jeudi 24 mars 2022

L'architecture égyptienne "posséda les éléments principaux qui entrèrent depuis dans l'architecture de toutes les nations civilisées" (Gazette du bâtiment - XIXe s.)

Philae (Moh. Hakem - Wikipedia)

"Le caractère de cette architecture primitive, que nous ne pouvons réellement apprécier que dans les monuments des Égyptiens, était une solidité à toute épreuve, une grandeur gigantesque, une sévérité de magnificence dont ce peuple trouva le prototype dans les excavations et dans les montagnes que la nature avait placées autour de lui. Les monuments de l'Égypte remplissaient de tout point leur objet ; ils satisfaisaient à l'exigence du système religieux ; leur forme était le résultat de l'emploi de la pierre et du granit ; leur couverture en terrasse offrait l'aspect caractéristique des constructions propres à un climat sans pluie ; enfin, la sculpture historique et symbolique appliquée, non comme un ornement arbitraire, mais comme un emblème significatif et moral.
L'architecture égyptienne étant éminemment rationnelle, son influence dut être grande sur la marche et sur l'histoire de l'art ; elle le fut, en effet : la première, elle posséda les éléments principaux qui entrèrent depuis dans l'architecture de toutes les nations civilisées.
Elle eut des colonnes soumises à de certaines proportions : son entablement est le plus complet possible pour un entablement en pierre ; on y trouve les caissons les plus naturellement disposés selon le système de sa construction, elle admit enfin la décoration la plus monumentale que l'homme pût inventer. Faite pour produire l'étonnement et l'admiration, c'est-à-dire pour frapper par le grandiose, elle obtint à l'aide de cette qualité, dominante dans l'art égyptien, sa plus haute perfection. Si elle s'en tint là, si elle ne rechercha pas la beauté qui plait et qui charme, telle que l'offre l'architecture grecque dans sa progression continuelle, en revanche elle ne présente pas de décadence comme celle-ci, il semble être, en effet, dans la destinée de l'art de s'arrêter à un certain degré sans rien perdre, ou de décroître par sa tendance même vers un mieux qui n'est pas en son pouvoir ; mystérieuse alternative où le génie de l'homme est, en quelque sorte, renfermé par la nature, comme entre des limites infranchissables."


extrait de la Gazette du bâtiment : journal hebdomadaire, industriel, artistique, littéraire, Paris, 21 janvier 1847

vendredi 18 mars 2022

La "place à part" de l'Égypte ancienne dans l'histoire de l'art, selon Charles-Pendrell Waddington (XIXe-XXe s.)

Salle hypostyle de Karnak
gravure extraite de L'Égypte, par Georg Moritz Ebers, 1837-1898


