vendredi 25 septembre 2020

"Petit tableau de l'Égypte en effervescence" (1947), par Georges Duhamel

village égyptien, fin XIXe s. - gravé et imprimé par Gillot

"... l'Égypte donne, en 1947, le spectacle de l’allégresse et de la vigueur. Tout le long des routes, dans la campagne verdoyante, cheminent des paysans alertes, musclés, maigres, avec leurs baudets et leurs files de chameaux. Le personnage de Goha n’est point une invention des poètes : le frère de Goha est partout, sur les sentiers et dans les bourgs ; il rit, il plaisante. Il a le verbe sonore. Il connaît des légendes. Il profère des vérités rustiques et des proverbes drus, à la manière de son autre frère espagnol, Sancho. Il ne voit que d’un œil, il souffre de deux ou trois maladies auxquelles les savants européens donnent des noms très compliqués, il ne mange pas tous les jours, il dort dans une cabane de limon séché ; et pourtant il manifeste une vitalité généreuse.
La population des villes offre le spectacle parfaitement oriental d’une merveilleuse impureté. Toutes les races sont mêlées et bientôt seront confondues. À quelques minutes du bazar, du Khan Khalil, on tombe sur des gratte-ciel qui s'efforcent d’imiter les monstres américains. Des flots de voitures rutilantes roulent entre les trottoirs chargés d’une foule bigarrée. L’odeur du benzol flotte, au gré des souffles : c’est le nouvel encens des nouvelles "mille et une nuits". Les chauffeurs sont d'une habileté prodigieuse ; ils savent très bien se servir de ces appareils qu'ils n’ont pas inventés eux-mêmes. Ils savent moins bien les réparer ; on aperçoit souvent des voitures en détresse, et c’est un symptôme caractéristique, à cet instant de la civilisation. Mieux, c’est un avertissement.
Des avions grondent dans le ciel, comme partout. Ils se posent en vrombissant sur l'aérodrome d'Almaza, aux portes d’Heliopolis. Car Le Caire est l’un des rendez-vous du vieux continent. Quoi qu'il advienne, la civilisation mécanique a pris possession de ce nouveau domaine. Elle ne le lâchera plus. Des usines fument, dans la campagne plate du Delta, entre les champs de bersim et les villages de boue jaunâtre. Des montagnes de coton s’amassent dans les terrains vagues. Des balles aux toiles déchirées, la précieuse bourre s'échappe. Elle tombe dans la poussière et on la foule aux pieds. Le coton semble, ici et là, l’une des ordures de l'Égypte. Les arbres qui bordent la route d'Alexandrie arrachent des flocons à toutes les charretées ; ils ont l’air couverts de neige, du moins la file de droite en descendant vers le port. Car ce coton qui est, paraît-il, le meilleur du monde, est trop beau pour le fellah ; c’est un article d’exportation et la route du coton est une route à sens unique.
Cependant, la vie mondaine, dans les grandes agglomérations, est toujours active et brillante. Il y a quelques ruines, à Alexandrie, notamment ; ce sont les témoignages des bombardements, les allusions à la guerre. La société aristocratique est, comme jadis et comme naguère, délicate et bien pourvue. Les magasins regorgent de nourritures succulentes. La viande, les légumes, les fruits, les friandises encombrent les marchés. L'étranger qui vient de l’Europe occidentale prend plaisir à cette bonne chère. Il pense même que les Français d'Afrique du Nord, - des oppresseurs, paraît-il, - mènent une vie monastique