jeudi 23 juillet 2020

Les différentes configurations des routes des caravanes dans le désert égyptien, par le colonel de Dumreicher bey

Camel caravan amid the pyramids, by Edwin Lord Weeks (1849-1903)

"Dans les déserts d'Egypte le tracé des grandes routes de caravanes est imposé parles formations géologiques.
C'est une coïncidence bizarre que pour les deux moyens de transport si différents, la caravane et l'automobile, les mêmes formations géologiques soient favorables, ou défavorables, à l'automobile comme au chameau.
En donnant des noms spéciaux aux différentes formations du désert, le Bédouin n'est naturellement pas influencé par des considérations géologiques, mais par l'effet que ces formations ont sur la marche de sa caravane, sur la végétation qui nourrit ses chameaux et sur la visibilité des empreintes sur le sol.
Ces formations produisent le même effet sur le pneu de l'automobile et sur la plante de pied élastique du chameau. Comme les dénominations bédouines décrivent en un mot concis le genre de terrain que traversent les routes et donnent une idée exacte de la difficulté de leur construction, je me servirai (...) de ces noms arabes pour être plus bref et plus précis.
Des trente dénominations que les nomades donnent à ces déserts il n'y a que les six suivantes qui nous intéressent:
1° Le "sérir" est ondoyant, souvent recouvert de cailloux ronds. Les sentiers du sérir sont excellents et ce désert est très recherché par les caravanes. Le désert près des Pyramides de Gizeh est sérir.
2° Le "hamada" est un désert dur et plat, sans relief, couvert de petites pierres, de très petits cailloux ou de sable à gros grain. Cette formation est la plus favorable aux caravanes et à l'automobile. On trouve ce hamada surtout dans la Haute-Égypte sur la rive gauche du Nil, et au Sinaï.
3° Le "hamereia", ou Désert Rouge, est composé de terre glaise et sablonneuse. La contrée est ouverte et plate, et ce terrain est excellent pour la marche des chameaux.
4° Le "soulb", ou le Désert d'Acier, est la région calcaire semblable au plateau entre la Méditerranée et la grande dépression des oasis. Sur ce terrain dur et souvent accidenté, les pistes sont mauvaises et les chameaux deviennent boiteux. Il est aussi mauvais pour les pneus.
5° Le "gelda", ou le Désert de Cuir du Mariout et d’autres régions argileuses desséchées, est intéressant parce qu'en été il forme une admirable surface pour la marche du chameau et de l'automobile tandis que, après une averse, la terre glaise qui le recouvre devient glissante et dangereuse pour ces deux moyens de transport. Le gelda est, en effet, le fond d'un lac qui, pendant la saison des pluies, est couvert d’une nappe d'eau qui aplanit toute irrégularité du sol. Sous l'effet des rayons du soleil du printemps la terre argileuse devient dure comme une brique cuite, et plate comme un billard, de sorte qu'avec peu de frais on pourrait, en été, convertir le gelda en une piste idéale pour les automobiles.
6° Les "gerud" sont des dunes de sable qui empêchent tout genre de locomotion.
Les grandes routes de caravanes ne sont ordinairement pas mauvaises sauf aux endroits où elles se faufilent entre les dunes et aux descentes qui mènent de la plaine aux dépressions profondes des oasis. Elles évitent autant que possible les défilés et les tranchées dans lesquels les sables mous et profonds s'accumulent à l'abri des escarpements, ainsi que les dépressions dans le gelda qui sont impraticables en hiver. À travers le sérir et le hamereia, elles sont même bonnes et, à très peu de frais, pourraient être transformées sur tout leur parcours en routes d'automobiles passables, en enlevant, entre les sentiers, les pierres par-ci et les buissons par-là."

extrait de Le tourisme dans les déserts d'Égypte, 1931, par André de Dumreicher bey, descendant d'une famille germano-danoise qui faisait partie de la communauté européenne d'Alexandrie depuis la fin du XVIIIe siècle.
Il commanda, de 1900 (?) à 1910, le 'Camel Corps' des garde-côtes de l'administration égyptienne, unité évoluant à dos de chameau, dont la tâche était de sécuriser une frontière de plus de 4.000 kilomètres de long.
Ses principales responsabilités, selon ses propres termes, étaient "de combattre la contrebande de haschich et de sel" sur le territoire égyptien, ainsi que d'empêcher le débarquement illégal de pèlerins sur la côte de la mer Rouge et le long du canal de Suez, principalement en raison du danger de choléra.
Il a en outre supervisé divers projets de construction, dont celle d'un nouveau port pour la flotte de pêche aux éponges et d'une nouvelle mosquée à Marsa Matrouh.

