même les palais des rois ont disparu ; quant aux maisons des riches et des pauvres, ce n'étaient qu’édifices de plâtre ou masures de bois et de roseaux où l’on campait en attendant la barque symbolique de la grande traversée. Mais, sur l’autre rive du Nil, au "Pays qui mêle les hommes", s'élevait, s’étalait, orgueilleuse, inébranlable, bâtie de granits que trente ou quarante siècles n’ont pas entamés, "la Bonne Demeure", la ville qu’on s’imaginait éternelle. Tout ce qui servait à la vie est retourné au limon du fleuve, au sable du désert ; presque tout ce qui était consacré à la mort est demeuré debout, sous le sol ou à sa surface, car la terre d'Égypte est perforée, comme une éponge, de tombeaux innombrables, et couverte de pyramides et de temples qui ne sont au fond que les sépulcre des rois et des dieux."


extrait de En Égypte, 1928, par Maurice Maeterlinck (1862 - 1949), écrivain francophone belge, prix Nobel de littérature en 1911

"Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué" (Victor Fournel, à propos des pyramides de Giza)

illustration extraite de l'ouvrage de Victor Fournel

"Nous voici donc au pied de ces monuments fameux que notre époque, comme l'antiquité, compte encore au nombre des merveilles du monde et dont la masse indestructible, après soixante siècles, défie toujours les outrages du temps. Les trois pyramides de Ghiseh, celle de Chéops surtout, sont démesurées (...) et il est douteux que la science moderne, avec toutes ses ressources et tous ses progrès, en concentrant tous ses efforts, en appelant à son aide la vapeur et toutes ces merveilleuses machines qui représentent le génie de l'homme accumulé depuis la Création jusqu'à nos jours, fût capable d'en produire de pareilles.
Le problème de leur construction comme celui de leur destination ne sera sans doute jamais expliqué. Elles n'étaient possibles, d'ailleurs, qu'en un temps et un pays où le souverain pouvait disposer de son peuple comme d'un instrument docile à ses caprices, quels qu'ils fussent, et l'appliquer tout entier à faire ce qu'il avait rêvé.
(...) Qu'on nous permette de le dire sans détour, la première impression qu'on éprouve, ou du moins que nous ayons éprouvée, est celle d'un certain désappointement. On n'est pas accablé, comme on s'y attendait. Malgré le rapprochement de quelques masures, d'une auberge et de la belle maison du khédive, bâties à quelques pas de là et qui paraîtraient fournir un point de comparaison, l'énormité de ces masses de pierre n'apparaît pas tout d'abord dans ses écrasantes proportions. Peut-être ce phénomène, qui se produit assez fréquemment d'ailleurs devant les statues ou les édifices colossaux, tient-il autant à la forme pyramidale qu'à l'immense étendue où se prolonge à l'infini la plaine de sable dont elles gardent l'entrée. C'est de loin qu'il faut les voir et qu'elles produisent le plus d'effet. Quoi qu'il en soit, cette première impression ne dure pas, soit qu'on entreprenne de longer un des flancs de la grande pyramide, soit qu'on regarde simplement les touristes qui l'escaladent et qui s'agitent à son sommet. La base est enterrée de plusieurs mètres : les flancs et le sommet de la pyramide ont été dépouillés de leur revêtement de granit, et ainsi l'élévation se trouve réduite par en haut comme par en bas ; néanmoins elle dépasse encore de plus de trente pieds le double de la hauteur des tours de Notre-Dame.
(...)
Nous passâmes devant le Sphinx colossal, taillé dans le rocher au pied des pyramides. Il est camus, grâce à une fantaisie stupide de Cambyse, qui n’a pas plus respecté le Sphinx que le bœuf Apis. Heureusement cette mutilation ne l’a pas trop défiguré. C’est comme une vision de l'antique Égypte vous apparaissant tout à coup dans le regard calme et profond de cet énigmatique fantôme de pierre, qui semble poursuivre son rêve éternel sur les ruines du passé, symbole du silence et du mystère dont reste enveloppé ce pays, qui agit sur notre imagination par ses voiles, ses secrets, ses hiéroglyphes, comme la Grèce et Rome par la splendeur de leur poésie et de leur histoire. Le Sphinx, on le sait maintenant par une inscription qui figure au musée de Boulak, est plus vieux que les pyramides d'un nombre de siècles assez considérable pour qu'il eût déjà besoin d'être réparé pendant que l'on construisait la plus ancienne de celles-ci."

