samedi 28 novembre 2020

"À défaut de ressources, il avait la foi" (Louis Bréhier, à propos de Mariette)

 
Auguste Mariette à Saqqara

"Dans tous les domaines d’ailleurs la science française triomphait en Égypte, et Champollion, mort prématurément avait trouvé un successeur digne de lui dans Mariette. Après 1830, la science récente de l'égyptologie avait subi une éclipse et n'était plus représentée que par quelques savants, comme de Rougé au Collège de France, Brugsch en Allemagne, Hincks en Angleterre.
Aucune découverte retentissante n’était venue apporter un nouvel aliment aux recherches. Ce fut alors qu'un jeune professeur de septième du collège de Boulogne-sur-Mer, que son principal avait fait révoquer parce que ses études sur la langue égyptienne lui paraissaient peu compatibles avec son métier, entreprit de continuer l'exploration de l'Égypte. Les moyens dont Mariette disposait étaient minces : marié et père de famille à l’âge de vingt-trois ans, privé de ressources et admis par charité au musée du Louvre, dont le directeur lui allouait un traitement sur "les frais de collage et de réparation", il parvint à se faire donner par l'Académie des Inscriptions la mission d'aller recueillir des manuscrits dans les couvents coptes. En réalité, il se souciait d’autres découvertes et, à défaut de ressources, il avait la foi. En attendant l'accomplissement des formalités nécessaires pour pénétrer dans les couvents, il explora la nécropole de Memphis et eut l’idée de rechercher le Sérapéum ou tombeau des Apis décrit par Strabon. En deux mois il fit déblayer l’avenue des grands sphinx qui conduisait au tombeau (novembre 1850, janvier 1851) et atteignit le seuil du Sérapéum. Mais ce fut alors que les difficultés commencèrent. Le crédit alloué par l’Académie pour la recherche des manuscrits coptes avait été complètement épuisé dans ces fouilles. De plus, on était sous le règne d’Abbas, qui se souciait très peu des fouilles, mais qui ne perdait aucune occasion de vexer les Européens. Sur la plainte de quelques cheiks, le vice-roi fit revivre une ordonnance de Méhémet-Ali qui défendait à quiconque de commencer des travaux publics sans l’autorisation du moudyr (gouverneur de la province), et les travaux furent suspendus momentanément.
Mais aucun obstacle n’arrêta Mariette, et malgré le moudyr, dont l’insolence reçut un châtiment exemplaire (*), malgré le vice-roi, qui envoya des officiers pour surveiller les fouilles et s'emparer des objets découverts, son entreprise fut menée à bonne fin.
À son passage en Égypte, de Saulcy avait eu connaissance de ses travaux et il lui avait fait accorder un nouveau crédit de 30.000 francs. En 1852, une dernière subvention de 50.000 francs, allouée par le ministère de la maison de l'Empereur, permit d'achever les fouilles.
En novembre 1851, on avait dégagé la rampe qui conduit au caveau funéraire d'Apis. Le 19 novembre, Mariette put pénétrer, les larmes aux yeux, dans les tombes encore intactes où étaient renfermés les restes du dieu. Les merveilles trouvées au cours de ces fouilles furent envoyées à Alexandrie, à destination de la France ; mais Abbas, désireux de faire dans ces richesses la part de l’Angleterre, ne consentait à donner à la France que les monuments découverts dans les premières fouilles, au nombre de cinq cent treize. Mariette, qui avait dû soutenir dans sa maison un siège en règle contre les Bédouins attirés par le bruit de la découverte de trésors, montra la même énergie vis-à-vis des employés au vice-roi. Il persuada à l'effendi chargé de surveiller l'emballage que les monuments égyptiens se composaient de plusieurs pièces, puis il bourra tous les vases et les canopes d'objets plus petits. Il obtint ainsi cinq cent treize colis, mais il envoya au Louvre plus de sept mille monuments ; puis, par une dernière bravade, il prit un grand nombre de stèles blanches trouvées au Sérapéum et préparées sans doute pour recevoir des inscriptions votives, y traça des hiéroglyphes avec du noir de fumée et les expédia au vice-roi comme le résultat des fouilles.
De retour à Paris, Mariette fut nommé conservateur-adjoint du Louvre, mais il ne tarda pas à retourner en Égypte, où Saïd l’appelait pour entreprendre des fouilles avant le voyage du prince Napoléon. Méhémet-Ali s'était contenté de faciliter le voyage de Champollion : Saïd voulut faire mieux pour Mariette. Il lui donna le titre de bey, l’autorisa à se servir de la corvée pour exécuter des fouilles, décréta la conservation des monuments publics de l'Égypte et fonda pour les antiquités égyptiennes le musée de Boulaq (1857-58). Bientôt trente-cinq chantiers furent ouverts, tant en Égypte qu’en Nubie, et 22.000 monuments furent déposés au nouveau musée. Sous l'impulsion de Mariette et des savants français, l’égyptologie pouvait désormais se développer sans interruption ; l'antique civilisation des Pharaons allait renaître tout entière."