Le tourisme dans le désert égyptien, par le colonel André de Dumreicher

campement dans le désert par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"Je pourrais nommer maintes personnes qui, après une expédition dans le désert, m'ont avoué que c'était l'évènement le plus intéressant et le plus émouvant de leur vie, et je suis convaincu que si les déserts d'Égypte étaient mieux connus ils se classeraient parmi les endroits les plus recherchés par les voyageurs. Dans le Désert Arabique, des expéditions bien organisées à chameau, attireraient certainement beaucoup de touristes. Mais pour atteindre au succès qu'elles méritent et pour devenir une source de revenus importante pour l'Égypte, elles devraient être à la portée non seulement des millionnaires, mais surtout à celle de la grande masse des touristes moins aisés.
Pendant l'exercice de mes fonctions dans le désert, j'ai voyagé généralement avec confort, mais il arrivait que, pendant des patrouilles d'exploration ou pendant de longues poursuites de contrebandiers, dans des régions inconnues et éloignées, certaines privations devaient être supportées surtout quand il fallait vivre au jour le jour d’expédients variés. Mais ces expéditions étaient des plus agréables et cette vie de Robinson Crusoé serait d'un grand charme pour les jeunes gens. Ce qu'il faut éviter dans le désert c'est le luxe inutile qui retarde la marche de la caravane.
On ne doit s'exagérer ni les difficultés ni les dépenses d'organisation du tourisme à dos de chameau.
La première condition pour réussite du voyage est naturellement d’avoir un bon heggin (méhari). Il est heureux que les touristes ne s'entendent pas en dromadaires, sinon ils jouiraient moins des tournées faites à dos de chameau autour des Pyramides. La plupart de ces animaux sont lourds, ont le trot dur et sont mal soignés. Ceux qui ont la gale sentent le souffre, l'huile et la mauvaise graisse avec lesquels on les a frottés.
On chemine à chameau à trois allures : le pas, l’amble et le trot. Le galop n’est pas naturel au chameau.
1° Le pas des caravanes, de trois à quatre kilomètres à l'heure, secoue beaucoup de l'avant à l'arrière et n'est nullement confortable.
2° L'amble, de huit à dix kilomètres à l'heure.
3° Le trot, qui dépasse douze kilomètres à l'heure.
L'amble est l'allure adoptée par les patrouilles des méharistes. Il ne secoue pas l’homme, ni ne fatigue le chameau qui, au départ, porte, outre son maître, 25 litres d'eau pour celui-ci, et 25 kilogrammes de fourrage, ainsi que les provisions, couvertures et effets du cavalier. Ainsi équipées, les patrouilles peuvent parcourir des distances de 300 à 400 kilomètres sans avoir recours à un puits. On doit se rappeler que le poids porté par le chameau se réduit de 12 à 15 kilogrammes par jour.
Le trot est adopté pour une courte patrouille de deux ou trois jours et pour la poursuite de contrebandiers.
Pour les touristes de marque, je recommande la pratique observée par les garde-côtes, modifiable suivant la saison de l'année, la température ou la distance des puits. La caravane des "hamla"(chameaux porte-bagages) se met en marche, avec les bagages lourds, à trois heures du matin. Les touristes se lèvent à l'aube, déjeunent, suivent les hamla et les rattrapent à midi. On déjeune et on se repose jusqu'à trois heures tandis que la caravane des hamla continue son chemin. L'après-midi, on fait encore deux heures à chameau, on rattrape les hamla et l'on trouve à l'étape le thé déjà préparé. Cette manière de voyager permet de couvrir confortablement de 40 à 30 kilomètres par jour, ce qui est amplement suffisant. Le grand charme du désert n'est pas de battre un record de vitesse mais de jouir de la vie de camp. Avec de bons domestiques, 15 minutes après le signal de halte, un diner chaud et bien servi est préparé à l'abri d'une tente. Rien n'est plus calmant ni plus délicieux que la contemplation au cours des soirées et des nuits silencieuses du désert.
Le ravitaillement ne présente aucune difficulté. Il est moins coûteux qu'on ne le croirait. Le transport à dos de chameau est le meilleur marché qui existe.
Près de la côte, dans le Désert Libyque, la viande de mouton s'avarie facilement dans les quinze heures qui suivent l'abattage de l'animal, par suite de l'humidité. Mais l'air du Désert Arabique, même à peu de kilomètres de la côte, est si sec que les provisions ne se gâtent pas. Par de grandes chaleurs, la viande dessèche mais reste toujours comestible. La glace pour les boissons, bien enveloppée dans du papier et dans des couvertures de laine, dure de trois à quatre jours.
Cependant le désert devrait également être accessible aux touristes moins aisés qui, surtout s’il sont jeunes, trouveront qu'en dépit d’un confort médiocre la vie y a de très grands attraits."