extrait de D'Alexandrie au Caire, par (François-)Victor Fournel (1829-1894), érudit, écrivain, journaliste et historien français

samedi 16 novembre 2019

Les demeures privées dans l'Égypte ancienne, par Émile Isambert

Le jardin de Nebamon, fragment de paroi peinte (prob. TT 146), XVIIIe ou XIXe dynastie, British Museum, BM 37983 - photo Yann Forget
"Si les palais des rois ont disparu, à plus forte raison tout vestige d'habitations privées a disparu. Nous avons toutefois par les peintures décoratives des renseignements sur ce que pouvaient être les habitations de l'ancienne Égypte.
Autant les temples des dieux frappaient l'esprit du peuple par leur étendue, leur colossale construction et leur richesse, autant les demeures privées étaient simples et nues. C'est le contraste éternel que présente l'Orient ancien ou moderne. Il y avait néanmoins des gradations. Les habitations des riches se distinguaient surtout par la richesse de leurs jardins, ce vrai luxe des pays chauds. Ces heureux climats sont peu exigeants ; ce qu'on y veut avant tout, c'est de l'air et de l'ombre. Tout est disposé pour ce double objet. Des rues très étroites où le soleil ait difficilement accès ; des constructions où l'air circule largement. Les villes actuelles et leurs maisons peuvent donner une idée exacte de ce qu'étaient les maisons et les villes de l'ancienne Égypte ; sauf l'introduction de la mosquée musulmane, rien d'essentiel n'a pu changer dans la disposition et l'aspect des habitations privées, parce que c'est le climat même qui en impose les conditions.
Dans les demeures d'une certaine étendue, une galerie ouverte, soutenue par des piliers, courait, comme dans nos anciens cloîtres, autour d'une cour ordinairement plantée d'arbres, et donnait accès aux différentes pièces de l'habitation, qui prenaient jour sur cette cour intérieure. Alors comme aujourd'hui la maison se terminait en terrasse. Tout était construit en briques.
Dans les peintures murales où sont représentées des scènes de la vie civile, on voit figurée une grande variété de meubles, quelquefois remarquables par l'élégance des formes aussi bien que par la richesse de la matière et du travail ; et l'on peut d'ailleurs se former une idée de la perfection à laquelle étaient arrivés très anciennement certains arts de luxe, par les bijoux et les autres objets d'or, d'ivoire et d'autres matières précieuses, que l'on a trouvés dans les tombeaux et qui se conservent dans nos musées. Comme travail d'orfèvrerie, de ciselure et d'incrustation, beaucoup de pièces défieraient l'habileté de nos meilleurs artistes.
Naturellement les habitations communes et les demeures des pauvres cultivateurs n'avaient plus rien de cette recherche. Quatre murailles en terre, une petite cour intérieure, une ou deux chambres nues et quelques resserres, c'était tout. C'est encore ce qui constitue l'habitation moderne d'un fellah. Nos pauvres paysans, dans des conditions de climat bien plus rudes, en ont-ils davantage ? On est d'ailleurs frappé, à la vue des constructions en briques crues des villages de la basse Égypte, de l'analogie d'aspect que les cases les plus importantes, et les constructions les plus élevées telles que les pigeonniers, présentent avec la forme traditionnelle des pylônes des anciens temples égyptiens. Ce sont les mêmes lignes, la même largeur de la base, la même tendance à la forme pyramidale."

extrait de Itinéraire descriptif, historique et archéologique de l'Orient. Deuxième partie : Malte, Égypte, Nubie, Abyssinie, Sinaï, 1881, par le Dr Émile Isambert (1827-1878), professeur agrégé de l'École de Médecine de Paris, membre de la Société de Géographie

