samedi 21 novembre 2020

Les conventions de l'architecture dans l'Égypte ancienne, par Léon Prat

photo Émile Béchard, 1870

"L'impression que l’on emporte de la visite de tous ces monuments (Thèbes) est que la principale préoccupation des princes qui les édifièrent était de rendre leur mémoire impérissable en faisant graver sur les murs des temples, leur histoire, leurs conquêtes, les travaux accomplis sous leur règne et aussi tous les procédés de l’art et de l’industrie employés à leur époque.
Dans leur pensée, ces édifices devaient être indestructibles et c’est de là qu'est sortie cette architecture, qui peut en raison de sa simplicité passer pour primitive, mais qui répond bien aux idées de ces grands constructeurs.
Ainsi, les temples sont bâtis avec d'énormes pierres et les murailles de même que les pylônes sont en plan incliné et plus larges à la base qu'au sommet ; la profusion de colonnes qui ornent les salles hypostyles sont d'une grosseur telle qu'elles occupent une grande partie de ces vastes salles. Enfin, jusqu'aux monstrueuses dalles de 7 à 8 mètres de longueur sur 75 centimètres d’épaisseur, qui vont d'une colonne à l’autre, formant à la fois le plafond à l'intérieur et le sol des terrasses qui couronnent les palais, tout dans ces constructions concourt à en assurer la solidité.
L'aspect extérieur des monuments est donc massif, et les murailles d'enceintes font plutôt penser aux murs d'un fort qu'à ceux d’un palais.
Ce plan, une fois adopté, ne doit plus varier et pendant plus de 6.000 ans, les architectes ne s'en écarteront pas, dans les grandes lignes ; tout au plus, pourront-ils changer la forme de quelques colonnes qui, primitivement carrées, deviendront rondes, et modifier les ornements des chapiteaux.
À l'intérieur du temple, l'architecture est grandiose, les murs et les colonnes sont sculptés de bas-reliefs, rehaussés de brillantes couleurs polychromes qui tempèrent l'aspect sévère de ces lieux.
Dans tous les bas-reliefs, les personnages, dieux, déesses ou rois, sont toujours vus de profil, les figures présentant le même type, celui de l'Égyptien aux traits réguliers, les yeux fendus en amande, et leur âge, leur rang ne sont indiqués que par des attributs spéciaux, tandis que leur taille est en raison de leur dignité.
Il y avait des conventions pour représenter les diverses races d'hommes connus des Égyptiens : les Asiatiques étaient peints en jaune, les Nègres en noir, les Égyptiens en brun rouge et les femmes en jaune.
La peinture de tous ces bas-reliefs était une simple application de couleur qui faisait ressortir les reliefs des sculptures, les tons étaient variés et le talent du peintre consistait à les harmoniser de son mieux.
De l'absence de mouvement et de la raideur des dessins, on a pu conclure que les artistes ne pouvaient faire mieux et qu'ils ne savaient pas donner la vie et le mouvement aux personnages qu'ils représentaient.
Cependant, est-il possible de croire que pendant plusieurs milliers d'années, l'art du sculpteur n'ait fait aucun progrès, alors que les innombrables figures qui ornent les murs des palais, sont pour la plupart d’une finesse et d'un dessin exquis.
Dans l'ancien empire d’ailleurs, les artistes représentaient les choses comme ils les voyaient et il existe des statues datant de 6.000 ans, qui sont admirables d'expression, tels le Scribe qui est au Musée du Louvre et plusieurs autres statues de bois ou de granit noir du Musée de Gizey (sic), au Caire, représentant des hommes marchant le plus naturellement du monde.
Enfin, il existe à Beni-Hassan des bas-reliefs qui nous montrent des bœufs et des oiseaux sculptés avec une perfection rare.
Ce n’est qu'au moyen empire que la convention remplaça le naturel dans les constructions officielles et depuis, même dans la plupart des temples bâtis par les Grecs et les Romains, on ne s'en écarta plus.
Mais si l'architecture officielle était conventionnelle, tout autre était celle des habitations des particuliers, des riches, aussi légère et élégante à l'extérieur que l'autre était lourde et imposante."