extrait de Le tourisme dans les déserts d'Égypte, 1931, par André de Dumreicher bey, descendant d'une famille germano-danoise qui faisait partie de la communauté européenne d'Alexandrie depuis la fin du XVIIIe siècle. 
Il commanda, de 1900 (?) à 1910, le 'Camel Corps' des garde-côtes de l'administration égyptienne, unité évoluant à dos de chameau, dont la tâche était de sécuriser une frontière de plus de 4.000 kilomètres de long. 
Ses principales responsabilités, selon ses propres termes, étaient "de combattre la contrebande de haschich et de sel" sur le territoire égyptien, ainsi que d'empêcher le débarquement illégal de pèlerins sur la côte de la mer Rouge et le long du canal de Suez, principalement en raison du danger de choléra.
Il a en outre supervisé divers projets de construction, dont celle d'un nouveau port pour la flotte de pêche aux éponges et d'une nouvelle mosquée à Marsa Matrouh.

mardi 21 juillet 2020

"Elle vit, respire et parle dans ses monuments, l'âme de la vieille Égypte" (Gustave Le Bon)

photo MC

"Les civilisations que nous connaissons le mieux sont celles qui nous ont laissé le plus de monuments. Telle est précisément l'Égypte (...). Ses indestructibles édifices sont l’expression grandiose de ses aspirations, de ses préoccupations, de ses croyances, les antiques témoins de ses premiers efforts, ou les œuvres glorieuses de ses périodes de triomphe et d'épanouissement.
C'est en étudiant les temples et les tombeaux de la vallée du Nil que l’on comprend à quel point les monuments sont empreints de la pensée d’un peuple. Elle vit, respire et parle dans ses monuments, l'âme de la vieille Égypte. Elle y chante, par des symboles magnifiques, par des formes éloquentes et majestueuses, son hymne d'impérissable espérance ; elle y berce dans le demi-jour silencieux des sanctuaires, dans le mystère des hypogées, son rêve d existence éternelle. 
Dans cette architecture de l'Égypte, la plus étonnante peut-être, la plus durable certainement qui se soit développée dans le monde, nous lisons comme la synthèse lumineuse, comme la résultante mystique de cinquante siècles de travaux, d'efforts, de pensées et de croyances. En l'étudiant, nous comprenons le rôle prépondérant que joue l'idéal d’un peuple dans l’évolution de sa civilisation, nous voyons s’en dégager son idée dominante, idée qu'aucune littérature, qu'aucun autre document, ne saurait rendre avec autant d'ensemble, de puissance et de clarté.
Cette architecture, presque toute composée de monuments funéraires commémoratifs, ces édifices merveilleux, construits le plus souvent pour enfermer un mort, montrent, je le répète encore, à quel point les œuvres de pierre léguées par une race peuvent exprimer, indépendamment de tout auxiliaire, la pensée intime de cette race. 
À la fois gigantesque, formidable et simple, visant surtout à créer quelque chose d'impérissable en face de ces millions d'existences fugitives qui se succèdent sur la terre, l'architecture égyptienne semble un audacieux défi jeté par la vie à la mort  et par la pensée au néant."