et austère, au prix du luxe égyptien. Le tourisme est gravement entravé par les problèmes monétaires et le désordre du monde moderne. Les hôtels n’en sont pas moins remplis et le voyageur y est, comme autrefois, traité confortablement ; il peut se procurer, s’il dispose de devises, tous les articles nécessaires à la vie ou au plaisir. L’or abonde, même chez les bijoutiers des quartiers modestes. Il est évident que, malgré l’imminence des périls, l'Égypte a pu échapper à la guerre ravageuse. Elle montre, dans les controverses actuelles, une énergie qu’elle n’a pas été contrainte d'engager et de dépenser pour le salut de son existence. 
Nous la voyons aujourd’hui bien résolue à conquérir tous les instruments de l'indépendance et même à les obtenir de l'Occident quand ces instruments se fabriquent en Occident. On peut se demander si cette occidentalisation rapide n’affaiblira pas la foi religieuse qui est, à l’heure actuelle, pour l'Islam, un principe d'énergie et de confiance. Les chefs religieux, eux-mêmes, sont bien obligés de suivre le mouvement, à peine de perdre le contact avec le reste du corps social, tout au moins dans les grandes villes.
Les théâtres jouent, le soir, devant des publics recueillis, vraiment attentifs. Les pièces ne sont plus, comme autrefois, empruntées au fond national. Ce sont, le plus souvent, des pièces anglaises ou françaises, traduites en arabe littéraire et jouées dans les traditions de la Comédie-Française. Les cinémas font passer des bandes tournées dans les studios de Ghisé. Certains de ces films s'efforcent d’exploiter les légendes orientales. La plupart se conforment aux bonnes recettes américaines. Les acteurs sont habiles. Le fameux Wabi, formé à l’école de Sylvain, règne fastueusement sur la scène et sur l’écran. 
Le music-hall s’est beaucoup transformé, dans ces vingt dernières années. Le temps n'est plus des chanteuses illustres qui s’évertuaient, devant un petit auditoire d’illuminés, sur le mode purement égyptien, avec l'accompagnement d'instrumentistes autochtones. Aujourd’hui la vedette chante, guidée par un pianiste, et elle tient dans sa main droite le manche nickelé du micro. Des lumières électriques aux couleurs évanescentes éclairent ce tableau sans mystère. Après quoi, les danseuses entrent en scène. Elles sont les unes juives, les autres égyptiennes. Il y a, comme partout, des européennes et des personnes sans nationalité définie.
La condition de la femme est touchée, on l’imagine, par cette ample révolution. L’émancipation va vite.
La société lettrée pourrait être donnée en exemple à la plupart des sociétés occidentales. Elle est brillante, mais vraiment attentive et, ce qui est plus rare encore, fidèle dans ses affections. Elle est plus composite que dans la plupart des autres pays du monde. On y voit, unis par le même ardent amour
de la culture intellectuelle, des Grecs, des Libanais, des Arméniens, des Syriens, des Maltais, des Français, des Suisses, des Coptes et des Musulmans. Le visiteur, parfois, alors qu'il est reçu dans quelque illustre demeure égyptienne, en vient à se demander où sont les vrais Égyptiens.
Ils existent. Ils sont au nombre de vingt millions à peu près. Ils sont presque tous dans les champs, en train de labourer la terre ; ils marchent, dans un vol d'ibis, derrière les bœufs bossus, les pieds nus dans l’humus noir."