"L’art égyptien est religieux et funéraire" (Élie Faure)

photo de Zangaki
"Le peuple égyptien n’a pas cessé de regarder la mort. Il a donné le spectacle sans précédent, et sans lendemain, d’une race acharnée pendant quatre-vingts siècles à arrêter le mouvement universel. Il a cru que les formes organisées seules mouraient, au milieu d’une nature immuable. Il n’a accepté le monde sensible qu’autant qu’il paraissait durer. Il a poursuivi la persistance de la vie dans ses changements d’aspect. Il a imaginé pour elle des existences alternées. Et le désir que nous avons de nous survivre lui a fait accorder à son âme l’éternité individuelle dont la durée des phénomènes cosmiques lui donnait la vaine apparence.
L’homme qui meurt entrait pour lui dans la vraie vie. Mais pas plus que toutes les conceptions immortalistes qui succédèrent à la sienne, le désir d’immortalité des Égyptiens n’échappait à l’irrésistible besoin d’assurer une enveloppe matérielle à l’esprit toujours vivant. Il fallait lui construire un logis secret où son corps embaumé fût à l’abri des éléments, des bêtes de proie, surtout des hommes. Il fallait qu’il eût avec lui ses objets familiers, de la nourriture, de l’eau, il fallait surtout que son image, enveloppe immuable du double qui ne le quittera plus, l’accompagnât dans l’ombre définitive. Et puisque rien ne meurt, il fallait abriter pour toujours les divinités symboliques exprimant les lois immobiles et la résurrection des apparences, Osiris, le feu et les astres, le Nil, les animaux sacrés qui règlent le rythme de leurs migrations au rythme de ses crues et de ses silences.
L’art égyptien est religieux et funéraire. Il est parti de la folie collective la plus étrange de l’histoire. Mais, comme son poème à la mort vit, il touche à la sagesse la plus haute. L’artiste a sauvé le philosophe. Des temples, des montagnes élevées par la main des hommes, ses propres falaises taillées en sphinx, en figures silencieuses, creusées en hypogées labyrinthiques font au fleuve une allée vivante de tombeaux.
L’Égypte entière est là, même l’Égypte actuelle qui a voulu la plus immobile des grandes religions modernes. L’Égypte entière, énigmes écrasées ; cadavres enfouis comme des trésors, peut-être un milliard de momies couchées dans les ténèbres. Et cette Égypte-là, qui voulait éterniser son âme avec sa forme corporelle est morte. Celle qui ne meurt pas, c’est celle qui a donné au grès, au granit, au basalte, la forme de son esprit. Ainsi, l’âme humaine périt avec son enveloppe humaine. Mais dès qu’elle est capable de tailler son empreinte dans une matière extérieure, la pierre, le bronze, le bois, la mémoire des générations, le papier qui se recopie, le livre qui se réimprime et transmet de siècle en siècle le verbe héroïque et les chants, elle acquiert cette immortalité relative qui dure ce que dureront les formes sous lesquelles notre monde a suffisamment persisté pour nous permettre de le définir et de nous définir par elles."


extrait de Histoire de l'art : l'art antique, 1909, par Élie Faure (1873-1937), historien de l'art et essayiste français. Son Histoire de l'art reste une des références dans cette discipline.

vendredi 15 novembre 2019

"Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil", par Théophile Gautier

Les bords du Nil, par Eugène Fromentin (1820 - 1876)

"À peine avions-nous fait quelques pas, qu’un spectacle magique surprit nos yeux émerveillés : nous avions devant nous le Nil, le vieil Hopi Mou, pour lui donner son antique nom égyptien, l’inépuisable père des eaux, le fleuve mystérieux dont tant de voyageurs, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, ont inutilement cherché à pénétrer le secret, l’énigme liquide, cachant toujours plus loin ses sources problématiques par delà les marécages et les lacs, dans les montagnes de la Lune, au sein même de cet insondable continent africain, que connaissent seuls les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les lions, les singes et les nègres. Par une de ces impressions plastiques involontaires qui dominent l’imagination, le mot Nil éveillait dans notre esprit l’idée de ce colossal dieu de marbre nonchalamment accoudé dans une salle basse du Louvre, et se laissant escalader avec une mansuétude paternelle par ces petits enfants qui représentent des coudées, et figurent les phases de l’inondation.
Eh bien ! ce n’est pas sous cet aspect mythologique que le fleuve sacré nous est apparu pour la première fois. Il coulait à pleins bords, largement étalé, comme un torrent de limon, rougeâtre de couleur, ayant à peine l’apparence de l’eau avec un gonflement irrésistible et une rapidité épaisse. On eût dit un fleuve de terre. À peine si le reflet du ciel mettait çà et là sur le luisant de ses vagues tumultueuses quelques légères touches d’azur. Il était alors en pleine crue ; mais ce débordement avait la puissance tranquille d’un phénomène bienfaisant et régulier, et non le désordre convulsif d’un fléau. Cette immense nappe d’eau chargée de vase féconde produisait, par sa majesté, une impression presque religieuse. Que de civilisations évanouies reflétées un instant dans ce flot qui coule toujours ! Nous restions là pensif, oubliant le déjeuner, absorbé, et ressentant cette vague angoisse qu’on éprouve après le désir accompli, lorsque la réalité se substitue au rêve. Ce que nous voyions était bien le Nil, le vrai Nil, ce fleuve que tant de fois nous nous étions efforcé de découvrir avec l’œil de l’intuition. Une sorte de stupeur nous clouait sur la rive : c’était pourtant chose toute simple que de trouver le Nil, en Égypte, au milieu du Delta. Mais l’âme a de ces étonnements naïfs !
Des dahabiehs et des canges, orientant leurs grandes voiles en ciseaux, couraient des bordées sur le fleuve, et traversaient d’une rive à l’autre, rappelant la forme des barris mystiques au temps des Pharaons."