extrait de Les premières civilisations, par Gustave Le Bon (1841-1931), médecin, anthropologue, psychologue social et sociologue français.

samedi 18 juillet 2020

"L'Égypte est le trophée d'un fleuve victorieux du désert et de la mer" (Georges Lecarpentier)

photo MC

"Comme un serpent sur le sable ainsi s’étend l'Égypte sur le désert. Si l’on fait abstraction, en effet, de quelques oasis, l'Égypte n’est pas autre chose que la vallée et le delta du Nil. Les dictionnaires géographiques affirment que c’est un pays d’une étendue considérable, couvrant près d’un million de kilomètres carrés, mais défalquez les déserts et, au lieu d’un pays deux fois grand comme la France, vous ne trouvez plus qu'un pays de 33 500 kilomètres carrés environ, c’est-à-dire de même dimension que la Belgique. 
L'Égypte a été si souvent décrite depuis près de six mille ans qu’elle est connue et qu’on en parle, que tout a été dit sur elle au point de vue géographique et qu’il faut aujourd’hui se résigner modestement à emprunter à d’autres les termes aussi bien que les éléments d’une description que l’on veut exacte.
Foin de l'originalité ! et redisons avec le vieil Hérodote que l'Égypte est un don du Nil. La formule fameuse de l'historien grec résume tout à la fois la géologie, la géographie et l'hydrographie de l'Égypte. Avant que le grand fleuve fût descendu des grands lacs de l'Afrique équatoriale et du haut plateau abyssin, aucune terre végétale ne zébrait l'immense étendue du désert. Sous un ciel sans pluie, des dunes de sables mouvants couvraient seules les roches sous-jacentes. Le Nil a apporté tout ensemble et l’eau et la terre. On le nommait jadis le Père des Eaux, il mérite d’être appelé également le Père de la Terre.
Pour faire l'Égypte, le Nil s’est d’abord creusé un lit profond à même le plateau granitique, gréseux et calcaire qui s’étend vers l’ouest, au pied des montagnes qui bordent la rive occidentale de la mer Rouge. Il a réussi, de cette manière, à atteindre l'extrémité méridionale du golfe profond que la Méditerranée projetait autrefois sur l’emplacement actuel du delta. Puis, son écoulement vers la mer une fois assuré, il s’est acharné sans relâche à édifier l'Égypte. Pendant des milliers de siècles et encore des milliers de siècles, sans trêve et sans repos, avec l’aide de ses affluents qui travaillaient comme lui, il a arraché aux grandes forêts équatoriales leur végétation arborescente et l’humus qui se formait sous leur ombre, il a arraché aux hautes montagnes du plateau abyssin les roches volcaniques dont elles sont formées et les glaises qui les recouvraient, il a broyé, mélangé, pétri tous ces éléments avec la silice des sables que les vents du désert lui jetaient et qu’ils précipitent encore dans ses eaux. Les rocs de ses six cataractes ont eu beau se dresser pour arrêter sa course, ils ne l'ont pas fait déposer son précieux fardeau avant qu'il n’eût atteint la vallée en pente douce qui commence en aval de Philae.
Alors seulement il commence à abandonner peu à peu le limon dont il est chargé. Il a comblé ainsi et son lit et le golfe où il rejoignait la mer. L'Égypte est donc le trophée d'un fleuve victorieux du désert et de la mer.
Aux premiers siècles de son existence il occupait seul, de l’un à l’autre plateau désertique, toute la vallée ; ses berges étaient les rebords des plateaux, les plus fortes crues le gonflaient sans le faire déborder. Mais les temps s’écoulaient, les époques géologiques évoluaient. Là- bas, très loin, en amont des cataractes, de grands réservoirs d'eaux terrestres se tarirent ; aux pluies diluviennes et continues succédèrent des pluies saisonnières. Réduit à la portion congrue, le Nil ne s’entêta pas à occuper toute la vallée : dans le limon même qu’il avait apporté, il se creusa un lit plus étroit et plus profond pour s'y confiner à l’étiage. Alors, de part et d’autre de ce lit nouveau, des terres noires et grasses émergèrent : l'Égypte naissait."