extrait de Consultation aux pays d'Islam, 1947, de Georges Duhamel (1884-1966), médecin, essayiste, poète, romancier français, élu en 1935 membre de l’Académie française dont il fut secrétaire perpétuel de 1944 à 1946.
"Il devait développer dans son œuvre un humanisme moderne marqué par une dénonciation des excès de la civilisation mécanique." (site internet de l'Académie française)
La compréhension de l'extrait reproduit ci-dessus est évidemment tributaire de l'époque à laquelle il fait référence (1947) : bien que le protectorat britannique sur l'Égypte ait été aboli, la vie politique de l'Égypte était toujours sous influence britannique, conformément à plusieurs clauses de réserve dans la déclaration d'indépendance du 28 février 1922. Il faudra attendre la révolution de 1952 pour que l'Égypte recouvre sa totale indépendance.



jeudi 24 septembre 2020

"Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort" (Maurice Barrès, à propos du musée égyptien du Caire)

Cheikh el-Beled (carte postale ancienne)

"Nous connaissons maintenant l’Égypte des Pyramides, nous l’avons vue, nous l’avons respirée dans ses tombeaux. Essayons maintenant d’aller la comprendre au musée.
Mon éminent confrère Maspero était absent. J’ai pu causer avec l’un de ses élèves, M. Lacau, qui m’a mis très agréablement au courant de sa science.
Jeudi, au musée du Caire.
Si j’ai bien compris, dans ce musée, presque tout se rapporte à l’idée de mort. Presque tout a été trouvé dans les tombeaux, cela nous dispose à voir l’Égypte comme le pays où la vie fut subordonnée à l'idée de la mort. Il est certain que la vie d’outre-tombe y jouait un grand rôle, mais il faut tenir compte que, dans ce climat, les objets se conservent très bien et que les tombeaux ayant été placés (vu la cherté du terrain cultivable) sur les confins du désert, on y a beaucoup moins bouleversé les tombes qu’on ne fait dans nos cimetières.
Dans les tombeaux, on trouve la représentation de tous les objets utiles à la vie (et parfois les objets eux-mêmes). Le mort s’assurait ainsi la prospérité dans l’autre vie. L’autre vie n’était pas une chose vague : il y voulait ce qui fait la vie facile et heureuse, lui, sa femme, ses serviteurs, des nourritures, etc. (c’est ainsi qu’il n’y a pas de peuple dont les mœurs nous soient mieux connues). Ces objets sont tantôt représentés en peinture, en gravure de bas-reliefs, en petits objets, en objets authentiques. 
Le puissant, le riche prend mille soins de s’assurer ces possessions. Qu’elles lui soient enlevées, il retombe au sort du commun qui n’a pas de sécurité.
En général, cette représentation du mort et de ses serviteurs est stylisée (ou industrielle). Parfois c’est un portrait. Ainsi le fameux Cheikh-el-Beled. S’il a voulu son portrait, était-ce un homme particulièrement pieux ? En tout cas, c’est un homme sans naissance.
Après cela nous avons les statues des rois et celles des dieux. Le roi se fait volontiers représenter en Sphinx qui est un lion à tête humaine, force et intelligence.