extrait de L’Orient, 1893, de Théophile Gautier (1811-1872), poète, romancier et critique d'art français

mercredi 13 novembre 2019

"Une expression souveraine de force et de grandeur" (Gaston Maspero, à propos du Sphinx de Giza)

illustration extraite de L'archéologie égyptienne, de G. Maspero

"La statue la plus ancienne qu'on ait trouvée jusqu'à ce jour est un colosse, le Sphinx de Gizèh. Il existait déjà du temps de Khéops, et peut-être ne se trompera-t-on pas beaucoup si l'on se hasarde à reconnaître en lui l'œuvre des générations antérieures à Minî, celles que les chroniques sacerdotales appelaient les Serviteurs d'Hor. 
Taillé en plein roc, au rebord extrême du plateau libyque, il semble hausser la tête pour être le premier à découvrir par-dessus la vallée le lever de son père le soleil. Les sables l'ont tenu enterré jusqu'au menton pendant des siècles, sans le sauver de la ruine. Son corps effrité n'a plus du lion que la forme générale. Les pattes et la poitrine, réparées sous les Ptolémées et sous les Césars, ne retiennent qu'une partie du dallage dont elles avaient été revêtues à cette époque pour dissimuler les ravages du temps. Le bas de la coiffure est tombé, et le cou aminci semble trop faible pour soutenir le poids de la tête. Le nez et la barbe ont été brisés par des fanatiques, la teinte rouge qui avivait les traits est effacée presque partout. Et pourtant l'ensemble garde jusque dans sa détresse une expression souveraine de force et de grandeur. Les yeux regardent au loin devant eux, avec une intensité de pensée profonde, la bouche sourit encore, la face entière respire le calme et la puissance. L'art qui a conçu et taillé cette statue prodigieuse en pleine montagne était un art complet, maître de lui-même, sûr de ses effets. Combien de siècles ne lui avait-il pas fallu pour arriver à ce degré de maturité et de perfection ?"


extrait de L'archéologie égyptienne, 1887, par Gaston Maspero (1846-1916)

lundi 11 novembre 2019

La terre d’Égypte "est devenue la terre promise de l’archéologie" (Ludovic Vitet)