extrait de De Paris en Nubie - la vallée du Nil, 1897, par Léon Prat. Aucune information n'est à notre disposition sur cet auteur qui publie dans ces pages "les impressions notées au jour le jour, pendant les heures d'oisiveté imposées par une navigation de près de deux mois sur le Nil, jusqu'en Nubie".



jeudi 12 novembre 2020

Le Nil "est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux" (Antoine Morison, citant Diodore de Sicile)

photo de Gabriel Lékégian circa 1885

"Quelques auteurs appuyés du sentiment de saint Isidore voulant relever l'excellence du Nil par la noblesse de son origine, lui ont fait prendre sa source dans le Paradis terrestre, et ont cru que ce fleuve est le Geon ou Gyon, qui selon le témoignage de l'écriture, arrose toute l'Éthiopie. Quoique cette opinion ne soit pas sans fondement, étant certain que le Nil a sa source en Éthiopie, j'aime mieux tirer l'éloge de ce fleuve admirable de quelques autres avantages plus certains. Il est appelé le père des fleuves, parce qu'après un cours de sept à huit cent lieues, il se partage au dessous du Caire en plusieurs branches qui viennent envelopper et arroser la basse Égypte, avant que de mêler ses eaux avec celles de la Méditerranée.
Les Anciens autorisés du témoignage de Virgile, voulaient que ce fleuve se déchargeât dans la mer par sept embouchures. Ptolémée lui en a donné jusqu'à neuf, mais aujourd'hui à peine en trouve-t-on cinq, dont les deux principales sont celles de Rosette et de Damiette, que j'ai vues, soit que les autres branches soient rentrées dans les canaux voisins, soit qu'elles soient trop peu de choses pour être remarquées. On nomme communément aussi ce fleuve le Conservateur de l'Égypte, tant parce qu'en effet son débordement tempère l'air, qu'il ne serait pas sans cela possible de respirer, l’Égypte étant voisine de la zone torride, que parce qu'inondant les campagnes, il rend fécondes des terres, qui sans ce merveilleux secours seraient ingrates et stériles. Enfin Homère donne au Nil le nom de "Krisoros" qui signifie fleuve d'or, parce que ses rivages, particulièrement en Éthiopie, sont enrichis de mines d'or et d'argent. (...)
... après que le Nil a (...) longtemps serpenté dans le vaste royaume d'Éthiopie, il fait son entrée en Égypte avec un grand fracas, car y tombant de fort haut, il fait les secondes cataractes, mais quelque étourdissant que soit ce bruit, il est agréable aux Égyptiens, chez qui il porte l'abondance de toute forte de biens et de richesses.
Ce fleuve qui a la même largeur que le Rhône, peut en avoir aussi la rapidité, ce qui a fait dire à Diodore qu'il est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux, pour marquer non seulement sa noblesse et son excellence, mais encore la vitesse de son cours. Outre les villes et les villages qui sont l'ornement de ses rivages, les arbres de toutes espèces, et les cannes de sucre en augmentent encore la beauté. (...)