Les dieux. Chaque canton a son Dieu, chaque canton divinise un animal, en honore et sert un représentant qu’on momifie à sa mort et tous les animaux de la sorte sont honorés dans le canton. D’où vient cette coutume ? Des nègres qui précédèrent ? Les Romains s’étonnèrent beaucoup de cette coutume et voulurent à tort y voir la récompense des services rendus par la bête.
On voudrait trouver le sens moral de cette religion. Quels sentiments sont figurés par ces dieux ? À quels états d’âme cela répond-il ? Que veulent dire ces forces puissantes ? On l’ignore. On voit qu’ils goûtaient l’immobilité. Si l’on avait perdu l’Ancien et le Nouveau Testament, que comprendrait-on des cathédrales ?
On n’a aucun texte. Un combat, mais c’est un fragment d’Iliade sans les sentences morales. Le Livre des morts, c’est un recueil de formules magiques. On sait la vie d’Osiris par le pseudo-Plutarque ; elle permet de comprendre les allusions éparses qui, autrement, eussent été impossibles à saisir."


extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)

"L'incendie sur le Nil", par Maurice Barrès

photo MC

"On est pressé d’avoir tout vu, les tombeaux des Rois et des Reines, les deux colosses, les trente-six temples pour y rêver et les ranimer. Ce grand paysage vide a des formes si simples qu’on croit aisément sentir l’âme, le dieu, l’esprit qui les épousait. En se prêtant au fleuve, au ciel, à la montagne, on est envahi par le rêve d’immobilité des colosses et l’on s’entend en esprit dans la paix des chambres souterraines.
Un grand repos paisible sur le bord d’un grand fleuve plat. On suit les heures de la lumière sur la montagne rose et chaque journée finit par un prodigieux coucher de soleil.
C’est l’heure jaune de la concurrence. Le muezzin psalmodie sur le balcon du minaret, la cloche catholique avec trop d’insolence l’interrompt et le recouvre. Les Arabes sont accroupis le long des murs et parlent bas. L’or se répand sur le fleuve et noie dans le ciel la tête haute des palmiers.
Au début, c’est de l’or irradié qui transfigure tout le ciel et l’élargit. Comment suggérer avec des notes ? Le ciel est divin. Le bleu profond du zénith se dégrade en rose jusqu’à l’or de l’horizon, sans un heurt, ni un nuage, tout d’une teinte. Puis le rose se substitue, cependant que sur le fleuve miroitant, les bateaux, leurs vergues, les canéphores qui gravissent les berges et les mariniers deviennent de noires silhouettes. Quelle paix sur les temples ! L’horizon prend flamme.
Ce qu’il y a d’admirable, c’est combien ce paysage marche, évolue d’un seul mouvement. Je comprends cette dervicherie préoccupée, obsédée par l’unité de Dieu. Quand le soleil éblouissant s’incline, va se précipiter, c’est tout le paysage qui se recueille, s’enveloppe dans une sorte de brume violette.
Longue nappe de fleuve, mince rideau des arbres au pied de la montagne, haute et puissante montagne, immense ciel, tout se recueille, s’efface un instant, puis le dieu glisse, tombe.
Les muezzins. Après un long quart d’heure, voici que tout est prêt pour l’apothéose."