 (*)
Mariette, ayant été insulté par le moudyr à son entrée son palais, lui porta un coup de poing et le fit tomber à la renverse.

extrait de L'Égypte de 1798 à 1900, par Louis Bréhier (1868 - 1951), historien, docteur ès lettres, chargé d'un cours d'Histoire et de Géographie ancienne et du Moyen-Âge à l'Université de Clermont-Ferrand. Son ouvrage sur l'Égypte fut couronné par l'Académie des Sciences Morales et Politiques.

 

 

samedi 21 novembre 2020

"Je ne crois pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de l'écriture des anciens Égyptiens" (Carsten Niebuhr - XVIIIe s.)

la "Table isiaque" (Mensa isiaca) 
30–395 av J.-C. - Musée égyptien de Turin

"Les auteurs les plus sensés et les plus éclairés de l'antiquité, dont une partie avait voyagé en Égypte, parlent de ce pays de la manière la plus avantageuse. Ils vantent la sagesse de son gouvernement, et l'étendue des connaissances de ses habitants. Un tel pays, si propre à nous instruire des plus anciennes révolutions du genre humain, est en droit de nous intéresser : nous souhaiterions naturellement de connaître son histoire et ses institutions...
Si nous ignorons aujourd'hui toutes ces choses, ce n'est pas la faute des Égyptiens, qui paraissent avoir été le peuple de la terre le plus empressé à transmettre à la postérité le dépôt de ses révolutions, et peut-être de ses connaissances. Aucun pays du monde ne contient plus d'inscriptions gravées sur les pierres les plus inaltérables que l'Égypte n'en offre à notre curiosité. Mais ce soin de nous instruire est devenu inutile par l'imperfection de l'écriture dont ce peuple s'est servi. Au lieu d'employer des caractères propres à exprimer les différents sons de la langue, ou des signes destinés à indiquer une syllabe, à laquelle est attachée une idée déterminée, comme font les Chinois, ce peuple se servit d'emblèmes pour rendre une idée qui y avait quelque rapport, souvent très éloigné. C'est ce qu'on appelle, d'après les Grecs, l'écriture hiéroglyphique.
Puisque les rapports entre les figures et les idées figurées ne sont pas toujours évidents, et qu'ils dépendent trop souvent de la manière de concevoir de ceux qui inventent ces signes, il est clair que cette écriture ne peut être lisible sans une clef qui explique la signification primitive des figures. Quelques anciens nous ont expliqué, il est vrai, un petit nombre de ces symboles ; mais il ne suffit pas d'en connaître quelques-uns, on en rencontre une infinité d'inconnus. Ainsi les hiéroglyphes restent indéchiffrables, faute de leur clef qui s'est perdue.
Quand la fable Isiaque (*) fut connue en Europe, quelques savants tentèrent d'en déchiffrer les hiéroglyphes, en tâchant d'en deviner l'un par l'autre, mais ces données ne se trouvèrent pas suffisantes pour deviner le reste.
Je ne crois cependant pas qu'il faille désespérer entièrement de la possibilité de retrouver la clef de cette écriture des anciens Égyptiens. Plusieurs savants ont montré une grande sagacité à débrouiller des inscriptions de langues inconnues, aussitôt qu'on leur a fourni une certaine quantité de caractères, sur lesquels ils pouvaient appuyer leurs conjectures. Il serait donc nécessaire que tous les voyageurs s'appliquassent à copier avec exactitude le plus grand nombre possible d'hiéroglyphes, et à les publier avec soin, afin de multiplier les points de comparaison de ces symboles, dans des combinaisons plus variées.
L'étude de l'ancienne langue égyptienne ne sera pas moins nécessaire pour atteindre ce but. Je soupçonne qu'on s'est trompé jusqu'ici sur la véritable nature de l'écriture hiéroglyphique, en supposant toutes les figures et tous les caractères des symboles de la même espèce. Après avoir copié un nombre considérable d'hiéroglyphes, tracés sur des obélisques, sur des sarcophages, sur des urnes et sur des momies, j'ai cru voir évidemment que les grandes figures étaient des emblèmes, dont les petits caractères donnaient l'explication. J'ai cru apercevoir encore, sans presque en douter, dans ces petits hiéroglyphes, des traces marquées de caractères alphabétiques, ou du moins d'un genre mixte, qui en approche. Ainsi en étudiant la langue des Pharaons, on pourrait déchiffrer plus aisément ces petits caractères.
On trouve ces inscriptions hiéroglyphiques principalement dans la haute Égypte, où tous les monuments nombreux, et même les murs de ces temples superbes qui y subsistent encore, sont couverts de cette écriture. Elle n'est pas moins commune dans les tombeaux des momies à Sakâra : les corps embaumés ont des enveloppes qui font remplies de peintures hiéroglyphiques, et les urnes sépulcrales en sont chargées. Celles qui ont été peintes sur le bois et sur la toile ne paraissent pas moins bien conservées que celles qui se trouvent gravées sur des pierres. Il est très probable que dans les souterrains de Sakâra on découvrirait, en les examinant, d'autres antiquités encore plus précieuses peut-être que celles qui nous sont déjà connues.
Il ne s'agirait que de ramasser ces matériaux épars ; mais les voyageurs semblent avoir négligé ce soin, ou s'y être mal pris pour les découvrir. Ils se contentent d'examiner ce qu'on peut voir à prix d'argent, en payant quelque guide ignorant ou infidèle ; ils ne tâchent pas de gagner l'amitié et la confiance des Arabes qui dominent dans la haute Égypte. La bienveillance de ce peuple ombrageux est cependant indispensable, pour faire des recherches avec sureté et avec facilité. Quand on parvient à guérir ces Arabes de leur défiance naturelle, bien loin de mettre obstacle à la curiosité d'un étranger, ils lui fournissent eux-mêmes des moyens de la satisfaire. Mais pour atteindre ce but, il faudrait prolonger son séjour dans cette contrée, plus que ne font les curieux ordinaires, qui courent en Égypte pour pouvoir dire qu'ils y ont été.
D'autres voyageurs se laissent rebuter par l'ennui que cause le travail de copier ces caractères inusités et souvent bizarres. Ce travail m'ennuya aussi au commencement, mais en peu de temps ces hiéroglyphes me devinrent si familiers que je pouvais les copier avec la même aisance que des caractères alphabétiques, et qu'à la fin ce travail était pour moi un amusement."