Quand le Nil est débordé, les campagnes sont inondées, et toute l'Égypte est devenue une mer qui enveloppe les villes, les villages et les arbres. Omnia pontus erat. Alors le premier étage des maisons qui ne sont pas bâties sur des éminences, est inutile, et l'on ne peut aller d'un lieu à un autre que par bateau, ce qui fournit un spectacle tout à fait charmant. Depuis septembre jusqu'en octobre le Nil décroit, l'eau pénètre, abreuve et engraisse la terre, et y laisse (surtout dans la basse Égypte) un limon si gras qu'on est contraint de le mêler de sable, pour faciliter la production par ce mélange nécessaire après le décroissement du fleuve. Les eaux étant donc retirées on laboure la terre encore molle avec une charrue sans roues. Comme cette charrue ne fait (pour ainsi dire) qu'effleurer la surface de la terre, un seul homme suffit pour tenir le soc et chasser le cheval ou le boeuf qui ne fait aucun effort, et obéit sans résistance, pour peu qu'il soit stylé et accoutumé à ce travail peu pénible. La terre étant ainsi disposée, le laboureur sème son froment qui en deux mois de temps ou environ pourrit, germe, fleurit, mûrit et se coupe. 
Les anciens Égyptiens qui étaient laborieux, faisaient sur un même fond deux récoltes de blé dont l'abondance était si prodigieuse en Égypte qu'elle en fournissait les Romains, qui pour cela l'appelaient le grenier de l'empire ; à présent les Turcs qui habitent l'Égypte sont si fainéants qu'ils se contentent d'une seule moisson de froment, qui non seulement suffit pour nourrir toute l'Égypte, mais qui en fait encore un riche commerce du surplus avec les pays voisins. Après la moisson du froment on sème l’orge dans le même fond, ensuite le riz, par après les melons, les concombres, les choux, les oignons et autres légumes, en sorte que les terres ne reposent jamais, que lorsque les chaleurs excessives viennent étouffer en elles le principe de la génération en les desséchant. À l'égard des pâturages, ils sont si gras en Égypte, que les brebis portent deux fois l’an, et font plusieurs agneaux d'une seule portée. On attribue cette fécondité des animaux aux eaux du Nil, et certains auteurs leur ont aussi rapporté l'extraordinaire multiplication du peuple hébreu dans le temps de sa servitude en Égypte.
Quoiqu'il soit aisé de connaître de combien de richesses l’Égypte est redevable au Nil qui est la source de tous ses biens, il n'est pas également facile de comprendre de quelle manière il fait couler sur elle ses trésors avec ses eaux, par ce débordement merveilleux dont le secret n'est guère moins difficile à développer que celui du flux de la mer. Plusieurs auteurs en ont parlé avec esprit, mais nul n'en a encore découvert le mystère. Les anciens Égyptiens abimés dans les ténèbres de la gentilité, l'attribuaient à leur dieu Serapis et lui offraient dans son temple des sacrifices en actions de grâces pour un si grand bienfait, mais consultons ceux qui ont fait agir les lumières de la raison pour connaître de quels moyens la divine providence le sert pour dédommager l'Égypte du manquement de pluies par cette surprenante inondation qui lui est si utile. (...)
Ce qu'on peut (...) avancer de plus probable sur ce sujet qui sera toujours obscur, est que comme il est très certain qu'il pleut en Éthiopie depuis le mois d'avril jusqu'au mois de septembre, à commencer dès les sept heures du matin jusqu'au soleil couché sans discontinuation, cette abondance incroyable des eaux qui s'assemblent au pied des montagnes, venant ensuite à dégorger et à passer de ces réservoirs dans le Nil, dont la source est voisine, et à se joindre à plusieurs rivières qui en sont grossies et qui se jettent dans ce fleuve, lui font ainsi franchir ses rivages, et lui causent ce débordement qui fatigue l'esprit des étrangers, tandis que les Égyptiens qui se soucient peu d'en connaître la cause, sont ravis d'en ressentir les avantageux effets."