extrait de "Voyage en Égypte", par Maurice Barrès (1862-1923), écrivain et homme politique français, membre de l'Académie française.
Texte publié dans la Revue des deux mondes : recueil de la politique, de l'administration et des moeurs, 1933-03.

"Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce - il n’a que vingt-six ans quand paraît le premier tome de sa trilogie Le culte du moi - il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts (extrait du site internet de l'Académie française)


mercredi 23 septembre 2020

"Il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse" (Louis Lacroix)

Photo de Donald McLeish (1921)

"Nous avons pris congé des anciens Égyptiens, et notre voyage d'Égypte est terminé. Que nous en restera-t-il, Messieurs, et que sommes-nous allés chercher si loin ? de la distraction ? du plaisir ? des impressions à éprouver et à redire ? C'est quelque chose, je le veux bien, mais pas assez pour une telle entreprise. De la science ? Ah ! sans doute, il faut y songer, et c'est avoir profité d'un voyage que d'en rapporter beaucoup. Mais il y a mieux : oui, Messieurs, il y a à rapporter de l'Égypte quelque chose de plus solide que le plaisir, de plus utile encore que la science, c'est un peu de sagesse.
Voilà ce qu'allaient y chercher les grands hommes de l'antique Grèce, les Solon, les Pythagore, les Platon, qui aspirant à être sages, et ne trouvant la sagesse ni autour d'eux, ni en eux-mêmes couraient au loin à sa poursuite, partout où on disait qu'elle s'était le mieux conservée sur la terre depuis les premiers âges. À ce titre, l'Égypte les attirait tout d'abord dans les sanctuaires vénérés de Thèbes et d'Héliopolis ; ils s'entretenaient avec leurs prêtres, ils se faisaient initier à ces mystères où brillaient encore de faibles lueurs des grands dogmes religieux, et ils en rapportaient quelques fragments de ces vérités qui font vivre le genre humain. C'est ainsi qu'ils devenaient dans leur patrie les maîtres de la pensée, les régulateurs de la discipline sociale et des mœurs. 
Aujourd'hui, Messieurs, de pareils voyages ne nous sont plus nécessaires. L'éternelle sagesse a dressé au milieu de nous des sanctuaires bien autrement éclairés que ceux de Phtha et d'Osiris, par l'inextinguible flambeau de la pure et intègre vérité. Dès le berceau l'homme est illuminé de ses clartés et il ne tient qu'à lui qu'elle guide ses pas jusqu'à la tombe. Mais étrange mystère ! Au rebours des anciens qui, nés dans la nuit, aspiraient à la lumière, nous naissons au milieu de la lumière, et voilà que nous retombons dans les ténèbres, incertains de la route que nous devons suivre, ignorants du terme où nous allons. 
Ah! Messieurs, c'est que nos yeux se ferment et que notre âme s'endort. Et n'est-ce pas là le mal dont nous sommes travaillés ? Sans doute, cette maladie de langueur peut se traiter de différentes manières : quant à moi, je conseille par expérience le voyage d'Égypte. Allez évoquer dans la vallée du Nil, parmi les ruines et les sépulcres où il est couché, le spectre silencieux de cette civilisation éteinte, et sa funèbre apparition obsèdera votre âme qui ne se rendormira plus. Au spectacle de cet anéantissement des choses humaines, l'intelligence remonte d'elle-même dans les hautes régions où s'agitent les redoutables questions du temps et de l'éternité. Devant ces débris de tout ce qui fut grand et de tout ce qui vous paraît encore désirable, vous éprouvez des détachements salutaires, et le cœur se dépouille de ce double orgueil de la vie et de la civilisation qui a toujours perdu les individus et les sociétés. 
Le voyage d'Égypte, c'est à la fois la descente au tombeau et la résurrection. Vous en revenez l'âme profondément atteinte des traits de l'éloquence muette de la mort, incapable d'une nouvelle léthargie et avide d'un autre repos que de celui de l'insouciance ou de l'engourdissement. L'Égypte ne nous donne plus la sagesse sans doute, mais elle nous en rend le désir ; heureux si nous savons nous résoudre à aller enfin la demander aux sanctuaires d'où elle se répand sur le monde, et d'où les vrais sages des temps anciens l'auraient reçue avec transport !
Voilà, Messieurs, à mon sens du moins, la suprême utilité d'un tel voyage ; voilà comment nous pouvons encore, comme au 
temps de Pythagore et de Platon, aller chercher la sagesse en Égypte."