"L'Égypte a été de très bonne heure en possession d'une civilisation florissante, l'une des premières, la première peut-être qu'ait connue l'humanité. C'était l'opinion de ceux-là mêmes qu'on a longtemps appelés les anciens, et qui s'inclinaient avec respect devant les monuments grandioses et les traditions trente ou quarante fois séculaires du pays des Pharaons. Ils se faisaient initier à ses mystères, ou vénéraient de loin et sur parole les enseignements des prêtres de Thèbes et de Memphis.
La sagesse des Égyptiens était surtout renommée en Grèce ; mais les écrivains grecs et romains n'en ont parlé qu'en termes 
vagues ; Platon et Plutarque, par exemple, qui en font l'éloge, ne disent pas clairement en quoi elle consistait, et les témoignages de leurs successeurs ne sont pas plus instructifs. Les Pères de l'Église et les docteurs chrétiens en général méprisent fort les superstitions de l'Égypte ; mais il ne s'agit peut-être que de leurs contemporains, non de l'Égypte ancienne. La critique moderne, d'abord réduite à ces témoignages et à ces appréciations contradictoires, était encore, il y a moins d'un siècle, hors d'état de se prononcer en connaissance de cause. Aujourd'hui il en est autrement : les travaux de Champollion et de ses continuateurs ont mis devant elle, au lieu d'allégations sans preuves ou d'allusions souvent obscures d'écrivains étrangers, des informations directes et précises, puisées aux sources égyptiennes. La vieille Égypte est pour ainsi dire ressuscitée ; ses tombeaux et ses morts ont parlé ; ses mystérieux hiéroglyphes ont livré leur sens secret ; nous possédons enfin des textes nombreux sur lesquels la philologie semble avoir achevé son œuvre d'interprétation. Les fouilles continuent ; l'enquête sur ce passé lointain se poursuit, et, depuis une trentaine d'années, les découvertes se sont si rapidement succédé que les documents originaux publiés en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs, offrent une très riche matière aux historiens, aux savants, aux archéologues. Une lumière aussi vive qu'inattendue a éclairé la vie et les œuvres d'un peuple actif et industrieux, sur lequel peu à peu s'était fait le silence.
Les résultats obtenus ont de quoi étonner les plus indifférents.
C'est d'abord l'histoire qui s'est enrichie de documents nouveaux, de textes officiels, de dates, de chiffres, de faits précis. 
Il est intéressant à coup sûr de voir Hérodote rectifié par des hiéroglyphes qu'il a pu voir sans les comprendre. L'histoire réelle des Égyptiens se fait maintenant avec leurs propres témoignages exhumés de leurs sépultures car, ainsi qu'on l'a dit avec raison, "la lecture des papyrus est sortie désormais des ambiguïtés et des tâtonnements de la première heure". (...)
À ces divisions de l'histoire politique de l'Égypte correspondent des divisions analogues dans le développement de l'art égyptien, ainsi que l'a démontré M. Georges Perrot dans son bel ouvrage sur l'Histoire de l'art dans l'antiquité. Les pyramides et les sphinx sont depuis bien longtemps choses proverbiales dans le monde entier.
L'architecture et la sculpture des Égyptiens n'étaient donc pas ignorées avant notre siècle ; mais on les connaît aujourd'hui beaucoup mieux après les fouilles qui ont permis d'en observer les principales phases, en mettant au jour, avec une foule de monuments dont on ne soupçonnait pas l'existence, les noms et la date relative d'un grand nombre d'artistes. Si la peinture en Égypte ne nous a pas été révélée par des œuvres aussi originales que l'architecture et la sculpture, ce n'est pas que la science des couleurs lui fît défaut ; c'est parce que, toujours subordonnée aux deux autres arts, elle borna son ambition à compléter le travail des statuaires, à orner les bas-reliefs des hypogées royaux et à décorer magnifiquement les murailles des temples.
Les Égyptiens n'ignoraient pas non plus la musique ils la tenaient d'Osiris et de Toth ou Hermès, suivant les Grecs. Un jeune égyptologue, qui est en même temps un habile musicien, M. Victor Loret, a réuni de curieuses informations sur leurs talents et leurs connaissances en ce genre. Il a trouvé dans leurs tombeaux des spécimens des instruments dont ils se servaient pour leurs concerts et leurs danses ; ils en avaient beaucoup et de toutes les espèces instruments à vent (trompettes, cornets et flûtes), instruments à cordes (harpes, trigones, lyres et cithares), instruments à percussion (tambours, cymbales, sistres, crotales, tambours de basque).
Le même auteur s'est amusé à retracer tous les détails de la toilette et les délicatesses de la vie aristocratique en Égypte, et 
l'on sait combien y contribuaient les arts de luxe, la céramique, le travail du bois, l'orfèvrerie, la joaillerie.
En résumé, on a pu de nos jours faire l'histoire de l'art égyptien sous toutes ses formes, en étudier les changements, et, au lieu de l'uniformité et de la monotonie que tout le monde lui attribuait, on a pu y constater une diversité, une variété, une liberté dont jusqu'alors on ne se doutait pas. On sait maintenant combien la race égyptienne était richement douée, et avec quelle spontanéité, avant l'âge historique des autres nations, elle fit son évolution plastique et cultiva les arts auxquels elle dut en grande partie sa brillante civilisation. La grandeur, la noblesse et l'originalité de son architecture, les mérites éminents de ses sculpteurs et de ses peintres, la fécondité prodigieuse de ses artisans, l'élégance et le goût raffiné dont ils ont fait preuve assurent une place à part dans l'histoire de l'art "au premier peuple qui en ait eu vraiment le goût et le sens", et qui, sans avoir rien reçu du dehors, a exercé une très notable influence dans le monde ancien. Mais, comme on l'a remarqué justement, "c'est l'architecture religieuse, c'est le temple qui donne la plus haute et la meilleure idée du génie de l'Égypte".


extrait de La philosophie ancienne et la critique historique, 1904, par 
Charles-Pendrell Waddington (1819-1914), ancien élève de l'École normale, docteur ès lettres, professeur d'histoire de la philosophie ancienne à la faculté des lettres de Paris, membre de l'Académie des sciences morales et politiques.

dimanche 13 mars 2022

Un cérémonial d'embaumement dans l'Égypte ancienne, par Pierre-Sylvain Maréchal (XVIIIe s.), prêtant sa plume à Pythagore de Samos (VIe siècle av. J.-C.)