Extrait de Relation historique d’un voyage nouvellement fait au mont de Sinaï et à Jérusalem (1704), par Antoine Morison (16...- 17...), p
rêtre au diocèse de Toul (Meurthe-et-Moselle), puis chanoine de l'Église St. Pierre de Bar-le-Duc, chevalier du Saint-Sépulcre. 
Pour la commodité de la lecture, l'orthographe a été rétablie dans sa forme contemporaine.

samedi 7 novembre 2020

"Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent !" (Henry Cammas)

Prosper-Georges-Antoine Marilhat
Vue de la Place de L'Esbekieh et du Quartier Copte, au Caire, 1833

"Quiconque redoute le froid, le brouillard, les pluies fines de nos climats si mal à propos nommés tempérés, fera bien de partir avec les hirondelles et d'éviter au Caire ces tristes mois qui séparent l'été du printemps : Novembre aux cheveux rouillés ; Décembre à demi vêtu, blanc de givre ; Janvier nu, violet sous la bise et soufflant dans ses doigts engourdis ; le pâle Février ; enfin, Mars capricieux, toujours en pleurs comme un enfant malade ! Au Caire, le frileux trouvera le soleil épanoui dans un ciel pur, et sur terre des jardins toujours verdoyants, chargés de fruits et de fleurs à la fois, des champs de rosiers plus touffus que les églantiers de nos haies ; les mimosas aux feuillages délicats ; les grenadiers éclatants et les lauriers-roses qui ombrageaient le bain de Léda aux bords de l'Eurotas. Au Caire, la glace et la neige n'ont d'accès que transformées en sorbets délicieux ; le feu n'y paraît qu'en illuminations joyeuses. L'hiver, déguisé en printemps, n'y garde que son nom.
Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent ! Quand vous reverrai-je, ombrages de l'Esbékieh, riches bazars du Mousky, mosquées hardies ? Et ses environs charmants, Choubrah, les tombeaux des califes, perpétuelles occasions de promenades à cheval et en voiture ! Tous les matins, avant que les ombres se fussent repliées au pied des maisons et des arbres, je m'en allais dans les jardins, ne pensant qu'à la brise, aux parfums, au plaisir de vivre. Chemin faisant je remplissais mes poches de boutons de roses ; c'était une friandise pour mes singes. (...). 
Les plaisirs du monde ne manquent pas au Caire. Outre les réunions qui se forment aisément dans les cafés de l'Esbékieh, outre les bals masqués de l'hôtel Schaepper, des salons qui lutteraient de goût et de luxe avec les meilleures maisons de Paris offrent aux Européens les distractions du jeu ou de la danse, et même le charme des conversations intimes. (...)
Je me plais à rappeler les excellentes relations que je compte retrouver au Caire, comme des exemples de l'hospitalité promise en Égypte à tous les étrangers. La position la plus haute, l'éclat de la richesse et des titres, n'assurent pas une réception meilleure qu'une fortune modeste et une éducation soignée.
La vie est facile au Caire ; un séjour de deux ans et demi m'a fait voir  qu'une aisance restreinte peut procurer en Égypte une existence vraiment large et entourée de jouissances. Toutefois, il est certaines habitudes parisiennes auxquelles il faut renoncer ; les objets d'importation se maintiennent à des prix élevés, et les loyers sont chers dans certaines rues et dans certains quartiers.
Mais si l'on accepte le bien-être relatif du pays, si l'on n'achète que les produits indigènes, et qu'on se décide à demeurer dans une maison arabe, l'avantage du bon marché se joindra aux agréments d'une vie nouvelle. La cuisine arabe n'est-elle pas pleine de surprises ? et pourquoi ne pas s'en contenter ? Le vice-roi n'en mange pas d'autre. Du reste, on peut la perfectionner, la plier, par exemple, à l'usage de la vaisselle et des fourchettes. Les rues étroites et pleines d'ombre, les vieilles maisons, initient le voyageur au mystère des mœurs indigènes et n'est-ce pas là ce qu'il vient étudier ? Quitterait-il Paris pour le chercher au Caire ? ll est doux de s'enfoncer et de se perdre dans la ville la plus prestigieuse de l'Orient.
Tel était du moins l'avis de Gérard de Nerval, un rêveur ennemi de la banalité. Il a voulu vivre autrement qu'il n'avait fait ; et d'abord déguisé, puis transformé en homme oriental, car les habitudes extérieures influent rapidement sur la personne intime, il est entré dans les mosquées avec un coeur musulman (...).
Veut-on un guide moins aventureux ? Dans ses Nuits du Caire, M. Charles Didier a paré d'aimables fictions et d'ingénieux récits un tableau très réel et très complet.
D'autres encore peuvent servir de guides dans les rues tortueuses de la ville arabe, ou dans les riches promenades de la ville franque. Quant à nous, pour ne pas répéter on résumer froidement tout ce qui a été dit du Caire, nous nous bornerons au récit de quelques impressions personnelles ; qu'on ne cherche pas ici un itinéraire."