extrait de Souvenirs d'un voyage en Égypte, par Louis Lacroix (1817-1881), professeur d'histoire à la Faculté des lettres de Nancy (1853-1870), puis d'histoire moderne à la Faculté des lettres de Paris (1871-1880). Membre fondateur de l'École française d'Athènes.

mardi 22 septembre 2020

Une "trop brève, mais inoubliable excursion" en Égypte, par Jean-Baptiste Samat

scène de rue du Caire, par James Reeve, 1939

"Nous avons aperçu quelques jours après, au-dessus de la mer convulsée par le mistral, et sous le ciel pur, les côtes argentées de Provence. Notre promenade en Égypte était finie, tout ce que nous avions ressenti sur l’autre continent était dans le passé.
Nous avions vu trop de choses et trop rapidement, pour avoir eu jusque-là le temps de penser ; mais après deux jours de mer, la multitude et la diversité des impressions qui s'étaient entassées dans notre esprit commençait à se classer, à se coordonner.
Encore écrasés par l’immensité du temps au travers duquel nous avions pour ainsi dire évolué, encore ahuris par la prodigieuse antiquité et l'énormité des monuments pharaoniques, ayant encore presque sous les yeux les admirables œuvres d’art de ces civilisations si reculées, nous commencions cependant à voir clair dans nos âmes et à retirer quelques fruits de cette trop brève, mais inoubliable excursion. Qu’avions-nous rapporté de là-bas ? Un fort bagage de souvenirs, mais en somme rien qui pût nous donner sujet de nous enorgueillir.
À côté de ces temples dont les colonnades persistent après tant de siècles, à côté des pyramides de Gizeh, de celles de Sakkara, du Sphinx, dont l’âge est incalculable, qu’étions-nous donc ? 
Les futaies de pierre de Karnak et de Louqsor sont encore debout, les colosses de Memnon froidement assis au seuil de la montagne dorée sont toujours là. Combien de générations les ont effleurés, et combien la vie humaine paraît éphémère à côté de ces ruines, à côté de la fière montagne qui abrite les royaux hypogées et qui, depuis des milliers et des milliers d'années, regarde à ses pieds couler le Nil.
Que sommes-nous donc au regard des temps, même des temps connus, nous qui ne sommes rien au regard de l’espace ? Que serons-nous, même lorsque trente siècles auront passé sur nos os ? Poussière, et que poussière ! Et peut-être, à ce moment-là, d’autres touristes continueront-ils à défiler devant les momies de Séti et d’Aménophis, figées pour toujours dans leurs poses hautaines. 
Combien le temps emportera-t-il encore de générations avant que s’effacent les peintures et les reliefs des temples et des tombeaux ? Avant que disparaissent ces merveilles d’art qui ne peuvent nous prouver qu'une chose, c’est que notre art à nous ne peut décidément se glorifier d’aucun progrès. Depuis quatre mille ans nous n’avons, là-dessus, rien gagné, ayant, au contraire, perdu la simplicité d'âme qui fait la simplicité de conception, ayant perdu la foi qui fait la grandeur et la beauté des œuvres.
Sommes-nous plus grands aujourd’hui ? Nos évolutionnistes, nos modern-stylistes seraient-ils capables de nous donner la force d’évocation, la puissance, la noblesse de lignes des colosses de Memnon, des statues royales du musée du Caire, la grandeur effarante des pylônes et des colonnades de Karnak, de Louqsor et d’Edfou, la grâce des obélisques ou du kiosque de Philæ ? Et quand nous admirons les chefs-d'œuvre de notre art décoratif, pensons-nous sérieusement que cela pourrait soutenir la comparaison avec les étonnants bijoux du trésor de Dahchour ?
À ne considérer notre excursion qu’à ce point de vue, la vieille Égypte ne nous aurait donc apporté que de tristes réflexions. Mais il y avait l'Égypte moderne, l'Égypte des mosquées où l’on prie dans la pénombre que trouent les rayons des vitraux ; il y avait la vie intense des rues étroites et encombrées d’une foule bariolée et si vivante ; il y avait le paysage.
Il y avait le Nil large et calme, couvert de bateaux hautement voilés, les plaines inondées, les futaies de palmiers vert bleu, les villages tapis dans le feuillage, les jardins parfumés de roses et de cassies, les champs couverts de cultures. Et puis la lumière, le sable impalpable et brillant ; les collines roses, dorées ou mauves ombrées de bleu. Il y avait le ciel couleur de turquoise où planaient les aigles et les éperviers ; et les grandes et belles lignes de l’horizon derrière lesquelles le soleil se couchait dans un flamboiement ; il y avait les longs crépuscules de pourpre que l’on aurait voulu éternels.
Il y avait aussi le peuple, les braves gens, les fellahs calmes et doux, durs à la besogne, toujours courbés sur la glèbe ; les théories de femmes, brunes tanagras, aux gestes nobles, s’en allant sveltes et fières le long des rives dans la brume violette du soir. Il y avait tout l'Orient.
Il y avait tout cela, mais tout cela passera. Cet Orient se modifie tous les jours et se civilise. À côté des minarets amoureusement ouvragés et des coupoles ciselées, se dressent des cheminées fumeuses ; de grosses usines bourdonnent sur la berge du fleuve saint. Au Caire s’élèvent des immeubles modernes, se percent de larges rues où ronflent les automobiles, où le veston européen frôle trop souvent le caftan de couleur.
Tout sera complètement modernisé bientôt, mais les Pyramides n’auront pas pour cela une pierre de moins, et le Sphinx, émergeant toujours de son lit de sable, conservera malgré tout son énigmatique sourire."


extrait de Promenade en Égypte, de Jean-Baptiste Samat (1865-1931), docteur en droit, journaliste, historien local, illustrateur, directeur du périodique "Le Petit Marseillais", membre de l'Académie de Marseille (élu en 1919)


lundi 21 septembre 2020

"On comprend que les Égyptiens aient déifié le Nil" (Louis Piérard)