A Mummy factory
The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Picture Collection
The New York Public Library

"Pythagore. Fils de Gaphiphe ! que dis-tu ? Je me proposais de te demander l'hospitalité que tu m'offres. Je la préfère à celle d'Amasis. Je voulais encore te prier d'être mon guide.
Ce bon jeune homme me répondit, en me serrant dans ses bras, et me conduisit dans les foyers paternels. Une branche de sycomore dressée contre la porte nous annonça qu'il s'y passait quelque sinistre événement. Son père, sa soeur et son frère entouraient le lit de douleur où la mère de famille semblait n'attendre, pour expirer, que l'instant de voir encore une fois son fils premier-né et de lui dire le dernier adieu. Le sacrifice qu'on avait fait aux trente-six cnats (décans), génies qui président aux trente-six parties du corps humain, n'avait apporté aucun soulagement. 
La scène fut courte, mais déchirante, et ma présence de quelqu'utilitė. Je partageai la douleur commune. Une larme d'un étranger est un baume consolateur pour une famille au désespoir. Je ne quittai pas mon guide d'un seul instant. Il avait besoin d'épancher l'amertume du sentiment qu'il éprouvait ; heureusement nous étions fatigués de nos dernières courses. Je l'invitai à se jeter sur sa couche, et pour l'y déterminer, je la partageai avec lui. Un rézeau est tendu autour, contre l'importunité des moucherons.
Il exigea de moi, à son tour, que je l'aidasse à gouverner sa maison dans ces premiers moments. Le surlendemain au soir, on alla avertir les embaumeurs : une loi assez nouvelle portée contre l'incontinence de ces hommes exige la révolution de trois journées entre l'heure du trépas et celle de la sépulture. Ils vinrent le matin suivant, et demandèrent auquel des trois prix fixés pour leur ministère on voulait s'arrêter. On se dėtermina pour le prix moyen. Ils se mirent aussitôt à l'œuvre, en face du soleil : je fus témoin de leurs operations. Mon jeune guide m'en ayant prié, afin de leur en imposer par ma présence : souvent ils négligent leurs fonctions, quand on ne les surveille pas. 
Ils étaient trois ; ils ne furent bientôt plus que deux ; celui d'entre eux chargé d'ouvrir le corps par une incision au côté gauche du cadavre, avec une pierre d'Éthiopie, fuit et disparaît pour éviter les malédictions qu'on est dans l'usage de prononcer contre lui ; les Égyptiens pensant mal d'un homme qui peut, de sang-froid et par métier, déchirer le corps de son semblable, même après son trépas. À l'aide de divers instruments, on enleva de l'intérieur du cadavre tout ce qui présente un aliment à la putréfaction, excepté le cœur et les reins qui furent lavés dans du vin de Palme. On y injecta à la place, à l'aide d'un chalumeau, de la résine de cèdre ; puis on le déposa, dans le natron (sel alkali fixe) pour y rester comme enseveli, l'espace de deux mois ; pendant ce temps, la famille vêtue de deuil se montre dans les différents quartiers de la ville, pour recevoir les consolations accoutumées. J'accompagnai mon jeune guide en tous lieux.
Quant aux entrailles, voici ce qu'elles devinrent ; on les renferma dans un vase consacré à cet usage ; puis j'entendis sortir de la bouche de l'embaumeur, la prière suivante faite au nom du défunt : "Ô soleil ! notre Dieu ! toi qui donnes la vie aux hommes, reprends-moi. T'ant que j'ai vécu, j'ai honoré ceux qui ont engendré mon corps. Je n'ai tué aucun homme ; je n'ai point violé de dépôt. Si quelquefois j'ai bu ou mangé des choses défendues par la loi, la faute en est à ce qui est renfermé dans ce vase."
Et le vase, tandis que l'on proférait les dernières paroles de la prière, fut jeté dans le Nil.
Au bout de soixante jours, les embaumeurs revinrent pour dessécher les chairs avec du nitre, jusqu'a ce qu'il ne restât plus du cadavre que la charpente osseuse recouverte de la peau seulement. Ils enveloppèrent le corps de la tête aux pieds avec des bandelettes de toile enduites de komi (c'est une gomme d'Arabie ) en observant de lui croiser les bras, les mains tournées vers le visage.On apporta un coffre de bois de figuier d'Égypte (espèce de sycomore) et de forme humaine, pour y renfermer ce triste et cher dépôt. Les Égyptiens appellent le cercueil dardarot ou maison éternelle, et la mort muth. Mon jeune guide peignit lui-même dessus plusieurs figures hiéroglyphiques dont je lui demandai l'explication : hélas ! me dit-il ; tu vois un coq étendre ses ailes sur trois petits poussins dont un n'est encore qu'à moitié sorti de sa coquille. Une poule est couchée sur le côté, à l'écart et toute nue ; il ne lui reste plus une seule plume sur tout le corps : naïve image de ma famille infortunée ! Ma pauvre mère est cette poule jadis féconde et bienfaisante. À présent ses enfants sont obligés d'aller se réfugier sous l'aile de leur triste père. J'ai peint ce tableau de famille, monument éternel de ma douleur, avec de l'émail pulvérisé.
Il m'ajouta : "Nous ne sommes point d'avis de porter le corps de notre mère dans les catacombes publiques, hors de la ville. Mon père consent à le garder avec nous, sous le même toit. Nous allons dresser ce cercueil contre les parois de l'appartement le plus honorable de la maison. Nous ne cesserons d'être sous les yeux de notre mère ; elle présidera toujours à ce qui se fera ici et chacun de nos repas sera terminé par une libation en son honneur."
Des voyageurs envieux ont indignement travesti cet usage. Ils racontent que les Égyptiens, pour égayer leurs banquets, placent au bout de leur table l'anatomie sèche d'un homme, afin que le spectacle de leur anéantissement les porte à user des plaisirs du moment, sans en remettre la partie au lendemain. 
Les derniers devoirs rendus à la mère de Gaphiphe furent terminés par un banquet. On en dressa la table, selon l'usage, hors de la maison, devant la porte. C'est dans ces occasions qu'on aime à étaler les ustensiles domestiques, indices de l'aisance et de l'ordre qui règnent dans l'intérieur des familles. Les cyathes, les coupes, les vases à large panse sont d'airain. On appelle ces derniers éthanion. Je remarquai d'autres vases recouverts d'un enduit de couleur qui imite parfaitement celle de l'argent. Vingt siècles pourront à peine en altérer la nuance. J'en vis qui ressemblaient pour la forme aux lagynes de Samos.
On termina le repas funèbre par cette prière accoutumée : "Soleil ! et vous tous, Astres sans nombre, d'où la vie de l'homme découle, reprenez celle qui animait ce corps."
Puis vint le cérémonial d'une grande coupe d'absinthe, qui passa successivement sur les lèvres de tous les convives."