extrait de Voyage de M. Niebuhr en Arabie et en d'autres pays de l'Orient : avec l'extrait de sa description de l'Arabie & des observations de Mr. Forskal, 1780, par Carsten Niebuhr (1733-1815), explorateur et géographe allemand qui participa à une expédition scientifique danoise envoyée en 1761, par le roi Frederik V, en Égypte, Arabie et Syrie pour y examiner les monuments et antiquités de l'Orient.
Il fut l'élève de Tobias Mayer (1723-1762), un des plus grands astronomes du XVIIIe siècle.

(*) cf. la "Table" isiaque, à propos de laquelle Louis de Jaucourt écrit, dans la 1e édition de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert en 1766 : "Si l’on ne peut fixer l’antiquité de ce monument, on peut encore moins l’expliquer. J’ose ajouter que c’est une folie de l’entreprendre ; nous n’avons point la clé de l’écriture symbolique des Égyptiens, ni de celle des premiers temps, ni de celle des temps postérieurs. Cette écriture qui changea mille fois, variait le sens des choses à l’infini par la seule position du symbole, l’addition ou la suppression d’une pièce de la figure symbolique. Quand l’écriture épistolique prit le dessus par sa commodité, la symbolique se vit entièrement négligée. La difficulté de l’entendre, qui était très grande, lorsqu’on n’avait point d’autre écriture, augmenta bien autrement, quand on ne prit pas soin de l’étudier ; et cette difficulté même acheva d’en rendre l’étude extrêmement rare. Enfin les figures symboliques et hiéroglyphiques, qu’on trouvait sur les tables sacrées, sur les grands vases, sur les obélisques, sur les tombeaux, devinrent des énigmes inexplicables. Les prêtres et les savants d’Égypte ne savaient plus les lire ; et comment nous imaginerions-nous aujourd’hui en être capables ? ce serait le comble du ridicule."

Précautions à prendre avant d'entreprendre des fouilles en Égypte, par Carsten Niebuhr (XVIIIe s.)

obélisque d'Héliopolis, par les Frères Zangaki (fin XIXe - début XXe s.)