par Johann Jakob Frey (1813-1865), peintre paysagiste suisse

"J'hésite à rédiger ce livre que l'on m'a demandé avec une aimable insistance. Peut-être aurais-je eu moins de scrupules, après une première visite au Caire, à Louksor et Assouan, s’il s'était agi exclusivement de noter ce pittoresque extérieur qui frappe l’Européen à peine débarqué à Port-Saïd ou Alexandrie. Et pourtant... Même s’il n’est question que de ces vives images, comment oublier qu'il ne s’est trouvé jusqu'ici aucun grand peintre pour fixer sur la toile la couleur véritable de ce pays mystérieux et fascinant ? Delacroix ou Decamp nous ont rapporté d’Alger des chefs-d’œuvre.
Mais quel grand paysagiste a rendu exactement la qualité de ces gris-argent des rives du Nil que j'admirais chaque matin au Caire en traversant le grand pont au bout duquel s’érige la statue de Saad Zaghloul, l'apôtre de la Libération nationale, - que tout un peuple idolâtra. La lumière du Delta (où la terre est plus fertile et la densité de population plus forte que partout ailleurs au monde) rendrait à l'artiste la tâche plus facile. C'est le matin, par chemin de fer, plutôt que par la route, qu'il faut se rendre du Caire à Alexandrie. Le vert du berzim, les roses ou les rouges d’un fichu, d’un turban, le bleu d'une galabieh
tout cela chante d'une façon à la fois franche et délicate dans le jour diaphane. Mais il y a le noir des vêtements de femmes, de ces femmes bibliques ou grecques, comme on voudra, qui portent sur la tête une cruche ou une corbeille et s’avancent avec une souplesse, une majesté, une grâce incomparables. Oui, il y a ce noir dans le soleil, le noir dont Tintoret dit que c’est la plus belle des couleurs. Les chameaux se découpent sur la ligne d’horizon avec une netteté singulière. De la route stratégique du désert, on les aperçoit à des kilomètres de distance et l’on se demande si l’on n’est pas victime d’un mirage. On voit trottiner les petits ânes infatigables, dans le poil desquels les Arabes dessinent parfois, avec les ciseaux, des décors géométriques cousins de ceux des velours du Kassaï. Aux norias dont les godets montent l’eau des canaux d'irrigation, sont attelés les buffles aux cornes recourbées que l’on voit dans les reliefs des tombes de Sakkara ou de la Vallée des Rois. Les felouques voguent lentement sur le Nil toujours proche et les voiles gonflées par la brise légère sont comme de gigantesques papillons posés sur la plaine bariolée. De temps en temps - souvent - apparaissent les petites villes ou les villages avec leurs minarets fragiles dominant le troupeau des maisons basses, en boue séchée. On se demande si le moindre souffle ne va pas faire s’évanouir, se dissoudre en poussière ces constructions sommaires.
C’est la terre d'Égypte, don du Nil. Chaque été, le fleuve gonflé par les pluies de l’Afrique équatoriale, sort de son lit et submerge pour quelques mois la vallée étroite, laissant après l’inondation ce limon fertile dans lequel on n’a qu’à semer, après que le fellah l’aura gratté avec une charrue primitive, une araire dont le type n’a pas changé depuis cinquante siècles. Deux et parfois trois récoltes. J'ai vu moissonner l'orge fin février, près de Louksor. 
Le coton et la canne à sucre font la richesse du pays. Il y a en outre les riz et les céréales d'Europe, et les légumes, tous les légumes, et les fruits, tous les fruits : oranges, citrons verts, bananes, dattes, fraises, poires ou pommes. Ne parlons pas de la vigne. Un célèbre fabricant de cigarettes l'a plantée dans une oasis qu'il a créée en plein désert. On y fabrique un vin qui s'appelle, s'il vous plaît, "le cru des Ptolémées... (...)
On comprend que [les Égyptiens] aient déifié le Nil. C'est un véritable émoi religieux qui s'empare d'eux au moment de la crue. Qu'on y songe : le fleuve ne reçoit pas un seul affluent dans la traversée d'un immense territoire sur lequel il ne pleut jamais."


extrait de Orient et Occident - Souvenirs d'Égypte, 1947, par Louis Piérard (1886 - 1951), homme politique belge, militant wallon et journaliste, auteur d'ouvrages de critique artistique et littéraire, créateur de l'Université populaire de Frameries (Belgique), élu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises le 13 mars 1948.

jeudi 17 septembre 2020

"Il y a là toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte" (Amédée Baillot de Guerville, à propos du musée égyptien du Caire)