extrait de Voyages de Pythagore en Egypte, dans la Chaldée, dans l'Inde, en Crète, à Sparte, en Sicile, à Rome, à Carthage et dans les Gaules ; suivis de ses lois politiques et morales - Volume 1, 1798, par Pierre-Sylvain Marécha
l (1750-1803), écrivain, avocat, poète, pamphlétaire, militant politique français, qui présente son récit en ces termes : "Le personnage de l'antiquité, sur lequel les chronologistes s'accordent le moins, est Pythagore. J'en ai profité, pour rapprocher certains événements ; et la longévité de mon héros semblait s'y prêter. Cependant, je n'ai rien pris sur moi, m'étant prescrit la règle de ne point faire un pas, sans avoir mes garants ; ce qui nécessite des citations assez fréquentes, au bas des pages, et une nomenclature justificative, à la fin du cinquième volume."

vendredi 11 mars 2022

"Ce beau pays qui s'appelle l'Égypte" à l'Exposition Universelle de Paris (1867), par Alfred-Nicolas Normand

Le pavillon égyptien, à l'Exposition Universelle de 1867

"L'importance exceptionnelle des constructions que l'Égypte avait fait élever dans le parc du Champ-de-Mars, le goût qui avait présidé à leur agencement, les richesses artistiques ou archéologiques qu'elles renfermaient, assuraient sans contredit à cette nation l'un des rangs les plus distingués et la première place parmi les nations orientales.
Six mille mètres carrés lui avaient été concédés par la Commission impériale, et elle offrait, ainsi que le fait si judicieusement remarquer M. Ch. Edmond, commissaire général de l'Exposition vice-royale, dans son livre sur l'Égypte : «aux yeux éblouis du monde entier, en miniature - et comme condensée en un si petit espace, toute l'Égypte, brillante, splendide, révélant les grandeurs de son passé, les riches promesses de son présent, et laissant à l'opinion publique elle même le soin d'en tirer des conclusions pour l'avenir.»
Élevées sous la direction de M. Drevet, architecte à Paris, ces constructions comprenaient quatre édifices : un temple, un Selamlik, un Okel, une écurie à chameaux. Placés à peu de distance l'un de l'autre, ils résumaient en quelque sorte toute la vie orientale et nous initiaient aux diverses phases de cette architecture si grandiose dans sa période ancienne, si charmante, si pleine de grâce et de bon goût dans sa seconde période, celle de la domination arabe, dont l'Égypte possède encore des restes nombreux si variés et si beaux.
Rien au monde n'est plus propre à produire une impression grandiose que la vue des anciens monuments de l'Égypte. L'immensité des proportions générales, la justesse d'échelle des détails rehaussés d'une riche et harmonieuse coloration, le site, l'atmosphère qui les environne, la puissance des ruines encore existantes, tout enfin produit sur les sens une impression unique, que les monuments de la Grèce, avec leur admirable pureté, sont seuls capables de contrebalancer. 
Champollion, dont la science et le nom sont inséparables des monuments de l'Égypte antique, avait coutume de dire, lorsqu'il visitait les ruines de Thèbes, que les Égyptiens concevaient en hommes de cent pieds de haut, et que l'imagination, qui en Europe s'élance bien au-dessus de nos portiques, s'arrête et tombe impuissante aux pieds des 140 colonnes de la grande salle hypostyle de Karnak. 
Et cependant ces anciens monuments n'apparaissent au voyageur heureux, auquel le temps et la fortune en permettent la visite, qu'à l'état de ruines, brisés, bouleversés par l'action des siècles, plus encore par le génie destructeur des hommes. Ce n'est qu'après de longues recherches, des efforts soutenus, qu'il peut arriver à les reconstituer par la pensée dans toute la splendeur de leur état primitif.
Pour nous, pour tous ceux qui n'ont pas eu cette bonne fortune, et ils sont nombreux, le temple élevé au Champ-de-Mars, bien que ne reproduisant servilement aucune disposition existante, nous donnait cependant une idée très rapprochée et aussi fidèle que possible de l'effet que devaient produire ces monuments lorsqu'ils venaient d'être achevés. (...)
Quelle que soit la valeur des critiques de détail qu'ont cru devoir faire quelques archéologues sur ce temple, il est incontestable qu'au point de vue de son ensemble, avec sa porte monumentale donnant accès à une double rangée de sphinx conduisant au sanctuaire, qu'avec son exécution faite sur des données précises, avec des photographies et des moulages nombreux, il était une des réussites et l'un des attraits les plus puissants du parc du Champ-de-Mars, une bonne fortune pour les artistes si nombreux qui n'ont pu visiter ce beau pays qui s'appelle l'Égypte, et qu'ils doivent avoir un sentiment de reconnaissance pour le vice-roi dont l'esprit si élevé n'a point reculé devant les dépenses considérables que nécessitait l'exécution de ce monument."

extrait de L'architecture des nations étrangères : étude sur les principales constructions du parc à l'Exposition universelle de Paris (1867), par Alfred-Nicolas Normand (1822-1909), architecte et photographe français

mardi 8 mars 2022

Aux yeux des sculpteurs de l'ancienne Égypte, "l'élégance était secondaire ; ce qu'ils voulaient avant tout c'était la durée" (auteur anonyme - XIXe s.)


le temple de Latopolis, 
par Antoine Alexandre Joseph Cardon (1739 - 1822)