"Le peuple d'Égypte n'aime pas que les Européens fassent creuser parmi les ruines : il est persuadé que nous y cherchons des trésors. Quand je mesurai un bel obélisque, qui subsiste encore en entier à Mataré, les habitants de ce lieu s'arrêtèrent à une certaine distance, pour regarder attentivement mes opérations : ils s'imaginaient que, par un secret inconnu, je ferais sauter cette masse, pour m'emparer des richesses cachées sous sa base, dont ils prétendaient avoir leur part. Quand ils virent que mes opérations ne répondaient pas à leur attente, ils me laissèrent partir sans m'insulter. On pourrait éviter l'inconvénient de donner ombrage au peuple, en demandant la permission de fouiller au seigneur des lieux, où il se trouve des ruines, et en faisant exécuter ce travail par ses paysans.
Plusieurs voyageurs ont pris le soin de décrire les antiquités des villes de l'ancienne Égypte : plusieurs savants se sont occupés à disserter sur ces descriptions et à les comparer avec celles des auteurs grecs et latins, pour deviner à quelle ville avaient appartenu les monceaux de ruines qu'on voit actuellement. Ces recherches peuvent être curieuses ; mais vu leur incertitude, je n'ai point cru devoir entrer dans ces détails, ou répéter ce que d'autres ont dit avant moi."

extrait de Voyage de M. Niebuhr en Arabie et en d'autres pays de l'Orient : avec l'extrait de sa description de l'Arabie & des observations de Mr. Forskal, 1780, par Carsten Niebuhr (1733–1815), explorateur et géographe allemand, qui participa à une expédition scientifique danoise envoyée en 1761, par le roi Frederik V, en Égypte, Arabie et Syrie pour y examiner les monuments et antiquités de l'Orient.
Il fut l'élève de Tobias Mayer (1723-1762), un des plus grands astronomes du XVIIIe siècle.

Les conventions de l'architecture dans l'Égypte ancienne, par Léon Prat

photo Émile Béchard, 1870

"L'impression que l’on emporte de la visite de tous ces monuments (Thèbes) est que la principale préoccupation des princes qui les édifièrent était de rendre leur mémoire impérissable en faisant graver sur les murs des temples, leur histoire, leurs conquêtes, les travaux accomplis sous leur règne et aussi tous les procédés de l’art et de l’industrie employés à leur époque.
Dans leur pensée, ces édifices devaient être indestructibles et c’est de là qu'est sortie cette architecture, qui peut en raison de sa simplicité passer pour primitive, mais qui répond bien aux idées de ces grands constructeurs.
Ainsi, les temples sont bâtis avec d'énormes pierres et les murailles de même que les pylônes sont en plan incliné et plus larges à la base qu'au sommet ; la profusion de colonnes qui ornent les salles hypostyles sont d'une grosseur telle qu'elles occupent une grande partie de ces vastes salles. Enfin, jusqu'aux monstrueuses dalles de 7 à 8 mètres de longueur sur 75 centimètres d’épaisseur, qui vont d'une colonne à l’autre, formant à la fois le plafond à l'intérieur et le sol des terrasses qui couronnent les palais, tout dans ces constructions concourt à en assurer la solidité.
L'aspect extérieur des monuments est donc massif, et les murailles d'enceintes font plutôt penser aux murs d'un fort qu'à ceux d’un palais.
Ce plan, une fois adopté, ne doit plus varier et pendant plus de 6.000 ans, les architectes ne s'en écarteront pas, dans les grandes lignes ; tout au plus, pourront-ils changer la forme de quelques colonnes qui, primitivement carrées, deviendront rondes, et modifier les ornements des chapiteaux.
À l'intérieur du temple, l'architecture est grandiose, les murs et les colonnes sont sculptés de bas-reliefs, rehaussés de brillantes couleurs polychromes qui tempèrent l'aspect sévère de ces lieux.
Dans tous les bas-reliefs, les personnages, dieux, déesses ou rois, sont toujours vus de profil, les figures présentant le même type, celui de l'Égyptien aux traits réguliers, les yeux fendus en amande, et leur âge, leur rang ne sont indiqués que par des attributs spéciaux, tandis que leur taille est en raison de leur dignité.
Il y avait des conventions pour représenter les diverses races d'hommes connus des Égyptiens : les Asiatiques étaient peints en jaune, les Nègres en noir, les Égyptiens en brun rouge et les femmes en jaune.
La peinture de tous ces bas-reliefs était une simple application de couleur qui faisait ressortir les reliefs des sculptures, les tons étaient variés et le talent du peintre consistait à les harmoniser de son mieux.
De l'absence de mouvement et de la raideur des dessins, on a pu conclure que les artistes ne pouvaient faire mieux et qu'ils ne savaient pas donner la vie et le mouvement aux personnages qu'ils représentaient.
Cependant, est-il possible de croire que pendant plusieurs milliers d'années, l'art du sculpteur n'ait fait aucun progrès, alors que les innombrables figures qui ornent les murs des palais, sont pour la plupart d’une finesse et d'un dessin exquis.
Dans l'ancien empire d’ailleurs, les artistes représentaient les choses comme ils les voyaient et il existe des statues datant de 6.000 ans, qui sont admirables d'expression, tels le Scribe qui est au Musée du Louvre et plusieurs autres statues de bois ou de granit noir du Musée de Gizey (sic), au Caire, représentant des hommes marchant le plus naturellement du monde.
Enfin, il existe à Beni-Hassan des bas-reliefs qui nous montrent des bœufs et des oiseaux sculptés avec une perfection rare.
Ce n’est qu'au moyen empire que la convention remplaça le naturel dans les constructions officielles et depuis, même dans la plupart des temples bâtis par les Grecs et les Romains, on ne s'en écarta plus.
Mais si l'architecture officielle était conventionnelle, tout autre était celle des habitations des particuliers, des riches, aussi légère et élégante à l'extérieur que l'autre était lourde et imposante."