"Il va sans dire que, dans le pays par excellence des fouilles et des découvertes archéologiques et historiques, le Musée présente un intérêt extraordinaire. Celui du Caire est une œuvre française dans toute l'acception du mot, et une œuvre dont on a le droit d'être fier. Il fut fondé, il y a plus de quarante ans, par l'illustre égyptologue français Mariette. M. Maspéro, non moins illustre dans le monde des savants, en prit la direction à la mort de Mariette (1881) et la conserva cinq années, pour la céder à M. Grebault, qui, à son tour, fut remplacé par M. de Morgan. De nouveau, M. Maspéro a repris la direction et jamais chef d'un grand département ne fut plus apprécié et plus aimé.
Le Musée occupe aujourd'hui un immense palais, admirablement situé et dont la construction vient seulement d'être achevée.
On y trouve des merveilles sans nombre, que la pioche des savants égyptologues a arrachées aux mystérieuses cachettes où elles avaient dormi paisiblement pendant des siècles. Il y a là, entassée dans les vastes salles et remontant à des milliers d'années avant Jésus-Christ, toute l'histoire de la civilisation de l'Égypte. Ses rois et ses reines, ses princes et ses princesses, ses soldats et ses prêtres, ses guerres et ses conquêtes, ses deuils et ses fêtes, ses arts et ses jeux - tout cela est là sous forme de momies aux masques d'or, de statues de pierre, de granit, de bronze, de bas-reliefs admirablement sculptés, de tablettes commémoratives, d'animaux, de fleurs, de meubles, d'ustensiles de toute espèce.
Je ne connais rien de plus émouvant que ces temples du passé, où sont réunis tout ce qui a été la vie et, hélas ! la mort de peuples grands et puissants - tout ce qui a fait la gloire, le bonheur et les tristesses de ceux qui, il y a trente, quarante, cinquante siècles, jouissaient, tout comme nous le faisons aujourd'hui, de ce beau soleil vivifiant et de la vie qui conduit au néant !
Les statues, les vases, les autels, les pierres à sacrifices, les sarcophages, les bas-reliefs, tout cela, le confesserai-je, me laisse bien indifférent, mais je suis attiré par un attrait invincible vers toutes les vitrines qui contiennent les bibelots que touchaient chaque jour, il y a des milliers d'armées, les mains souples et nerveuses alors, raidies et desséchées aujourd'hui, de ces formes humaines qui dorment ici même, dans des boîtes à momie, le sommeil qu'est venu brutalement interrompre notre civilisation chercheuse, farfouilleuse et irrespectueuse des morts. Ici ce sont des objets de toilette, là de délicieux bijoux, prouvant quels fins orfèvres vivaient trois ou quatre mille ans avant notre ère. Des bagues, des boucles d'oreilles, des chaînes, des couronnes, des diadèmes, des pendants, des pièces exquises en or finement ciselé et incrusté de pierreries, qui ont orné des princesses et des femmes belles, puissantes, aimées. Ah ! parlez donc de l'art nouveau et des horreurs qu'on fait aujourd'hui en son nom, et je vous crierai : "Venez, venez voir ce que les vieux Égyptiens faisaient et quel goût sûr et exquis ils déployaient !"
Et mon émotion augmente encore quand mes yeux étonnés s'arrêtent sur des fleurs desséchées et admirablement conservées, des fleurs qui, par une matinée ensoleillée, sortirent de terre il y a des milliers d'années, furent cueillies par une main alerte et heureuse de vivre, des fleurs auxquelles des lèvres amoureuses confièrent peut-être des paroles de tendresse et d'espoir !
Ah ! Seigneur, se peut-il que tout cela, qui fut l'essence de la vie d'un peuple, soit venu jusqu'à nous, pour nous rappeler à travers les siècles passés toute la vanité des espoirs terrestres !
Amen ! me crierez-vous. Soit, n'en parlons plus. Laissons les morts à M. Maspéro et à ses savants collaborateurs, et filons vers l'air, la lumière, le mouvement, la vie."

extrait de La nouvelle Égypte, ce qu'on dit, ce qu'on voit du Caire à Fashoda, par Amédée Baillot de Guerville (1868-1913). Né en France, il émigra aux États-Unis en 1887, où il effectua toute sa carrière de journaliste et agent commercial.