Scribe accroupi - musée du Louvre

"Assurément depuis un demi-siècle le monde a vu bien des prodiges : certains agents mystérieux ont centuplé la puissance de l’homme, il voyage et transmet sa pensée d’un bout du globe à l’autre avec une rapidité qui tient de la magie, les rayons du soleil font office en ses mains d’obéissants dessinateurs, la chimie, la physique, lui soumettent à l’envi les forces les plus rebelles, et subordonnent à son usage les auxiliaires les plus inattendus ; - eh bien ! pour nous, toutes ces conquêtes sont un genre de miracle moins étonnant peut-être que la révolution archéologique dont l’Orient est le théâtre. 
C’est de Champollion qu’est parti le mouvement, c’est par lui que tout a commencé. Le premier signal du réveil remonte bien à notre expédition d’Égypte ; le point de départ des découvertes vient tout entier de Champollion. Par ce trait de génie qui assure à son nom un éternel honneur, ce n’est pas seulement sur l’Égypte qu’il a porté la lumière. La clé des hiéroglyphes une fois retrouvée, l’exemple ainsi donné, ce premier voile déchiré, les esprits en travail, tout devenait possible : il n’y avait plus d’énigme impénétrable. Quant à l’Égypte même, l’événement a dépassé, et de beaucoup, les prévisions de Champollion et les calculs de l’Europe savante applaudissant à ses premiers efforts. On pouvait croire que ces signes bizarres n’exprimeraient, à en juger par le caractère même des monuments dont ils tapissent les parois, que des formules générales, des vérités impersonnelles, des sentences, des lois, de solennels témoignages d’une antique sagesse ; on ne s’attendait pas aux notions les plus particulières, les plus variées, les plus anecdotiques, aux plus précises informations, aux documents les plus officiels. Les monuments de la vallée du Nil ont donc donné bien au-delà de ce qu’on s’en promettait ; ils ont raconté tant de faits, tant de dates, tant de détails, qu’il en résulte un fonds complet d’histoire, et qu’après trente ou quarante ans à peine, encore presque au début de cet immense déchiffrement, on en sait déjà plus sur les temps les plus reculés de cette mystérieuse Égypte, on voit plus clair dans ses primitives annales que dans certains préludes de notre propre histoire d’Occident.  (...)
Sans l’irrécusable témoignage des inscriptions hiéroglyphiques, aurait-on jamais soupçonné un tel renversement des lois les plus constantes et les plus universelles ? Cette figure accroupie ; ce sténographe en action, saisissant comme au vol de son pénétrant regard et traduisant du même coup sur ses tablettes les paroles qu’il entend dire, cette ravissante sculpture, un des trésors les plus exquis de notre musée du Louvre est donc l’œuvre d’un art primitif et de deux mille ans peut-être plus ancienne que ces géants de basalte, ces personnages fantastiques, monstrueux, pétrifiés, que vous voyez à quelques pas plus loin ! S’il n’existait qu’un seul exemple d’une telle anomalie, nous ne répondrions pas d’y croire malgré l’autorité des inscriptions ; mais elle est attestée par maint autre monument non moins extraordinaire, et l’année dernière, à Paris, la libéralité du vice-roi d’Égypte a rendu ce service à la science que la vérité de cette anomalie a été démontrée par preuves authentiques à tous les visiteurs de l’exposition universelle. Avoir vu de nos yeux cette statue de bois si vraie, si simple, si naïve, d’une bonhomie si franche, d’une exécution si parfaite, d’un réalisme si heureux, et savoir, à n’en pas douter, que l’auteur de cette œuvre a vu de son vivant hisser les pierres, dresser les gigantesques masses des grandes pyramides, qu’il sculptait il n’y a pas moins de cinq mille ans, sous la Ve ou la VIe dynastie, c’est là un enseignement sans pareil, une leçon que rien au monde ne saurait remplacer.
Ajoutez-y cet héritier de Champollion, cet infatigable chercheur, ce cicerone incomparable, M. Mariette, éclairant de ses savants précis, de ses obligeants commentaires tous ces échantillons du merveilleux musée dont il est le père, qu’il a deviné, cherché, exhumé pièce à pièce sous la croûte épaissie de sables séculaires ; suivez-le, écoutez-le, soit devant ces vitrines où sont rangés tant de précieux bijoux, tant de trésors microscopiques, soit vis-à-vis de ces grandes et majestueuses statues, ou bien encore en face de ces peintures funéraires où les mœurs agricoles, les habitudes, les travaux, les instruments favoris, les plaisirs, les friandises même des riches propriétaires égyptiens sont représentés dans les moindres détails avec une vérité saisissante, et convenez que cette terre d’Égypte, grâce au concours de tant d’heureux prodiges, est devenue la terre promise de l’archéologie, la plus abondante mine qui se puisse exploiter dans le monde savant, et pour l’esprit historique et investigateur la plus séduisante nouveauté, le plus attachant exercice." 

extrait de la Revue des Deux Mondes T.75, 1868, par Louis, dit Ludovic Vitet (1802 – 1873), littérateur et homme politique français, inspecteur général des Monuments historiques, de l'Académie française