extrait de De Paris en Nubie - la vallée du Nil, 1897, par Léon Prat. Aucune information n'est à notre disposition sur cet auteur qui publie dans ces pages "les impressions notées au jour le jour, pendant les heures d'oisiveté imposées par une navigation de près de deux mois sur le Nil, jusqu'en Nubie".



jeudi 12 novembre 2020

Le Nil "est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux" (Antoine Morison, citant Diodore de Sicile)

photo de Gabriel Lékégian circa 1885

"Quelques auteurs appuyés du sentiment de saint Isidore voulant relever l'excellence du Nil par la noblesse de son origine, lui ont fait prendre sa source dans le Paradis terrestre, et ont cru que ce fleuve est le Geon ou Gyon, qui selon le témoignage de l'écriture, arrose toute l'Éthiopie. Quoique cette opinion ne soit pas sans fondement, étant certain que le Nil a sa source en Éthiopie, j'aime mieux tirer l'éloge de ce fleuve admirable de quelques autres avantages plus certains. Il est appelé le père des fleuves, parce qu'après un cours de sept à huit cent lieues, il se partage au dessous du Caire en plusieurs branches qui viennent envelopper et arroser la basse Égypte, avant que de mêler ses eaux avec celles de la Méditerranée.
Les Anciens autorisés du témoignage de Virgile, voulaient que ce fleuve se déchargeât dans la mer par sept embouchures. Ptolémée lui en a donné jusqu'à neuf, mais aujourd'hui à peine en trouve-t-on cinq, dont les deux principales sont celles de Rosette et de Damiette, que j'ai vues, soit que les autres branches soient rentrées dans les canaux voisins, soit qu'elles soient trop peu de choses pour être remarquées. On nomme communément aussi ce fleuve le Conservateur de l'Égypte, tant parce qu'en effet son débordement tempère l'air, qu'il ne serait pas sans cela possible de respirer, l’Égypte étant voisine de la zone torride, que parce qu'inondant les campagnes, il rend fécondes des terres, qui sans ce merveilleux secours seraient ingrates et stériles. Enfin Homère donne au Nil le nom de "Krisoros" qui signifie fleuve d'or, parce que ses rivages, particulièrement en Éthiopie, sont enrichis de mines d'or et d'argent. (...)
... après que le Nil a (...) longtemps serpenté dans le vaste royaume d'Éthiopie, il fait son entrée en Égypte avec un grand fracas, car y tombant de fort haut, il fait les secondes cataractes, mais quelque étourdissant que soit ce bruit, il est agréable aux Égyptiens, chez qui il porte l'abondance de toute forte de biens et de richesses.
Ce fleuve qui a la même largeur que le Rhône, peut en avoir aussi la rapidité, ce qui a fait dire à Diodore qu'il est entre les fleuves ce que l'aigle est entre les oiseaux, pour marquer non seulement sa noblesse et son excellence, mais encore la vitesse de son cours. Outre les villes et les villages qui sont l'ornement de ses rivages, les arbres de toutes espèces, et les cannes de sucre en augmentent encore la beauté. (...)