extrait de La vallée du Nil : impressions et photographies, 1862, Henry Cammas (1813-1888), photographe amateur, correspondant de l'Institut d'Égypte, et André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mercredi 4 novembre 2020

La "simplicité de l'architecture égyptienne", par Ernest Breton

photo MC

"Ce n'est que dans les monuments de l'antique Égypte que nous pouvons puiser les premiers éléments de l'histoire de l'architecture. Le manque de bois força les Égyptiens à chercher un refuge dans les grottes, et lorsque la nature ne leur en présenta pas de toutes faites, ou ne leur en offrit que de trop petites, ils durent en creuser de nouvelles, ou agrandir celles déjà existantes. Ce travail les habitua nécessairement à la taille de la pierre, si abondante dans leur pays ; aussi bientôt , lorsque les grottes leur parurent insuffisantes au culte de leurs divinités, ils commencèrent à élever des constructions en avant de ces demeures souterraines. Tels sont en effet les plus anciens monuments de l'Égypte. 
Dans un pays sans pluie, le besoin de toits inclinés ne se faisant point sentir, lorsque plus tard les Égyptiens abandonnèrent les souterrains pour les constructions isolées, ils ne cherchèrent point à inventer d'autres toits que ceux dont les grottes naturelles leur avaient indiqué la forme. Il en résulte que l'absence de voûtes ou de toits est un des caractères distinctifs de l'architecture grecque. 
La construction des plafonds égyptiens, composés de pierres d'une grande largeur, posées à plat, explique la multiplicité des colonnes que l'on dut rapprocher, faute de trouver des blocs d’une assez grande superficie. Les colonnes égyptiennes étaient ou rondes, ou polygonales à quatre ou six côtés. Quant aux chapiteaux, ils sont variés à l'infini ; mais ils peuvent tous être rapportés aux trois principales formes, quadrangulaire, évasée et bombée. La forme évasée est évidemment le type primitif du chapiteau corinthien.
De la nature plate des grottes dérive la simplicité de l'architecture égyptienne, comme des charpentes multipliées de la cabane est née la richesse de l'architecture grecque. Plusieurs causes contribuèrent à perpétuer cette simplicité primitive. Quel progrès pouvait-on attendre d'une société dont la principale constitution, forçant chacun à exercer l'état de son père, étouffait ainsi l'émulation si nécessaire aux arts, en ne laissant à personne l'espoir de sortir de la sphère où le hasard l'avait place ? En outre, tout ce qui touchait à la religion étant regardé comme inaltérable, toute innovation eût été sacrilège ; et comme la religion fut toujours le premier mobile du développement des arts, on doit comprendre quelle dut être la fatale influence d'une religion stationnaire comme celle de l'Égypte. 
L'imagination des architectes, ne pouvant trouver à s'épancher dans l'ornementation des édifices, chercha à leur donner un autre genre de beauté. Ils songèrent plutôt à étonner qu'à plaire ; et n'ayant idée d'aucune autre grandeur que de la grandeur matérielle, le grandiose ne fut pour eux que dans le colossal. La forme de leurs constructions étant extrêmement simple, ils n'eurent à procéder qu'à l'équarrissement des pierres, et leur plus grand mérite fut dans la précision et la justesse de la pose et des joints. 
Ce qui étonne le plus dans cette architecture, c'est la difficulté qu'ont dû présenter le transport et l'élévation de masses aussi considérables ; mais du temps, de la patience et beaucoup de bras à employer avec une grande économie, voilà ce qui explique toutes ces entreprises et les moyens de leur exécution. La principale décoration des monuments égyptiens consiste dans l'application de la sculpture et de la peinture à la reproduction des hiéroglyphes qui, aujourd'hui encore, leur impriment un cachet si bizarre, si particulier.
La simplicité de l'architecture égyptienne, l'usage de la sculpture en creux, la dureté des matériaux, la sécheresse du climat, et surtout l'état d'abandon où restèrent ces monuments, loin de toutes grandes villes, de tout gouvernement actif et puissant, expliquent l'étonnant état de conservation des nombreux édifices que nous allons passer en revue. Il n'a fallu rien moins que le voisinage d'une ville aussi peuplée que le Caire pour faire disparaître les dernières traces de Memphis."