"Il est impossible de comprendre le caractère des monuments des Égyptiens, si l'on ignore entièrement l'histoire des mœurs et des institutions de ce peuple, où tout semble avoir commencé. (...)
Ce qui caractérise les constructions égyptiennes, c'est la grandeur, comme l'élégance et l'harmonie des proportions distinguent l'architecture grecque ; toutefois les Égyptiens n'étaient point insensibles à la beauté de l'ensemble et à la perfection des détails ; les ruines de l'ancienne Latopolis attestent suffisamment le goût et la science de leurs sculpteurs, mais à leurs yeux l'élégance était secondaire ; ce qu'ils voulaient avant tout c'était la durée, et ces masses énormes qui ont vu la ruine de leur puissance et de leurs institutions, témoignent assez qu'ils ont atteint le but qu'ils s'étaient proposé.
Mais quel motif pouvait inspirer à des hommes le désir de perpétuer ainsi leurs monuments ? Était-ce l'amour de la gloire ? On serait tenté de le supposer si ce sentiment inquiet ne paraissait peu compatible avec la stabilité des lois et des mœurs égyptiennes.
Nous croyons plutôt que tous ces prodiges sont nés de la nécessité. La fécondité du sol attachait puissamment les Égyptiens à la patrie ; mais il fallait pour conquérir ces riches moissons, lutter contre les envahissements périodiques du fleuve, et du côté du désert arrêter les flots de sable que le vent d'Afrique lançait sur les coteaux cultivés. L'obstacle devait être proportionné à la puissance de l'attaque ; les lacs destinés à recevoir le trop plein du Nil furent immenses, les digues s'élevèrent massives, et les monuments reçurent un caractère colossal. La récurrence des inondations rendit les Égyptiens calculateurs et géomètres : ils durent faire des progrès rapides en navigation et en astronomie ; et l'influence des sciences exactes, en passant dans les études philosophiques, imprima à leurs lois et à leurs institutions un caractère d'ordre et de fixité que les étrangers admiraient, et que les sages de tous les pays ont appelé la sagesse des Égyptiens. 
Les idées religieuses liaient fortement les institutions, et les prêtres exerçaient la double influence du sacerdoce et de la parole enseignante. Le peuple ne cherchait pas à pénétrer les mystères que renfermait l'enceinte des temples. Il était laborieux et simple : les professions héréditaires, l'oisiveté punie par les lois, le respect des tombeaux qui perpétuait le souvenir des vertus ; telles sont les bases sur lesquelles les législateurs établirent la longue prospérité de l'Égypte.
Pour frapper avec plus de force l'imagination du peuple, ils avaient symbolisé tous les grands phénomènes de la nature. C'est ainsi que le combat allégorique d'Osiris contre Typhon représente la lutte de l'agriculture contre la mer ou l'envahissement des sables. Le bœuf Apis était la personnification du labourage. La terre baignée par les eaux et fécondée par le soleil, l'influence des saisons correspondant avec les aspects des constellations, la germination du grain, tout s'expliquait par des représentations symboliques. Ils semblent avoir compris l'unité de la Divinité ; mais ce culte épuré était sans doute le dernier degré des initiations, et ils personnifiaient pour le vulgaire tous les attributs de l'Être suprême. Les autres peuples frappés de la puissance et de la civilisation des Égyptiens, leur empruntèrent leurs dieux auxquels ils attribuaient tant de merveilles.