Quand le Nil est débordé, les campagnes sont inondées, et toute l'Égypte est devenue une mer qui enveloppe les villes, les villages et les arbres. Omnia pontus erat. Alors le premier étage des maisons qui ne sont pas bâties sur des éminences, est inutile, et l'on ne peut aller d'un lieu à un autre que par bateau, ce qui fournit un spectacle tout à fait charmant. Depuis septembre jusqu'en octobre le Nil décroit, l'eau pénètre, abreuve et engraisse la terre, et y laisse (surtout dans la basse Égypte) un limon si gras qu'on est contraint de le mêler de sable, pour faciliter la production par ce mélange nécessaire après le décroissement du fleuve. Les eaux étant donc retirées on laboure la terre encore molle avec une charrue sans roues. Comme cette charrue ne fait (pour ainsi dire) qu'effleurer la surface de la terre, un seul homme suffit pour tenir le soc et chasser le cheval ou le boeuf qui ne fait aucun effort, et obéit sans résistance, pour peu qu'il soit stylé et accoutumé à ce travail peu pénible. La terre étant ainsi disposée, le laboureur sème son froment qui en deux mois de temps ou environ pourrit, germe, fleurit, mûrit et se coupe. 
Les anciens Égyptiens qui étaient laborieux, faisaient sur un même fond deux récoltes de blé dont l'abondance était si prodigieuse en Égypte qu'elle en fournissait les Romains, qui pour cela l'appelaient le grenier de l'empire ; à présent les Turcs qui habitent l'Égypte sont si fainéants qu'ils se contentent d'une seule moisson de froment, qui non seulement suffit pour nourrir toute l'Égypte, mais qui en fait encore un riche commerce du surplus avec les pays voisins. Après la moisson du froment on sème l’orge dans le même fond, ensuite le riz, par après les melons, les concombres, les choux, les oignons et autres légumes, en sorte que les terres ne reposent jamais, que lorsque les chaleurs excessives viennent étouffer en elles le principe de la génération en les desséchant. À l'égard des pâturages, ils sont si gras en Égypte, que les brebis portent deux fois l’an, et font plusieurs agneaux d'une seule portée. On attribue cette fécondité des animaux aux eaux du Nil, et certains auteurs leur ont aussi rapporté l'extraordinaire multiplication du peuple hébreu dans le temps de sa servitude en Égypte.
Quoiqu'il soit aisé de connaître de combien de richesses l’Égypte est redevable au Nil qui est la source de tous ses biens, il n'est pas également facile de comprendre de quelle manière il fait couler sur elle ses trésors avec ses eaux, par ce débordement merveilleux dont le secret n'est guère moins difficile à développer que celui du flux de la mer. Plusieurs auteurs en ont parlé avec esprit, mais nul n'en a encore découvert le mystère. Les anciens Égyptiens abimés dans les ténèbres de la gentilité, l'attribuaient à leur dieu Serapis et lui offraient dans son temple des sacrifices en actions de grâces pour un si grand bienfait, mais consultons ceux qui ont fait agir les lumières de la raison pour connaître de quels moyens la divine providence le sert pour dédommager l'Égypte du manquement de pluies par cette surprenante inondation qui lui est si utile. (...)
Ce qu'on peut (...) avancer de plus probable sur ce sujet qui sera toujours obscur, est que comme il est très certain qu'il pleut en Éthiopie depuis le mois d'avril jusqu'au mois de septembre, à commencer dès les sept heures du matin jusqu'au soleil couché sans discontinuation, cette abondance incroyable des eaux qui s'assemblent au pied des montagnes, venant ensuite à dégorger et à passer de ces réservoirs dans le Nil, dont la source est voisine, et à se joindre à plusieurs rivières qui en sont grossies et qui se jettent dans ce fleuve, lui font ainsi franchir ses rivages, et lui causent ce débordement qui fatigue l'esprit des étrangers, tandis que les Égyptiens qui se soucient peu d'en connaître la cause, sont ravis d'en ressentir les avantageux effets."