extrait de Monuments de tous les peuples : décrits et dessinés d'après les documents les plus modernes, 1843, par Ernest Breton (1812-1875), artiste et archéologue français

mardi 3 novembre 2020

Le Nil et ses cataractes, par Clara Filleul de Pétigny

photo datée de 1875 - auteur non mentionné

"Le Nil résume à lui seul toute l'histoire de l'Égypte. Beau fleuve dont les sources furent longtemps inconnues, il vit sur ses deux rives s'élever une foule de villes dont l'une seule eût été l'orgueil d'un royaume ; providence d'une longue vallée qui n'attend tous les ans que ses inondations régulières et son limon fertile, pour produire les fruits et les légumes les plus délicieux. (...)
Si les eaux du Nil sont peu potables (Volney, Vansleb et la commission d'Égypte sont de cet avis), en revanche son limon gras, noir, chargé de sel, rend la terre on ne peut plus féconde. Les anciens prêtres de l'Égypte prétendaient que les premiers hommes en avaient été formés. (...) Les prêtres égyptiens, peut-être, ne cherchaient qu'à frapper l'imagination des peuples, en propageant des fables aussi grossières ; mais ce qui doit le plus étonner, c'est de voir en 1685, les Européens demander au Caire des renseignements sur cette création merveilleuse. Les érudits de la Ville-Dorée répondirent aux philosophes de Paris qu'on n'avait, dans le pays des prodiges, aucune connaissance de cette étrange production. Le fait est dans le Journal des Savants.
Homère semble avoir compris les inondations du Nil, 
causées par les grandes pluies qui tombent régulièrement en Éthiopie pendant les mois d'avril et de main, puisqu'il dit que ce fleuve immense est un épanchement du ciel.
Le Nil a trois grandes chutes qu'on appelle cataractes (du grec, jaillir, s'élancer avec force, briser). Il y en a une dans la Haute-Égypte, au-dessus de la ville d'Asna, une autre au-dessus du lac Dambéa, et une troisième au-dessous de ce lac. Cette dernière est la plus considérable, elle a cent toises ou six cents pieds d'élévation.
Le bruit que fait le fleuve, en cet endroit, est si considérable, s'il faut croire sur parole certains voyageurs, qu'on l'entend à une grande distance. C'est un épouvantable fracas. Le sol tremble sous les pieds, et le vertige saisit presque tous les visiteurs. Cependant, il y a des gens assez courageux pour descendre, dans de frêles barques, les canaux les plus étroits de cet impétueux et vaste torrent. Deux hommes se placent dans un esquif, l’un pour le conduire, l'autre pour empêcher l'eau d'y pénétrer. Après avoir été un instant ballottés par les vagues furieuses et blanches d'écume, ils se laissent emporter par l'impétuosité du courant, qui les pousse comme un trait ; ils tombent avec une telle rapidité dans le précipice qu'on les croit engloutis ; mais bientôt ils reparaissent. Le récit de Sénèque, d'après cette version, est d'accord avec celui de quelques voyageurs modernes. L'eau de la troisième chute est poussée avec tant de violence qu'elle forme une arcade sous laquelle elle laisse un grand chemin, où l'on peut passer sans être mouillé : on y trouve même des sièges taillés dans le roc, pour la commodité des voyageurs. Cicéron, qui n'avait jamais vu les cataractes, en fait une description qui s'éloigne encore plus de la vérité. Le fleuve, dit-il, en se précipitant des hautes montagnes, mugit avec tant de force que l'organe de l'ouïe est paralysé chez ceux dont les habitations en sont trop voisines. D'autres voyageurs, surtout parmi les modernes, sans tenir compte des changements qui ont pu s’opérer dans le cours du Nil, ont donné dans un excès contraire.
Ils raillent Cicéron, Sénèque et d’autres auteurs, affirmant qu'il n'y a point de bruyantes cascades, de chutes immenses, d'abîmes, de précipices, de tourbillons d’écume ; mais qu'il existe simplement en travers du lit du fleuve, de l'est à l'ouest, un banc de granit, large de trois ou quatre mille toises ; cette barre, interceptant le cours de l'eau, la force de couler entre les points de la roche qui excèdent le niveau du banc ; de plus, que ces chutes si minimes n'ont lieu qu'au temps des basses eaux, car pendant l'inondation, les cataractes disparaissent tout à fait."