Les génies les plus célèbres allèrent puiser aux sources égyptiennes ; Homère, Platon, Moïse, Lycurgue, Solon, Thalès, Pythagore, rapportèrent de leurs entretiens avec les prêtres de Memphis et de Thèbes les éléments de leurs systèmes. Salomon, lorsqu'il conçut le projet de construire le temple de Jérusalem, leur emprunta des architectes. Les Grecs envoyèrent des ambassadeurs pour les consulter avant d'établir les jeux Olympiques. Le stade même était une mesure géographique déterminée par les Égyptiens ; et le Zodiaque de Tentyra ne nous laisse aucun doute sur l'étendue de leurs connaissances mathématiques appliquées aux études de l'astronomie.
La population dut s'augmenter en raison de cette prospérité croissante, et les colonies de l'Égypte dotèrent d'autres contrées, des arts et de la civilisation de la mère-patrie."

extrait de Nouvelle description des obélisques de Luxor : augmentée des renseignemens les plus récens, et précédée d'un coup d'oeil rapide sur l'Égypte ancienne, 1833.
Aucune mention de l'auteur de ce texte

mercredi 23 février 2022

"L'art égyptien est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines conventions" (Pierre-Joseph Proudhon - XIXe s.)

Artist's Gridded Sketch of Senenmut - ca. 1479–1458 B.C.
Metropolitan Museum of Art

"Dans l'antique Égypte, l'homme est immergé dans la nature (...). Sa religion est tout à la fois zoomorphique et anthropomorphique : son art procédera de la même inspiration. Sa langue, toute jeune, formée par analogie, essentiellement figurative ; son écriture, imaginée d'après sa langue, en partie idéographique et en partie alphabétique, comme nos rébus, achèveront d'imprimer à cet art leur caractère.
On trouve de tout dans la peinture et la statuaire égyptiennes : cérémonies religieuses, batailles, triomphes, travaux agricoles et industriels, chasse, pêche, navigation, supplices, scènes de la vie domestique, funérailles, et jusqu'à des caricatures, dérisions de l'ennemi. J'ignore s'ils faisaient des portraits ; il ne paraît pas qu'ils se soient occupés de paysages. 
L'histoire et la vie de l'Égypte, ses mœurs, ses pensées, sont représentées dans ses temples. Rien n'est oublié de ce que l'art peut entreprendre pour servir de monument et de glorification à une société : c'est tout à la fois une constatation historique embrassant un laps de six mille ans et une apothéose. Par le fond des choses et par le but, l'art égyptien a été fidèle à sa haute mission et n'est resté inférieur à aucune autre. Or comment a-t-il rendu son idéal ? Voilà ce qui nous intéresse.
L'art égyptien est essentiellement métaphorique, comme les hiéroglyphes, emblématique, allégorique et symbolique, voilà pour les idées ; il est surtout typique, amoureux de la symétrie, de la méthode, de certaines conventions, voilà pour les figures. Tous les visages de rois, de reines, de prêtres, de guerriers, de simples particuliers, qu'on est d'abord tenté de prendre pour des portraits, autant que j'ai pu en juger sur de simples gravures, se ressemblent : Darius, Cambyse, les Ptolémées, Tibère lui-même, représentés en costume et dans une attitude égyptienne, ne paraissent pas différer d'Aménophis et de Sésostris. Ce sont toujours les mêmes poses, la même physionomie, la même expression conventionnelle. On dirait que les artistes égyptiens ont cru faire honneur à leurs maîtres étrangers en leur donnant les traits de la race indigène, regardée par eux comme la race par excellence, le plus noble échantillon de l'humanité. C'était une espèce de titre de nationalisation qu'ils leur délivraient.
(...)
Joignez à cela une recherche extrême de la symétrie, de la méthode, de certaines règles conventionnelles de pose et de geste que l'on retrouve jusque dans les scènes qui supposent le plus d'agitation, batailles, exercices gymnastiques, fantaisies même ; enfin, la réalité et la symbolique, l'histoire et la mythologie pêle-mêle : et vous aurez une idée générale de l'art et de l'idéalisme égyptiens."