Extrait de Relation historique d’un voyage nouvellement fait au mont de Sinaï et à Jérusalem (1704), par Antoine Morison (16...- 17...), p
rêtre au diocèse de Toul (Meurthe-et-Moselle), puis chanoine de l'Église St. Pierre de Bar-le-Duc, chevalier du Saint-Sépulcre. 
Pour la commodité de la lecture, l'orthographe a été rétablie dans sa forme contemporaine.

samedi 7 novembre 2020

"Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent !" (Henry Cammas)

Prosper-Georges-Antoine Marilhat
Vue de la Place de L'Esbekieh et du Quartier Copte, au Caire, 1833

"Quiconque redoute le froid, le brouillard, les pluies fines de nos climats si mal à propos nommés tempérés, fera bien de partir avec les hirondelles et d'éviter au Caire ces tristes mois qui séparent l'été du printemps : Novembre aux cheveux rouillés ; Décembre à demi vêtu, blanc de givre ; Janvier nu, violet sous la bise et soufflant dans ses doigts engourdis ; le pâle Février ; enfin, Mars capricieux, toujours en pleurs comme un enfant malade ! Au Caire, le frileux trouvera le soleil épanoui dans un ciel pur, et sur terre des jardins toujours verdoyants, chargés de fruits et de fleurs à la fois, des champs de rosiers plus touffus que les églantiers de nos haies ; les mimosas aux feuillages délicats ; les grenadiers éclatants et les lauriers-roses qui ombrageaient le bain de Léda aux bords de l'Eurotas. Au Caire, la glace et la neige n'ont d'accès que transformées en sorbets délicieux ; le feu n'y paraît qu'en illuminations joyeuses. L'hiver, déguisé en printemps, n'y garde que son nom.
Au souvenir de la vie du Caire, que de regrets, que de désirs m'assiègent ! Quand vous reverrai-je, ombrages de l'Esbékieh, riches bazars du Mousky, mosquées hardies ? Et ses environs charmants, Choubrah, les tombeaux des califes, perpétuelles occasions de promenades à cheval et en voiture ! Tous les matins, avant que les ombres se fussent repliées au pied des maisons et des arbres, je m'en allais dans les jardins, ne pensant qu'à la brise, aux parfums, au plaisir de vivre. Chemin faisant je remplissais mes poches de boutons de roses ; c'était une friandise pour mes singes. (...). 
Les plaisirs du monde ne manquent pas au Caire. Outre les réunions qui se forment aisément dans les cafés de l'Esbékieh, outre les bals masqués de l'hôtel Schaepper, des salons qui lutteraient de goût et de luxe avec les meilleures maisons de Paris offrent aux Européens les distractions du jeu ou de la danse, et même le charme des conversations intimes. (...)
Je me plais à rappeler les excellentes relations que je compte retrouver au Caire, comme des exemples de l'hospitalité promise en Égypte à tous les étrangers. La position la plus haute, l'éclat de la richesse et des titres, n'assurent pas une réception meilleure qu'une fortune modeste et une éducation soignée.
La vie est facile au Caire ; un séjour de deux ans et demi m'a fait voir  qu'une aisance restreinte peut procurer en Égypte une existence vraiment large et entourée de jouissances. Toutefois, il est certaines habitudes parisiennes auxquelles il faut renoncer ; les objets d'importation se maintiennent à des prix élevés, et les loyers sont chers dans certaines rues et dans certains quartiers.
Mais si l'on accepte le bien-être relatif du pays, si l'on n'achète que les produits indigènes, et qu'on se décide à demeurer dans une maison arabe, l'avantage du bon marché se joindra aux agréments d'une vie nouvelle. La cuisine arabe n'est-elle pas pleine de surprises ? et pourquoi ne pas s'en contenter ? Le vice-roi n'en mange pas d'autre. Du reste, on peut la perfectionner, la plier, par exemple, à l'usage de la vaisselle et des fourchettes. Les rues étroites et pleines d'ombre, les vieilles maisons, initient le voyageur au mystère des mœurs indigènes et n'est-ce pas là ce qu'il vient étudier ? Quitterait-il Paris pour le chercher au Caire ? ll est doux de s'enfoncer et de se perdre dans la ville la plus prestigieuse de l'Orient.
Tel était du moins l'avis de Gérard de Nerval, un rêveur ennemi de la banalité. Il a voulu vivre autrement qu'il n'avait fait ; et d'abord déguisé, puis transformé en homme oriental, car les habitudes extérieures influent rapidement sur la personne intime, il est entré dans les mosquées avec un coeur musulman (...).
Veut-on un guide moins aventureux ? Dans ses Nuits du Caire, M. Charles Didier a paré d'aimables fictions et d'ingénieux récits un tableau très réel et très complet.
D'autres encore peuvent servir de guides dans les rues tortueuses de la ville arabe, ou dans les riches promenades de la ville franque. Quant à nous, pour ne pas répéter on résumer froidement tout ce qui a été dit du Caire, nous nous bornerons au récit de quelques impressions personnelles ; qu'on ne cherche pas ici un itinéraire."