extrait de L'Égypte, son histoire et ses merveilles, 1874, par Clara Filleul de Pétigny (1822-1878), artiste peintre française, auteure de livres pour enfants et de récits de voyage





samedi 31 octobre 2020

"Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient" (Laurent Laporte)

aucune précision de date pour cette carte postale, éditée par l'Union postale universelle

"Pardonne-moi, mon cher ami, tous ces détails un peu longs peut-être et monotones, ces souvenirs, ces ébauches rapides, ces descriptions à peine esquissées ; laisse-moi oublier un peu les hiéroglyphes et les momies, les ruines de l'orgueil des hommes et de l'opulence des cités ; laisse-moi te parler d'un village sans nom, d’un palmier ou d'une fellahine, laisse-moi surtout te raconter mes jours perdus.
"Ce sont les jours perdus, dit M. Ampère qui n'est pas seulement un savant, mais aussi un poète et un philosophe, ce sont les jours perdus qui comptent quelquefois le plus dans les souvenirs que laisse un voyage : si l'on ne faisait que passer et étudier, on ne garderait aucune impression des lieux. Il faut des jours vides d'action pour qu'ils puissent être remplis d'images."
Laisse-moi donc te raconter les pensées, les images, les impressions de ces jours perdus. Laisse le voyageur assis à l'ombre de sa voile contempler à loisir les paysages qui fuient, et essayer pour s'en souvenir de jeter quelques coups de crayon sans couleur sur une feuille éphémère. 
Sans doute il est bon de déchiffrer les hiéroglyphes, de lire les inscriptions des siècles d'autrefois, d'interroger les idoles oubliées ; mais il est meilleur encore de se pénétrer de la teinte des lieux, de plonger ses regards dans le profond azur de ce ciel, de se recueillir et de méditer longuement en face de cette nature étrange et radieuse, devant ce fleuve sans pareil, et d'imprégner son imagination de cette merveilleuse mise en scène qui suscite toute les réminiscences de la Bible.
Ai-je tort ? Que suis-je venu chercher, en Égypte ? Est-ce la science ? Est-ce le soleil ? Est-ce le pays de la IVe ou de la XVIIIe dynastie ? Est-ce au contraire le pays où mourut Joseph et où naquit Moïse ? On peut étudier en France et à Paris ; on peut lire les cartouches et les hiéroglyphes dans le fauteuil de son cabinet ; mais ce qu'on ne saurait trouver ailleurs, ce sont les palmiers, les fellahines, les villages du Nil ; ce sont ces tableaux lumineux de l'Orient, ces charmantes scènes de la Bible ; c'est cette terre et ce soleil, c'est l'Égypte enfin avec son prestige et ses souvenirs. Comment ferais-je pour ne pas t'en parler ?