extrait de Du principe de l'art et de sa destination sociale, par Pierre-Joseph Proudhon (1809 - 1865), journaliste, philosophe et écrivain politique français, précurseur de l'anarchisme et penseur du socialisme libertaire.

samedi 12 février 2022

"Les tombeaux des Khalifes, l'assemblage unique des plus gracieux bijoux de pierre que des architectes joailliers aient jamais ciselés" (Guy Vanderquand)

La mosquée Kaït Bey, gravure d'A. Kohl ; dessin de P. Benoist (c.1885)

"La jeunesse, puissamment aidée par les soins dont Raymond (...) entourait (Lucille) - et par la force toute puissante de l’amour - triompha du mal. Toutefois, la convalescence fut longue et pour parfaire la guérison le médecin ordonna un séjour en Égypte.
Lorsqu’ils s’embarquèrent à Livourne la jeune femme était presque complètement rétablie ; ils firent néanmoins le voyage, car Raymond était heureux de cette occasion qui allait lui permettre d'évoquer une civilisation disparue, une contrée dont les lumières rayonnèrent en gerbes éblouissantes pendant des siècles sur le monde antique.
Pendant un mois, ils promenèrent leurs rêveries sur le Nil bleu et traversèrent la terre des Pharaons d’un bout à l’autre, s’attardant souvent parmi les ruines des cités glorieuses maintenant endormies dans l’éternel silence.
Un soir, aux environs du Caire, la cité grouillante et bruyante de tapage humain - étrange et belle à miracle, une apparition surgit à leurs pieds, merveilleuse dans son recueillement nocturne ; c’étaient les tombeaux des Khalifes, l'assemblage unique des plus gracieux bijoux de pierre que des architectes joailliers aient jamais ciselés. Égrenés sur la plaine, ils sortaient de l’écrin de sable dont ils ont la teinte de grisaille jaunâtre, au point qu’on les pourrait croire modelés par le vent de désert avec la poussière ambiante.
Mieux que le plein jour la lumière de la lune découpait chaque relief des mosquées funéraires : coupoles en forme de mitres, dômes cannelés, minarets où une dentelle d’arabesques s’enroule sous les balcons ajourés. Les deux coupoles conjuguées de Sultan Barkouk et le minaret élancé de Kaït Bey dominaient la cité des tombes charmantes.
Délabrées et croulantes pour la plupart, ces merveilles ont la séduction des choses frêles, trop fines pour vivre longtemps, et qu’il faut admirer vite parce qu’on les sent qui meurent. Un enchantement de rêve, c’était le seul sentiment qu’éprouvât Raymond. Devant les sépultures sarrasines, il ne retrouvait aucune des impressions que lui avait laissées les autres vestiges de la Fille du Nil ; l’immémoriale et sérieuse nécropole de Memphis lui avait parlé de l’éternité : ici tout était songe d’ombres légères, jeux des génies aériens, roses effeuillées, dentelles déchirées dans un bal de la Mort, chez les princes élégants des Mille et une Nuits. Ces mausolées n’avaient de triste que leur abandon dans le désert et le regret qu’ils donnaient de leur fin prochaine ; des rayons de lune filtraient entre les grandes lézardes, plongeaient dans les plaies béantes des dômes ; sur les carcasses des plus inutiles, on découvrait à peine quelques vestiges des anciennes rosaces : de la face des vieux squelettes, le plâtre était tombé comme un fard.
Lucile et Raymond descendirent dans le vallon et mirent pied à terre devant le premier turbé. (...) Un peu plus loin, deux chameliers dormaient contre un pan de mur de Sitti Khaouand. Au delà de ce point il n’y avait plus trace d’êtres vivants, jusqu’aux coupoles de Sultan Barkouk, la grande mosquée située à l’avant-garde du campement funéraire de Mameluks.