extrait de La vallée du Nil : impressions et photographies, 1862, Henry Cammas (1813-1888), photographe amateur, correspondant de l'Institut d'Égypte, et André Lefèvre (1834-1904), archiviste paléographe, historien et anthropologue, homme de lettres, titulaire de la chaire d'ethnographie linguistique à l'École d'anthropologie de Paris

mercredi 4 novembre 2020

La "simplicité de l'architecture égyptienne", par Ernest Breton

photo MC

"Ce n'est que dans les monuments de l'antique Égypte que nous pouvons puiser les premiers éléments de l'histoire de l'architecture. Le manque de bois força les Égyptiens à chercher un refuge dans les grottes, et lorsque la nature ne leur en présenta pas de toutes faites, ou ne leur en offrit que de trop petites, ils durent en creuser de nouvelles, ou agrandir celles déjà existantes. Ce travail les habitua nécessairement à la taille de la pierre, si abondante dans leur pays ; aussi bientôt , lorsque les grottes leur parurent insuffisantes au culte de leurs divinités, ils commencèrent à élever des constructions en avant de ces demeures souterraines. Tels sont en effet les plus anciens monuments de l'Égypte. 
Dans un pays sans pluie, le besoin de toits inclinés ne se faisant point sentir, lorsque plus tard les Égyptiens abandonnèrent les souterrains pour les constructions isolées, ils ne cherchèrent point à inventer d'autres toits que ceux dont les grottes naturelles leur avaient indiqué la forme. Il en résulte que l'absence de voûtes ou de toits est un des caractères distinctifs de l'architecture grecque. 
La construction des plafonds égyptiens, composés de pierres d'une grande largeur, posées à plat, explique la multiplicité des colonnes que l'on dut rapprocher, faute de trouver des blocs d’une assez grande superficie. Les colonnes égyptiennes étaient ou rondes, ou polygonales à quatre ou six côtés. Quant aux chapiteaux, ils sont variés à l'infini ; mais ils peuvent tous être rapportés aux trois principales formes, quadrangulaire, évasée et bombée. La forme évasée est évidemment le type primitif du chapiteau corinthien.
De la nature plate des grottes dérive la simplicité de l'architecture égyptienne, comme des charpentes multipliées de la cabane est née la richesse de l'architecture grecque. Plusieurs causes contribuèrent à perpétuer cette simplicité primitive. Quel progrès pouvait-on attendre d'une société dont la principale constitution, forçant chacun à exercer l'état de son père, étouffait ainsi l'émulation si nécessaire aux arts, en ne laissant à personne l'espoir de sortir de la sphère où le hasard l'avait place ? En outre, tout ce qui touchait à la religion étant regardé comme inaltérable, toute innovation eût été sacrilège ; et comme la religion fut toujours le premier mobile du développement des arts, on doit comprendre quelle dut être la fatale influence d'une religion stationnaire comme celle de l'Égypte. 
L'imagination des architectes, ne pouvant trouver à s'épancher dans l'ornementation des édifices, chercha à leur donner un autre genre de beauté. Ils songèrent plutôt à étonner qu'à plaire ; et n'ayant idée d'aucune autre grandeur que de la grandeur matérielle, le grandiose ne fut pour eux que dans le colossal. La forme de leurs constructions étant extrêmement simple, ils n'eurent à procéder qu'à l'équarrissement des pierres, et leur plus grand mérite fut dans la précision et la justesse de la pose et des joints. 
Ce qui étonne le plus dans cette architecture, c'est la difficulté qu'ont dû présenter le transport et l'élévation de masses aussi considérables ; mais du temps, de la patience et beaucoup de bras à employer avec une grande économie, voilà ce qui explique toutes ces entreprises et les moyens de leur exécution. La principale décoration des monuments égyptiens consiste dans l'application de la sculpture et de la peinture à la reproduction des hiéroglyphes qui, aujourd'hui encore, leur impriment un cachet si bizarre, si particulier.
La simplicité de l'architecture égyptienne, l'usage de la sculpture en creux, la dureté des matériaux, la sécheresse du climat, et surtout l'état d'abandon où restèrent ces monuments, loin de toutes grandes villes, de tout gouvernement actif et puissant, expliquent l'étonnant état de conservation des nombreux édifices que nous allons passer en revue. Il n'a fallu rien moins que le voisinage d'une ville aussi peuplée que le Caire pour faire disparaître les dernières traces de Memphis."

extrait de Monuments de tous les peuples : décrits et dessinés d'après les documents les plus modernes, 1843, par Ernest Breton (1812-1875), artiste et archéologue français