extrait de L'Égypte moderne, Georges Lecarpentier (1876-1959), avocat à la Cour d'appel de Paris, professeur à l'École française de droit du Caire, diplômé d'études supérieures de géographie, docteur ès-sciences juridiques de l'université de Paris

vendredi 17 juillet 2020

Dans les profondeurs du désert égyptien, par la marquise de Laubespin

Dans le désert égyptien, par Charles-Théodore Frère (1814-1888)

"31 Janvier. - Nous nous enfonçons dans les pro
fondeurs du désert, après avoir dit adieu au doyen de notre bande, peu soucieux de l'inconnu qui nous attend. Un Bédouin superbe, au fier profil, au regard profond, où la colère allume parfois une lueur sauvage, nous a été donné, ainsi que ses frères, comme guide et escorte, par un de nos amis. Abou-Chanem - c'est son nom - marche en tête, sur son dromadaire : nous le suivons, un peu effrayés d’abord de la hauteur et des allures de nos montures du désert, mais rassurés bientôt, puis habitués et finalement attachés à ces dociles bêtes, comme à de bons serviteurs, d'autant plus que ce genre de sport n’entraîne pas la fatigue qu'on lui prête.
Quarante chameaux de charge ou de selle forment une file imposante. Les campements, choisis souvent auprès d’une oasis, présentent un spectacle des plus pittoresques, avec les tentes dressées, la cuisine en plein air, la pile des ballots, les animaux couchés et ruminant leur maigre pitance, enfin les grands feux autour desquels nous nous groupons pêle-mêle avec nos Bédouins aux types sévères, aux costumes élégants. Éclairés par les flammes et leur empruntant des teintes inexprimables, ils charment la veillée, tantôt par des chants tristes et monotones, tantôt par ces contes merveilleux que tous les Orientaux aiment avec passion : des exploits guerriers, des apologues, des légendes en fournissent le texte, celle surtout, m'a-t-on dit, de la reine de Saba et du roi Salomon. Parfois ces hommes si graves aiment à rire : les femmes alors sont, de préférence, l'objet de leurs sarcasmes. (...)Revenons à la vie du désert.
Le désert n'est pas, comme je l'avais rêvé, un océan de sable à perte de vue ; une sorte de végétation lui est propre, rabougrie, grise plutôt que verte, déparant le tableau à un point de vue et ne l'embellissant à aucun ; le sol est ondulé, des oasis de palmiers se cachent souvent dans les plis du terrain, parfois ils ombragent des flaques d'eau jaunâtre, dont l'horrible saveur augmente encore la soif qu'aiguise sa vue."

extrait de Esquisses de voyages, par Claire-Octavie-Marie-Caroline de Saint-Mauris-Châtenois, marquise de Laubespin (1834 - ?). Pas d'informations biographiques disponibles sur cette auteure.


jeudi 16 juillet 2020

Vue d'ensemble de l'ancienne Égypte, par Pierre Montet

"L'originalité incomparable" des monuments de l'ancienne Égypte
photo datée de 1890 - auteur non mentionné