Ils allèrent regarder l'un après l’autre ces édifices harmonieusement dissemblables dont quelques-uns atteignent la grandeur à force de noblesse dans la fantaisie. À cette heure, ils avaient le langage expressif des monuments qui nous parlent dans l’air immobile de la nuit. Leurs profils s’enlevaient sur le ciel pur, baignés par une clarté si vigoureuse qu’elle portait durement les ombres sur le lit de sable, encore tiède de la chaleur du jour. Par moment, sous les flots de vie que cette nuit d’Égypte épandait sur la prestigieuse vision, Raymond ressentait ces défaillances qui accablent le cœur devant trop d’inutile beauté, inutile pour la masse des hommes, mais non pour lui puisqu’il pouvait verser dans un autre cœur l’infini de sensations trop lourd pour un seul.
- Nous sommes chez les morts, murmura Raymond, chez les bons et non point chez les mauvais - et il montrait les tombeaux des Khalifes ; les morts qui ont fait ressusciter en nous ce que les autres voudraient étouffer.
- Raymond, restons avec eux, répondit Lucile, prise elle aussi par l’infinie grandeur des choses ; il n’y a plus de monde ; il y a le désert que notre amour emplit ; et autour de nous la mort, qu’il défie. Ne sens-tu pas descendre sur l’univers la vie que notre amour crée dans les profondeurs lumineuses de ce beau ciel ?
Et longtemps, dans la nuit auguste, les deux voix alternèrent les hymnes de l’extase, les soupirs de félicité qu’elle entend et confond, l’indifférente nuit, avec les cris de douleur qui montent vers son trône noir au même moment, de la même force, les uns contrepesant les autres dans les balances de quelque obscure justice. 
Le hennissement d’un cheval vint rappeler aux deux amants l’existence du monde ; ce bruit les fit souvenir du grand ennemi de l’amour, le Temps, qu'aucun baiser, aucun soupir n’arrête.
- Est-ce qu’il est bien tard, Raymond ? Hélas ! pourquoi faut-il que cette nuit finisse !
- Qu’importe ? Le soleil de demain se lèvera si beau !
(...) À plusieurs reprises, ils se retournèrent, ne pouvant se résoudre à quitter des yeux la mosquée de Kaït Bey, les coupoles bleuissantes sous la clarté liquide, toute la ville fée des tombeaux où leurs cœurs venaient de renaître. (...)
Leur plaisir favori était aussi de longues promenades sur le Nil, aux soirs tombants : la brise qui précède et accompagne la crue du fleuve soufflait dans les branches des oliviers et secouait les palmes des dattiers ; les longues feuilles des latanias s’agitaient comme de grands éventails et les bruits mourants de la ville se mêlaient au chant de la brise.
C'était l’heure douce où la rêverie enveloppe les plus amères pensées et leur prête un peu de charme des choses environnantes, comme elles, mystérieuse, imprécise, inachevée.
Aucune contrée du monde, pas même sa patrie revue après une longue absence ne donnait autant d’émotion à Raymond que cette vénérable terre d’Égypte et le Nil était pour lui comme pour les contemporains de Khéops un être animé, un dieu, l’Hapi.
D’où lui venait cette vénération qu’il avait toujours ressentie depuis le temps où, bambin, on le menait, les jours de pluie, errer à travers les sarcophages de granit du musée égyptien du Louvre ? Il n’en savait rien. Le musée était devenu pour lui un véritable temple ; c’était là qu’il avait d’abord déchiffré les premières inscriptions hiéroglyphiques, guidé dans ce travail par une aptitude instinctive. Il connaissait l’histoire de la vieille Égypte et était aussi habile qu’un scribe à dessiner les caractères de sa langue mystérieuse.
Par une singulière disposition d’esprit, il lui était arrivé souvent d’éprouver plus d’orgueil des victoires de Ramsès que de celles de Napoléon et les invasions du roi d’Assyrie Asarhaddon ou de l’éthiopien Tahargon étaient plus pénibles pour son cœur que les malheurs éprouvés par la France pendant la guerre de Cent ans.
Au milieu des innombrables tombeaux et des pyramides, pareilles à de géométriques tumuli, il sentait son cœur battre dans sa poitrine et il lui semblait que du sol, enveloppé déjà dans son manteau de brume, les Pharaons et les princes Memphites allaient surgir de leurs sarcophages enluminés. Une crainte respectueuse le prenait en face de ces éternels palais de la Mort qui étendaient leur ombre sur les champs de maïs."

extrait de Amour maudit, par Guy Vanderquand (1870-19..), romancier