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris

lundi 26 octobre 2020

"Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain" (Laurent Laporte)

par David Roberts (1796–1864)

"Deux chaînes de montagnes arides, la chaîne arabique et la chaîne lybique suivent parallèlement le fleuve et forment la limite naturelle de l'Égypte. L'Égypte n'est qu'une longue vallée. Elle offre cette particularité remarquable qu'elle est légèrement bombée et que le Nil occupe la partie culminante du sol. En général les vallées présentent la forme d'un berceau et le fleuve qui les arrose passe au point le plus bas. Le contraire a lieu en Égypte et il suffit que le Nil dépasse légèrement la berge qui l'emprisonne pour qu'il inonde tout le pays.
Sur les flancs de ces montagnes s'ouvrent de nombreux hypogées ; ce sont des salles spacieuses creusées dans le rocher, des tombeaux, des corridors, dont toutes les faces sont couvertes d'hiéroglyphes et de peintures d'une étonnante conservation. Ce sont des puits très profonds où sont entassées de prodigieuses quantités de momies : momies d'hommes, de loups, de boeufs, de crocodiles, de serpents, d'ibis et autres animaux qui composaient le panthéon des anciens Égyptiens.
Par delà ces montagnes, c'est le désert, paysage stérile et enflammé. L'Égypte n'est qu'une grande oasis au milieu d'un immense désert. "Parfois, dit Chateaubriand, comme un ennemi il se glisse dans la plaine vaste. Il pousse ses sables en longs serpents d'or et dessine au sein de la fécondité des méandres stériles."
Devant nous le Nil capricieux fait de grands détours. Là, étroit, tumultueux, d'une teinte jaune ; plus loin, large, uni, bleu foncé comme le ciel ; tour à tour fleuve, rivière, torrent ; souvent il affecte la forme d'un immense étang, ses rives, dans leurs contours, ont l'air de se rejoindre, et l'oeil peu exercé cherche vainement l'issue de ce lac apparent.
De nombreux bancs de sable chauffent au soleil leurs dos arrondis et blanchâtres. Les crocodiles aiment à dormir sur ces îles basses, et c'est par milliers que les canards et les échassiers se rassemblent sur leurs bords.
Des barques de toutes les formes sillonnent jour et nuit le fleuve : bateaux de pêcheurs, canots, nefs à la poupe relevée, barques surmontées d'une cabane toute bariolée, radeaux de ballas, cargaisons d'esclaves, dahabiehs de voyageurs ; partout les voiles blanches, grises, carrées et pointues s'arrondissent au vent, se suivent, se dépassent et se croisent en tous sens. Si les voyageurs sont Français, nous les saluons des six coups de nos revolvers.
Voici de grandes meules de paille chargées sur deux barques accouplées qui disparaissent presque entièrement sous l'eau. Le reis assis au sommet de la pyramide flottante fume son chibouk avec un air antique et solennel qui fait songer au roi Chéops.
Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand bateau à vapeur débouche orgueilleusement. Il passe fièrement sans même nous regarder. D'ailleurs notre petite voile est fière aussi ; elle a naturellement le plus profond mépris pour ces grandes machines hurlantes, sifflantes, fumantes, toujours essoufflées, qui voyagent avec grand fracas, mais sans aventures et sans agrément. Nous les accusons de troubler notre calme, d'agiter notre Nil, de ternir notre ciel, de gâter nos paysages, d'épouvanter les crocodiles et d'effaroucher les muses.
Autant il y a de poésie dans la pauvre petite voile qui s'en va humblement, sans bruit, sans fumée, d'une manière beaucoup moins directe, beaucoup moins rapide, mais beaucoup plus charmante, autant ces grandes machines sont prosaïques et odieuses avec leur vitesse, leur confortable, leur cheminée peinte en rouge et leur coque vernie.
Le bateau à voile navigue dans l'antiquité, vogue dans le passé, surtout dans cette vieille vallée du Nil, qui est pour ainsi dire l'antique berceau du genre humain.
Le bateau à vapeur chemine dans le tourbillon moderne, il représente le progrès, la spéculation, la hâte, le tapage.
Le bateau à voile c'est la vieille navigation qui croit encore aux fables, qui aime l'imprévu et qui espère des aventures.
L’un compte sur la force des hommes, l'autre compte sur le souffle des bons génies, cette force invisible et mystérieuse qui vient d'en haut."

extrait de L'Égypte à la voile, 1870, de Laurent Laporte (1843 - 1922), conseiller honoraire à la cour d'appel de Paris