"Nous sommes maintenant en mesure de porter un jugement sur les anciens Égyptiens. Leurs défauts ne peuvent faire oublier leurs qualités. Leur vanité était prodigieuse. La moindre faveur les comblait d’aise et cette naïveté en faisait un peuple, somme toute, facile à gouverner. Bons vivants, hospitaliers, amis des banquets où l'on ne craignait pas la plaisanterie même grossière, ils ignoraient les cruautés auxquelles se livraient les Chaldéens et les Assyriens. Très attachés à leur ville ou à leur village, à leur profession, à leur dieu local, à leurs fêtes, ils craignaient Pharaon, les prêtres et les scribes, et de temps à autre prenaient sur leurs maîtres une revanche qui n’apportait à leur condition qu’un changement vite effacé.
Travailleurs acharnés, ils ont apporté à presque tous les domaines de la civilisation une marque ineffaçable. Sans doute les contes, les hymnes, les chants ne peuvent se comparer aux créations littéraires de l’Hellade. Leur curiosité dans le domaine scientifique ne les a pas menés très loin, leur vieille sagesse est restée près de terre, mais il faut tenir compte de ce que personne ne leur ouvrait la voie. On ne peut qu’admirer leur piété. Les dieux étaient pour eux des compagnons qui ne les quittaient jamais, et jamais ils ne pensaient avoir assez fait pour les remercier de leurs dons et en mériter de nouveaux. Une expérience plusieurs fois renouvelée leur avait enseigné que l’impiété est la mère de tous les maux. Pour les morts rien n’était assez beau ni assez durable. Chaque génération se chargeait allègrement du fardeau que représentait la construction d’une pyramide et des tombeaux des grands dont l’entretien s’ajoutait à celui de tant d’autres monuments funéraires. Ce devoir accompli n’apaisait pas toujours les consciences. De temps en temps un roi, un prince, un particulier se révoltait de voir l’herbe pousser sur le toit d’un temple, un tombeau que nul ne visitait, et il les remettait en honneur, se privant dans ce dessein d’une part de biens et en privant ses descendants. 
Nul peuple n’a créé une écriture plus harmonieuse et plus décorative que l’écriture hiéroglyphique. 
Dans le domaine artistique, les Égyptiens rivalisent avec les Grecs et dépassent les autres peuples de l'Antiquité. Ils ont excellé dans les extrêmes, une pyramide, des colosses, un pectoral, des pendentifs. Les colonnes-plantes, les obélisques, les pylônes, les avenues de sphinx font l'originalité incomparable de leurs monuments. Une chapelle, un portique évoquent la perfection du temple grec. Quelques-unes de leurs statues figurent parmi les plus grands chefs-d’œuvre de tous les temps. Les images qu’ils ont laissées de leur vie quotidienne nous obligent à penser qu’il faisait bon vivre au temps de Chéops et de Sésostris.
Telle est l’ancienne Égypte. Un égyptologue parlant du pays qu'il a choisi d’étudier sera peut-être suspect de partialité. En décrivant les conditions de sa prospérité et ses inoubliables créations, l’auteur espère que la sympathie ne l’a jamais entraîné hors de la vérité."

extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue

"Les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne", par Pierre Montet

Statues de Rahotep et Nefret - IVe dynastie
Provenance : Mastaba de Rahotep découvert par Auguste Mariette à Meïdoum en décembre 1871
Musée égyptien du Caire - photo : Marie Grillot
"Je voudrais sans trop me soucier de la chronologie mettre l’accent sur les caractères les plus saillants de la sculpture égyptienne. En parcourant le musée du Caire et les principaux musées d'Europe, on passera en quelques minutes devant des ouvrages séparés par de grands intervalles de temps, par exemple les deux Rânefer de la Ve dynastie, le Thoutmose III et le Mentemhat de la favissa. Les physionomies sont très différentes et révélatrices de ces personnalités, mais les attitudes sont les mêmes, debout contre un pilier, la jambe gauche en avant, le bras tombant le long du corps.
Nous apercevons déjà les limites et les servitudes de la sculpture égyptienne. Les attitudes sont peu variées et manquent de souplesse. Les statues de bois et de métal, les statues de pierre de petit format sont les seules qui puissent se passer d’un pilier dorsal, dont la largeur sous l’Ancien Empire excède celle des épaules. Pour les statues assises, ou bien le dossier monte jusqu’aux épaules, ou bien s’il est bas, il est prolongé par un pilier. De cette servitude les Égyptiens ont su tirer parti en couvrant le pilier d’inscriptions. La jambe gauche est régulièrement unie au pilier par un tenon, de même que les bras au corps. On compte les statues dont les bras sont libres.
Une statue trouvée récemment dans le temple de Snefrou donne à ce roi une attitude beaucoup moins guindée. Si les sculpteurs égyptiens avaient suivi cet exemple et travaillé dans le même sens, ils auraient ravi à Polyclète et à Phidias la gloire d’avoir créé un art aussi libre que la vie, mais cette tentative n’a pas eu de lendemain. La dure loi de frontalité est restée leur maîtresse. Je ne veux pas dire que les statues sont alignées comme des soldats pour la revue. La tête et le corps sont obligatoirement dans cette position. Les jambes, les bras et les mains peuvent exécuter des mouvements variés. Des personnages laissent tomber un bras, avancent l’autre pour tenir un objet ou le replient contre le corps. Les scribes accroupis appliquent un genou contre le sol, lèvent l’autre à la hauteur du menton.
ll n'y a pas à proprement parler de groupe. Deux personnages ou davantage peuvent être campés contre une dalle unique ou partager le même siège, mais chacun sera traité comme s’il était seul. La femme passe le bras un peu allongé derrière la taille de son mari. Quand le roi est associé avec une ou plusieurs divinités, cela ne pose pas de problème particulier. Les personnages se tiennent par la main ou bien la divinité pose une main protectrice sur l’épaule du roi. Au Nouvel Empire se multiplient les ouvrages où le dieu se tient derrière le roi pour le protéger. Réciproquement, des rois ou des particuliers poussent devant eux ou portent dans les mains un objet sacré ou la statue d’une divinité. Cependant les personnages sont quelquefois mêlés d’une façon plus intime. Isis tient le roi sur ses genoux comme une mère son enfant. Thot sous la forme d’un babouin dicte peut-être du haut de son socle un texte à un scribe accroupi sur le sol à la manière d’un écolier bien sage. L'animal sacré faucon ou babouin peut être perché sur les épaules de son fidèle. Le précepteur d'une enfant royale la tient tendrement appuyée sur son giron. Le musée de Berlin possède de ce groupe une variante savoureuse : le corps, les bras et les jambes du précepteur forment une sorte de cube d’où émerge seule la petite tête de l'enfant. Visiblement les sculpteurs se sentaient à l’étroit dans le cadre de la tradition et, sans rompre complètement avec elle, trouvaient le moyen de l’assouplir.
Je dois aussi reconnaître que les sculpteurs égyptiens ne montrent que par exception une connaissance du corps comparable à celle des Grecs. Les muscles du torse, des épaules, des jambes sont trop souvent indiqués d’une façon sommaire ou même défectueuse. Les chevilles sont épaisses, les pieds lourds et pourtant, quand on s’en donnait la peine, ils apparaissent tout à fait satisfaisants. Les mains, qu’elles soient ouvertes ou fermées complètement ou à demi, sont parfois très soigneusement exécutées.
On s’habitue à ces défauts et l’on se réjouit chaque fois qu’ils sont atténués. Un double mérite doit être reconnu à la sculpture égyptienne. Les poses sont naturelles et équilibrées, mais surtout les vieux maîtres memphites ont su créer des physionomies inoubliables et même étendre au corps tout entier dans quelques cas le souci de la vérité que la plupart réservaient au visage seul. Parmi les ouvrages qui depuis longtemps ont rallié tous les suffrages, on notera en premier lieu : le Chephren de diorite, le Cheikh el Beled, le Scribe accroupi et la tête Salt du Louvre, suivis à peu de distance des deux époux de Meidoum, Rahotep et Noufré, du Scribe accroupi et du Scribe agenouillé du Caire. Le premier ressuscite pour nous le souverain qui règne sur les deux terres avec autant de majesté que Râ dans le ciel. Le Cheikh el Beled si bien nommé est le parfait propriétaire terrien que son embonpoint n’empêche pas de parcourir d’un pas alerte ses vastes domaines. Le Scribe du Louvre promène son calame sur des feuillets étalés, mais son regard est attaché sur son maître, si perspicace qu’il semble devancer la parole. La tête Salt du Louvre est l'œuvre d’un artiste singulièrement observateur et très maître de son ciseau, qui, à force de sincérité, a transformé un modèle peu séduisant. Rahotep et Noufré, réunis au musée dans une cage de verre comme ils l'étaient dans leur serdab, reçoivent tous les jours leur tribut d’admiration. Rahotep n’est pas exempt d’anxiété, il sait que le bâton caressait parfois même les épaules des grands ; sa femme, qui a posé sur ses cheveux la perruque et le diadème des jours de fête, ramène chastement son manteau sur sa gorge délicate ; elle a de beaux yeux tendres et son visage serait parfait, n’était le menton un peu fuyant. Il faut reconnaître que la femme est peu avantagée. Les sculpteurs lui donnent généralement de grosses chevilles, des traits vulgaires, une expression maussade et niaise. C’est au Moyen Empire, et bien davantage au Nouvel Empire, que les sculpteurs découvriront et exprimeront la beauté féminine."


extrait de L'Égypte éternelle, par Pierre Montet (1885-1966), égyptologue